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Madame de la Fayette termine ainsi une de ses lettres à madame de Sévigné : « M. de la Rochefoucauld se porte très-bien; il vous fait mille et mille compliments, et à Corbinelli. Voici une question entre deux maximes :

On pardonne les infidélités, mais on ne les oublie pas.
On oublie les infidélités, mais on ne les pardonne pas.

<<< Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez pourtant toujours, ou qu'il vous en ait fait une, et qu'il vous aime toujours 1?» Et pour expliquer le sens de cette question entre deux maximes, question pourtant assez claire, madame de la Fayette dit qu'il s'agit ici d'infidélités passagères. Quant aux deux maximes, le choix de madame de Sévigné ne pouvait être douteux; mais, pour répondre à la subtile question que lui pose madame de la Fayette, une chose lui manquait, l'expérience; et elle pouvait, je pense, en renvoyer la décision à son amie. La Rochefoucauld avait déjà inséré dans la troisième édition cette maxime': « On pardonne tant que l'on aime1. >> Il ne parlait nulle part, dans cette édition, de l'infidélité entre amants. Dans la quatrième, il n'inséra aucune des deux maximes que rapporte ici madame de la Fayette; mais il en ajouta quatre nouvelles qui concernent << cette faute considérable en amour, » pour nous servir de l'expression qu'emploie madame de la Fayette dans sa lettre 3.

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Ibid., Paris, 1755, t. II, p. 111 et 112. HUETII Commentarius de rebus ad eum pertinentibus, lib. V, p. 316.

I

1 SÉVIGNÉ, Lettres (14 juillet 1673), t. III, p. 161-162, édit. G.; t. III, p. 88 et 89, édit. M.

2 LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou Sentences et Maximes morales; Paris, Claude Barbin, 1671, p. 123, no 330.

3 LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou Sentences et Maximes mo

Les deux correspondantes de madame de Sévigné ne pouvaient, en l'instruisant des nouvelles du grand monde, lui laisser ignorer celles qui intéressaient la littérature. Au théâtre, deux pièces nouvelles avaient été jouées, et formaient événement; elles étaient de deux grands auteurs, entre lesquels se partageaient alors le public, la cour et l'Académie. Corneille avait fait jouer Pulchérie, et Racine Mithridate '; alors madame de Coulanges écrit à madame de Sévigné : « Mithridate est une pièce charmante: on y pleure; on y est dans une continuelle admiration; on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième fois que la première. Pulchérie n'a point réussi 2; » et madame de la Fayette : « M. de Coulanges m'a assuré qu'il vous enverrait Mithridate. » Madame de Sévigné, avant d'aller rejoindre madame de Grignan, sept mois avant la représentation de Pulchérie, lui avait écrit, en lui envoyant la tragédie de Bajazet : « Je suis folle de Corneille; il nous donnera encore Pulchérie, où l'on reverra

2

La main qui crayonna

La mort du grand Pompée et l'âme de Cinna.

rales, 4 édition, revue, corrigée et augmentée depuis la troisième ; Paris, Claude Barbin, 1675, in-12, p. 131, 132, 139, no 359, 360,

381.

Les frères PARFAICT, Hist. du théâtre françois, t. XI, p. 243 et 253.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (24 février et 20 mars 1673), t. III, p. 143 et 149, édit. G.; t. III, p. 72 et 77, édit. M. — Pulchérie fut jouée en novembre 1672, Mithridate en janvier 1673. Mithridate, tragédie par M. Racine; Paris, Claude Barbin, 1673, in-12; achevé d'imprimer le 16 mars 1673 (81 pages). Les deux pièces parurent imprimées presque en même temps. Pulchérie, comédie héroïque, 1673, in-12 (72 pages).

Il faut que tout cède à son génie 1. » Madame de Sévigné, lorsqu'elle écrivait ces lignes, avait-elle entendu une lecture de Pulchérie? Je le crois. Quoique Voltaire assure que cette tragédie est inférieure à ce que Coras, Bonnecorse et Pradon ont jamais fait de plus plat, il n'est pas moins vrai que Corneille a laissé dans cette pièce de nombreuses traces de son génie mourant. Il a su, dans le rôle de Pulchérie, faire parler l'amour avec cette élévation de sentiment et de fierté héroïque qui plaisait tant aux dames de l'hôtel de Rambouillet et aux héroïnes de la Fronde, tandis que Racine avait affadi, par le langage doucereux et galant de la cour de Louis XIV, le rôle de Mithridate, tracé par lui avec une admirable vigueur 2. Pulchérie néanmoins n'eut pas un grand succès. Racine, qui venait d'être reçu à l'Académie française, avait pu faire représenter sa tragédie par les excellents comédiens de l'hôtel de Bourgogne, tandis que Corneille fut obligé de confier la sienne à des acteurs médiocres, sur le théâtre du Marais, situé dans un quartier qui avait passé de mode. Mais comme ce quartier était habité par beaucoup de personnes de l'ancienne société, qui, de même que madame de Sévigné, y avaient passé leur jeunesse, Corneille devait y conserver beaucoup de partisans; ceux de Racine, au contraire, étaient principalement dans le faubourg Saint-Germain et le quartier du Louvre.

1 SÉVIGNÉ, Lettres (9 mars 1672), t. II, p. 420, édit. G.; t. II, p. 356, édit. M.

2 RACINE, Mithridate, act. II, scène iv, t. II, p. 186, édit. 1687, in-12. Mithridate, tragédie de M. RACINE; Paris, Claude Barbin, 1673 (81 pages, sans la Préface de sa vie, achevée d'imprimer le 15 mars 1673), p. 26. CORNEILLE, Pulchérie, acte I, scène 1, t. V du Théâtre de Corneille, p. 325 de l'édition de 1692, la seule bonne.

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La pièce de Corneille se soutint pendant quelque temps au théâtre, et même s'y maintint quelques années encore après la nouveauté 1. Pulchérie aurait pu dire aux spectateurs qui l'avaient applaudie et aux critiques qui en ont parlé avec tant de mépris:

Je n'ai pas mérité

Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

Mais dans les lettres que madame de Coulanges et madame de la Fayette adressèrent à madame de Sévigné tandis qu'elle était à Aix, nous cherchons en vain la mention de l'événement le plus désastreux pour la littérature et le théâtre, mention qui aurait dû précéder la lettre sur la représentation de Pulchérie. Le haut justicier, le hardi flagellateur des travers et des ridicules de son temps, le grand amuseur du grand roi, Molière, n'était plus; il avait succombé, à l'âge de cinquante et un ans, à la double passion d'auteur et d'acteur comique, dont l'attrait invincible l'avait, dès l'âge de puberté, entraîné loin du toit paternel.

La littérature et le théâtre ne firent jamais une perte plus grande et plus généralement sentie; il semblait que ce fin discernement, ce spirituel bon sens, cette humeur joviale, satirique et bouffonne qui distinguent le peuple français s'ensevelissaient dans la tombe où était renfermé cet homme.

Louis XIV rendit une ordonnance spéciale pour protéger contre la rapacité des comédiens de campagne la der

'Les frères PARFAICT, Hist. du théâtre françois, t. XI, p. 246; FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU, l'Esprit du grand Corneille, 1819, in-8°, p. 370 et 371.

nière œuvre de Molière, le Malade imaginaire !, et versa ses bienfaits sur sa troupe, qui par cette mort fut menacée de désorganisation; mais elle se reforma, et se transporta du Palais-Royal dans la rue Mazarine . Cependant Louis XIV ne voulut pas user de son autorité pour protéger contre les ressentiments de l'Église les restes mortels d'un homme qu'il regretta toute sa vie. La voix imposante de Bourdaloue se faisait entendre fréquemment dans la chaire de Saint-Germain en Laye 3, et le clergé s'opposait aux amusements du théâtre, comme contraires aux bonnes mœurs. Molière était nommément l'objet de ses attaques, parce que, par son génie, il était parvenu à inspirer au monarque et à toutes les classes de la nation (car il écrivit pour tous) le goût le plus vif pour la comédie. En cela le clergé remplissait un devoir, et Louis XIV le sentait bien; mais il ne put jamais faire ce sacrifice à sa conscience : il aima toujours le spectacle et la musique; et Molière et Lulli furent les deux hommes dont il ressentit le plus vivement la perte .

L'abbé d'Aubignac, docteur en droit canonique, fit un livre pour réfuter l'écrit que Nicole, en 1659, avait publié contre les théâtres; mais l'abbé d'Aubignac composait lui-même des pièces, et d'ailleurs il n'avait, pour

I J. TASCHEREAU, Hist. de la vie et des ouvrages de Molière, 3e édit., 1844, in-12, p. 11 de la Préface.

2 Les frères PARFAICT, Histoire du théâtre françois, 1747, in-12, p. 284.

3 Sermons du P. BOURDALOUE pour l'Avent, 6o édition, 1733, in-12. Ce volume contient deux Avents, tous deux prêchés devant le roi.

4 LE GALLOIS DE GRIMAREST, Addition à la vie de Molière, 1706, in-12, p. 62, cité par M. Taschereau, Histoire de la vie et des œuvres de Molière, 3o édit., p. 203.

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