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gée de la remettre au gros crevé: pourquoi n'en avez-vous pas conservé de copie? Pourquoi ne pouvons-nous la lire comme toutes celles qui vous furent écrites, et connaître les résultats de votre ressemblance avec la petite-fille du forçat, « capitaine bohême d'un mérite singulier1?»Ces résultats furent heureux : non-seulement madame de Grignan remit la lettre, mais elle intercéda pour le vieux forçat, mais elle parvint à briser ses fers, mais elle fit un sort à cette bohémienne, assez belle danseuse pour qu'elle fût elle-même glorieuse de lui ressembler. - Aucune tradition ne nous apprend cela; cela n'a pas été dit, cela n'est écrit nulle part : mais pouvons-nous en douter, lorsque nous apprenons, d'après un ancien inventaire du château de Grignan, « que l'appartement qu'occupait madame de Sévigné, quand elle était dans ce château, se composait de deux pièces; que l'une se nommait chambre de la Tour, et l'autre chambre de la Bohémienne, parce qu'au-dessus du chambranle de la cheminée était un portrait de madame de Grignan, costumée en bohémienne2? »

Madame de Grignam avait offert à sa mère des consolations un peu subtiles aux tourments de l'absence; comme de se promener en imagination dans son cœur, où elle trouverait mille tendresses. Madame de Sévigné répond : « Je fais quelquefois cette promenade; je la trouve belle et

1 SÉVIGNÉ, Lettres (28 juin 1671), t. II, p. 119, 120, édit. G.; t. II, p. 99 et 100, édit. M. Voyez 3e partie de ces Mémoires, chap. xvu, p. 330 et 331.

2 Inventaire du château de Grignan, dressé à la mort du maréchal du Muy, acquéreur de ce château, dans la Notice historique sur la maison de Grignan, par M. AUBENAS, à la suite de l'Histoire de madame de Sévigné; 1842, in-8°, p. 580 et 581.

agréable pour moi.... Mais, mon Dieu, cela ne fait point le bonheur de la vie; il y a de certaines grossièretés solides dont on ne peut se passer. »

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Cependant le motif de ses craintes et de ses inquiétudes disparut; elle fut enfin délivrée du gros caillou qu'elle avait sur le cœur. Elle se préparait à quitter les Rochers et à retourner à Paris, quand elle apprit l'heureuse nouvelle que madame de Grignan était accouchée d'un fils, blond comme sa mère, et qu'elle avait donné à M. de Grignan, qui n'avait eu jusqu'ici que des filles de toutes ses femmes, un héritier. Madame de Sévigné avait prédit à madame de Grignan que cette fois elle aurait un fils; et l'on peut juger de ce qu'elle ressentit en apprenant que ses prédictions et ses espérances s'étaient réalisées3, que tous ses conseils maternels avaient eu un plein succès 4. a Que pensez-vous, dit-elle, qu'on fasse dans ces excès de joie? Le cœur se serre, et l'on pleure sans pouvoir s'en empêcher. C'est ce que j'ai fait, ma très-belle, avec beaucoup de plaisir ce sont des larmes d'une douceur qu'on

'SÉVIGNÉ, Lettres (2 août 1671), t. II, p. 167, édit. G.; t. II, p. 109, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (29 novembre et 2 décembre 1671), t. II, p. 297 et 299, édit. G.; t. II, p. 253 et 254, édit. M.

3 SÉVIGNÉ, Lettres à madame de Grignan, le 21 juin 1671, rétablies pour la première fois sur l'autographe, par M. Monmerqué, 1826, in-8°, p. 9. SÉVIGNÉ, Lettres (29 novembre et 2 décembre 1671), t. II, p. 297 et 298, édit. G.; t. II, p. 252 et 254, édit. M.

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4 SÉVIGNÉ, Lettres (5, 8 et 12 juillet 1671), t. II, p. 129 et 130, édit. G.; t. II, p. 108 et 113, édit. M.- Ibid. (6 septembre, 21 octobre, 15 et 25 novembre 1671), t. II, p. 214, 265, 289, 295, édit. G.; t. II, p. 179, 224, 244, 253, édit. M..

ne peut comparer à rien, pas même aux joies les plus brillantes'. » Elle fut pourtant très-flattée d'apprendre que son petit-fils avait été baptisé par la Provence. En effet, les états étaient encore assemblés à Lambesc lorsque madame de Grignan y accoucha le 17 novembre. Le lendemain, le comte de Grignan se rendit dans l'assemblée, et « vint offrir, dit le procès-verbal de cette séance, le fils qu'il a plu à Dieu de lui donner dès le jour d'hier, et de vouloir bien lui faire la faveur de le tenir au nom de toute la province sur les fonts du baptême, et de lui donner tel nom qu'il lui plaira...... Sur quoi l'assemblée a délibéré que messieurs les procureurs généraux du pays témoigneront à monseigneur le comte de Grignan et à madame sa femme la joie de toute la province, et particulièrement de l'assemblée, sur la naissance de ce premier mâle dans sa famille, et lui feront de très-humbles remerciments de l'honneur qu'il avait fait à la province, de le faire tenir de sa part pour recevoir les saintes eaux du baptême, avec tous les sentiments d'amour et de reconnaissance possibles. Et l'assemblée a délibéré que les frais en seront supportés par le pays, suivant le rôle qui en sera tenu par le sieur Pontèves, trésorier des états?. »

Ainsi naquit et fut nommé Louis de Provence, marquis de Grignan, dont Saint-Simon, son ami de collége, déplore la perte prématurée, Ioue la brillante valeur et l'excellent caractère 3.

I SÉVIGNÉ, Lettres (29 novembre 1661), t. II, p. 297, 298, édit. G.; t. II, p. 252 et 254, édit. M.

* Abrégé des délibérations prises en l'assemblée générale du pays de Provence, tenue à Lambesc les mois de septembre, octobre, novembre, décembre 1671, et janvier 1672, p. 21-23.

3 SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. IV, p. 271......

Madame de Grignan accoucha facilement, et aussitôt après la fin des états elle alla avec son mari habiter le château de Grignan, qu'elle avait quitté pour se rendre à Lambesc. Ce séjour lui était favorable pour le rétablissement de sa santé. La petite ville de Grignan, aujourd'hui chef-lieu de canton, à quatorze kilomètres de Montélimart, se penche sur le revers méridional d'un coteau escarpé : ornement assez beau d'un bassin arrosé par les petites rivières de Berre et de Lez, couvert cependant, sur plusieurs points, de rochers stériles. Les maisons de la ville sont mal bâties; mais l'église se fait remarquer par un air de magnificence et par ses arceaux gothiques, témoignages de l'antiquité de sa construction'. Au-dessus de cette église, et de niveau avec son faîte, est un plateau qui domine toute la ville, et dont la vue s'étend sur le pays d'alentour. C'est sur ce plateau que s'élevait le château de Grignan. Isolé de toutes parts, ce noble et grand édifice semblait suspendu dans l'air, comme le palais magique construit par l'enchanteur Appollidon, auquel madame de Sévigné le compare: sa position, ses murs élevés, ses tourelles, le faisaient ressembler à un ancien château fort; car, à l'époque dont nous nous occupons, la façade moderne, construite et jamais achevée3 aux frais d'un des beauxfrères de madame de Grignan, l'évêque de Carcassonne, n'existait pas encore. Ce château, le plus beau de toute

1 DE LA CROIX, Essai sur la statistique et les antiquités de la Dróme; 1817, in-8°, p. 305.

2 Dans l'Amadis des Gaules. Voyez SÉVIGNÉ, Lettres (21 juin et 7 octobre 1671), t. II, p. 106, 254, édit. G.; t. II, p. 88, 214, édit. M.

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- (20 septembre 1671), t. II, p. 195, édit. M.

3 SÉVICNÉ, Lettres (7 février 1689), t. IX, p. 149, édit. G. (15 janvier 1672), t. II, p. 351, édit. G,

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la province, manquait d'ombrage; le territoire qui l'entoure est en général maigre et sablonneux. Les vents du nord y sont impétueux et fréquents, et y détruisent presque annuellement la majeure partie des récoltes'; et jusque dans ces derniers temps, à cause du mauvais état des routes, il était d'un accès difficile.

Cependant, ce séjour convenait mieux à l'indolence naturelle et aux susceptibilités de madame de Grignan que celui d'Aix ou de Lambesc. La nécessité d'ouvrir son salon à toutes les notabilités, les visites à rendre et à souffrir, les exigences cérémonieuses des dames de Provence, lui étaient insupportables. Elle était moins exposée à ce genre d'ennui dans son château ; mais elle ne pouvait s'y dérober entièrement. Dans sa position surtout, il ne lui était pas facile de rompre ces amitiés du monde, dont << la dissimulation est le lien, et l'intérêt le fondement 3. » Encore moins pouvait-elle se soustraire aux devoirs de parenté. Ainsi, il lui fallait recevoir fréquemment, et avec toutes les démonstrations d'une satisfaction sincère, cette comtesse d'Harcourt, née Ornano, tante du comte de Grignan, mère du prince d'Harcourt et de cette demoiselle

'Pour ce qui concerne Grignan et son château, conférez EXPILLY, Dictionnaire de la France et des Gaules, t. III, p. 372. PIGANIOL DE LA FORCE, Nouvelle description de la France, t. V, p. 447 et 450. DE LA CROIX, Essai sur la statistique et les antiquités du département de la Drôme, t. I, p. 103. - Édit. des Lettres de SÉVIGNÉ, 1820, in-8°, aux t. IV, V et IX. AUBENAS, Hist. de Sévigné, p. 577, 588. Le recueil intitulé FRANCE, t. LXIX, département de la Drôme (Biblioth. royale).

2 SÉVIGNÉ, Lettres (8 avril 1671), t. II, p. 6, édit. G.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (8 avril 1671), t. II, p. 9, édit. G.; t. II, p. 8, édit. M.

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