Page images
PDF
EPUB

'partout'. » On doit peu s'étonner d'après cela que ce comptable ait, par la suite, manqué pour une somme considérable, et se soit fait mettre à la Bastille, où il mourut 2. Les grands repas sont ce qui fatiguait le plus madame de Sévigné, et, simple dans ses goûts, elle n'avait point cet appétit désordonné pour les mets recherchés, qui souvent aujourd'hui, dans le beau monde comme parmi les commis voyageurs, alimente tout l'esprit des conversations. Elle écrit à sa fille : « Demain je m'en vais aux Rochers, où je serai ravie de ne plus voir de festins, et d'être un peu à moi. Je meurs de faim au milieu de toutes ces viandes; et je proposais l'autre jour à Pomenars d'envoyer accommoder un gigot de mouton à la Tour de Sévigné pour minuit, en revenant de chez madame de Chaulnes 3. » Mais dans ces festins on témoignait tant de plaisir à la voir, on buvait si souvent à sa santé et à celle de madame de Grignan*, qu'elle ne pouvait s'empêcher de sympathiser avec la gaieté générale. Ce qui lui agrée le plus, ce sont les bals, à cause de la supériorité des Bretons pour la danse. « Après le dîner, dit-elle, MM. de Locmaria 5 et Coëtlogon dan

3

* SÉVIGNÉ, Lettres (13 septembre 1671), t. II, p. 124, édit. G.; t. II, p. 188, édit. M.

2 Voyez notre édition des Caractères de LA BRuyère, p. 692. Lettre inédite de madame de Grignan au comte de Grignan, son mari, publiée par M. Monmerqué, p. 11. - LA FONTAINE, Építre au comte de Conti (nov. 1689), t. VI, p. 580, édit. 1827.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1671), t. II, p. 187 et 188, édit. G.; (30 août 1671), t. II, p. 216, édit. G.;

t. II, p. 156, édit. M.

t. II, p. 210, édit. M.

4 SÉVICNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 183, édit. G.; t. II, p. 182, édit. M.

5 Louis-François du Parc, marquis de Locmaria, qui fut lieutenant général des armées du roi, et mourut en 1709.

sèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près; ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment. Les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur auprès de ceux-là. C'est quelque chose d'extraordinaire que cette quantité de pas différents et cette cadence courte et juste; je n'ai point vu d'homme comme Locmaria danser cette sorte de danse'.» Elle revient encore, dans une autre lettre, sur la grâce de ce jeune Locmaria, « qui ressemble à tout ce qu'il y a de plus joli, et sort de l'Académie ; qui a soixante mille livres de rentes, et voudrait bien épouser madame de Grignan. » La comédie, quoique jouée par une troupe de campagne, l'amusait et l'intéressait ; elle vit jouer Andromaque, qui lui fit répandre plus de six larmes; le Médecin malgré lui l'a fait pâmer de rire, le Tartuffe l'intéressa. Et tout cela ne l'empêche nullement de remplir exactement ses devoirs de religion, et de demander à sa fille toutes les fois qu'elle communie 3.

Les affaires, les divertissements et les festins ne faisaient pas oublier les jeux d'esprit, passés en habitude dans la haute société de cette époque. « Lavardin et des Chapelles ont rempli des bouts-rimés que je leur ai donnés; ils sont jolis, je vous les enverrai 4. »

Madame de Sévigné, entraînée elle-même par la nécessité de paraître aux états d'une manière conforme à I SÉVIGNÉ, Lettres (5 et 12 août 1671), t. II, p. 171 et 183, édit. G.; t. II, p. 142 et 152, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (5 juillet, 12 août, 13 septembre 1671), t. II, p. 127, 183, 223, édit. G.; t. II, p. 105, 152 et 187, édit. M.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1671), t. II, p. 187, édit. G. ; t. II, p. 156, édit. M.

4 SÉVIGNÉ, Lettres ( 30 août 1671), t. II, p. 208, édit. G.

son rang et à la réception qu'on lui faisait, se pare d'un luxe qu'elle ne pouvait avoir à la cour et à Paris, mais qui dans sa province était convenable et de bon goût. Ainsi, quand elle rendait des visites dans ses environs, ou quand elle allait à Vitré, elle faisait atteler six chevaux à sa voiture; et elle témoigne naïvement à sa fille que son bel attelage et la rapidité de ses chevaux lui plaisent beaucoup 1.

Pendant le temps que durèrent les assises des états elle se rendait à Vitré le moins souvent qu'elle pouvait, et préférait se tenir à la campagne; mais elle n'était pas toujours maîtresse de suivre en cela sa volonté. D'ailleurs on ne la laissait jamais jouir en paix de ses champs et de ses bois; et la dépense que lui occasionnaient les visiteurs était pour elle un motif puissant pour céder aux instances qui lui étaient faites de sortir des Rochers.

Elle écrit de Vitré, le 12 août, à madame de Grignan 2: « Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états; sans cela, les états seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs pages à cheval: c'étaient M. de Chaulnes, M. de Lavardin 3, MM. de Coëtlogon 4, de Locmaria, le baron

I

SÉVIGNE, Lettres (1er juillet 1671), t. II, p. 121, édit. G.; t. II, p. 101, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 182, édit. &.; t. II, p. 151, édit. M.

3 Il était lieutenant général aux huit évêchés et commissaire du roi aux états, le second après le duc de Chaulnes, gouverneur. (Conférez le Registre des états de Bretagne, de 1629 à 1723), Mss. de la Bibliothèque royale, no 75, p. 309 recto. )

4 Le marquis de Coëtlogon était aussi un des commissaires du roi aux états, et non député. (Registre des états de Bretagne.)

de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo, les messieurs d'Argouges, et huit ou dix autres que je ne connais point; j'oublie M. d'Harouïs, qui ne vaut pas la peine d'être nommé. Je reçois tout cela. On dit et on répondit beaucoup de choses. Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation, très-bonne et trèsgalante, sortit d'un des bouts du mail, et surtout du vin de Bourgogne, qui passa comme de l'eau de Forges : on fut persuadé que cela s'était fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir. »

Quatre jours après, elle écrit de nouveau de Vitré2 : « Je suis encore ici; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m'y retenir; ce sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci; je ne m'en accommoderais pas comme elles, avec toute ma civilité et ma douceur. Vous croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où je n'ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fimes hier de grandes dévotions... Je meurs d'envie d'être dans mon mail. La Mousse et Marphise ont grand besoin de ma présence. >>

Les lettres que madame de Sévigné recevait de sa fille lui apprenaient que la Provence ne se montrait pas

Un des messieurs d'Argouges, président au parlement, était cominissaire du roi aux états, et non député. (Voyez Recueil de la tenue des états de Bretagne, Mss. de la Bibliothèque du Roi, Bl.Mant., no 75, p. 339.)

2 SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1671), t. II, p. 187, éditț. G.; t. II, p. 155, édit. M.

aussi facile que la Bretagne. « Vous me ferez aimer, lui dit-elle, l'amusement de nos Bretons plutôt que l'indolence parfumée de vos Provençaux1»; et elle mande à sa fille que M. d'Harouïs souhaite que les états de Provence donnent à madame de Grignan autant que ceux de Bretagne ont donné à madame de Chaulnes 2. En effet, les états de Bretagne firent à la duchesse de Chaulnes présent de deux mille louis d'or, qui lui furent envoyés par une députation composée de dix-huit membres, à la tête desquels étaient les évêques de Quimper et de Nantes, chargés de la complimenter 3.

Madame de Sévigné parle de ces dons avec un ton ironique qui décèle sa pensée : « On a donné cent mille écus de gratifications, deux mille pistoles à M. de Lavardin, autant à M. de Molac, à M. Boucherat, au premier président, au lieutenant du roi; deux mille écus au comte des Chapelles, autant au petit Coëtlogon; enfin des magnificences. Voilà une province4!» Oui; mais la Bretagne, mal défendue par ses députés contre les exactions du pouvoir, se révolta quatre ans après; et la Provence, sous la bénigne administration du comte de Grignan, qui se ruina en la gouvernant, fut heureuse et tranquille.

Madame de Sévigné est exacte pour les sommes don

* SÉVIGNÉ, Lettres (30 août 1671), t. II, p. 210, édit. G.; t. II, p. 175, édit. M.

2

SÉVIGNÉ, Lettres (28 octobre 1671), t. II, p. 274, édit. G.; t. II, p. 232, édit. M.

[ocr errors]

3 Recueil de la tenue des états de Bretagne, de 1629 à 1723, Mss. Bl.-M., no 75 (Bibliothèque royale), p. 339.

4 SÉVIGNÉ, Lettres (24 et 29 septembre, 16, 20, 26 et 30 octobre, 24 novembre 1675.)

« PreviousContinue »