Page images
PDF
EPUB

et écrivit à sa fille sa lettre datée de Lambesc' le mardi matin, 20 décembre: « M. de Grignan, en robe de chambre d'omelette, m'a parlé sérieusement de la témérité de mon entreprise... J'ai changé d'avis; j'ai cédé entièrement à ses sages remontrances... Ainsi, ma fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l'on vous envoie... Il arrivera à Grignan jeudi au soir; et moi je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et comprend toutes les raisons qui me font désirer passionnément d'être à Grignan. » On voit, par la suite de cette lettre, qu'elle hésitait encore et qu'elle fait espérer à sa fille, comme elle l'espérait elle-même, qu'elle retournerait à Grignan. Cependant elle dit : « Ne m'attendez plus. » Mais une lettre écrite après l'envoi du messager dut instruire madame de Grignan que sa mère allait à Marseille; elle y arriva le jour même de son départ (mardi 20 décembre 2); et le soir, aussitôt son arrivée, l'évêque vint la voir. Il l'invita à dîner pour le lendemain. Elle accepta; mais comme pendant son séjour à Aix elle n'avait pu réussir à le faire changer de détermination, et qu'elle était animée par les plaintes que madame de Grignan faisait de lui, elle avait écrit une lettre à d'Hacqueville3, pour

Recueil des lettres de madame DE SÉVIGNÉ à madame de Grignan, sa fille; 1734, in-12, t. II, p. 222 (la date y est entière), édit. 1754, t. II, p. 325. SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 51, édit., t. III, p. 131, édit. G. (20 décembre 1672).

M.;

2 SÉVIGNÉ, Lettres (mercredi 21 décembre 1672), t. III, p. 54, édit. M.; t. III, p. 124, édit. G.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (30 décembre 1672), t. III, p. 66, édit. M.; t. III, p. 136, ódit. M. Conférez la 3o partie de ces Mémoires, 2e édit., p. 369, chap. xvII.

[ocr errors]

qu'il fit agir madame de la Fayette, Langlade et tous ses amis contre ce prélat. Elle écrivit aussi à Arnauld d'Andilly pour le desservir dans l'esprit de Pomponne, å qui elle savait que la lettre serait communiquée. Cette lettre, où il n'est question que de dévotion, de prière et de charité (datée du dimanche) 1, contient ces insinuations peu charitables : « Tout ce que vous saurez entre ci et là, c'est que, si le prélat qui a le don de gouverner les provinces avait la conscience aussi délicate que M. de Grignan, il serait un très-bon évêque; ma basta. » Madame de Sévigné n'ignorait pas que M. de Pomponne avait une haute idée de la capacité de Forbin-Janson; et elle cherchait à lui nuire dans l'esprit du ministre en insinuant qu'il était sans conscience et dépourvu des vertus ecclésiastiques, ce qui était parfaitement faux. Les éditeurs de madame de Sévigné ont cru l'excuser en disant que l'évêque de Marseille empiétait sur les fonctions de M. de Grignan comme gouverneur. Ils se trompent: l'évêque de Marseille, comme un des procureurs du pays, usait de son droit et remplissait un devoir en s'immisçant dans les affaires de l'administration de la Provence, en s'opposant aux actes de l'autorité usurpatrice du gouverneur ou de celui qui le remplaçait; en réclamant, chaque année, contre l'illégalité des délibérations de l'assemblée des communautés, qui, pour être valides, auraient dû être confirmées par l'assemblée des états, qu'on ne réunissait jamais. Il montrait ainsi le courage d'un bon citoyen; et, lorsqu'il usait de son esprit et de l'influence que lui donnaient son savoir et ses talents pour se concilier la faveur

[ocr errors]

1 SÉVIGNÉ, Lettres (Aix, 11 décembre 1672), t. III, p. 59, édit. M.; t. III, p. 130, édit. G.

du roi et de ses ministres, afin d'être utile à son diocèse et à sa province, il agissait en politique éclairé et en bon évêque.

M. de Grignan était un brave et honnête gentihomme, qui, durant le cours de sa longue administration, se fit aimer des Provençaux. La noblesse surtout lui était dévouée, puisque deux fois elle répondit à son appel, et s'arma pour la gloire du roi et la défense du pays; mais toute sa vie il fut joueur et dissipateur, et ne se fit aucun scrupule de ne pas payer ses dettes'. On ne devine pas par quel côté Forbin-Janson, qui a fourni une si longue, si honorable et si brillante carrière, pourrait mériter le reproche grave que lui fait madame de Sévigné, de ne pas avoir une conscience au moins aussi délicate que celle de M. de Grignan. Mais si Marie de Rabutin-Chantal n'eût point eu toutes les susceptibilités, tous les travers, toutes les préventions, tous les entraînements de l'amour maternel, elle n'eût point été madame de Sévigné.

Forbin-Janson fut un des plus habiles négociateurs, un des plus vertueux prélats que la France ait possédés. Né pauvre et étant cadet de famille, il s'éleva successivement du petit prieuré de Laigle à l'évêché de Marseille. Les preuves qu'il donna alors de sa capacité le firent envoyer comme ambassadeuren Pologne, et ensuite à Rome. Il fut évêque de Beauvais, comte et pair de France, puis cardinal et grand aumônier : tout cela par la seule confiance qu'il inspirait au clergé, aux ministres et au roi, auquel il résista pourtant avec fermeté quand le monarque, mal conseillé, voulut s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques de son diocèse. Il y était adoré, surtout des pauvres;

'SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. XII, p. 59-60.- SÉVIGNE, Lettres (26 octobre 1689 ), t. X, p. 53, édit. M. (24 novembre et 8 décembre 1673), t. III, p. 226 et 246, édit. G.

il s'y plaisait plus qu'à la cour, où cependant il se montrait avec la magnificence et les manières d'un grand seigneur; désintéressé, mais avec mesure; poli avec bonté, mais avec choix et dignité; naturellement obligeant et d'une fidélité inébranlable. Quand il mourut dans un âge avancé, il fut regretté universellement'. Son nom, honoré de tous, ne se trouve dans aucun libelle du temps, et fut respecté par la calomnie. Tel a été l'homme qui déplaisait tant à madame de Grignan, avec lequel elle eut la maladresse de se mettre en hostilité malgré les conseils de sa mère 2.

Cette mère était bien connue à Paris comme à la cour, en Bretagne comme en Bourgogne, comme en Provence. Personne n'ignorait jusqu'à quel degré de faiblesse elle s'abandonnait à l'amour maternel. Elle ne s'en cachait pas; au contraire, elle en fatiguait ses amis; mais, comme elle était véritablement aimée, et que pour sa fille on n'éprouvait pas le même sentiment, cette extravagante passion soulevait plutôt la jalousie que la sympathie, et nuisait à ses sollicitations pour madame de Grignan, au lieu de lui être utile. Les amis de madame de Sévigné, pour ne pas la frapper au cœur dans l'endroit le plus sensible, n'avaient donc d'autre ressource que de dissimuler leurs pensées, lorsqu'ils ne voulaient pas céder à l'influence que sa fille faisait peser sur eux. Il manquait à madame de Sévigné, pour ses négociations sur les affaires de Provence, ce qu'il y a de plus essentiel à tout négociateur : c'est de bien pénétrer, sous des apparences souvent contraires, les intentions et les inclinations réelles

I

SAINT-SIMON, Mémoires, t. V, p. 22, 110; t. VIII, p. 364; t. IX, p. 3 et 4; t. X, p. 484, 485-487.

2 Voyez la 3o partie de ces Mémoires, p. 303, chap. xvI.

de ceux avec qui l'on traite; et madame de Sévigné aurait plus habilement, et avec plus de succès peut-être, atteint le but de ses sollicitations si elle s'était défiée de ses amis, et si elle avait eu confiance en ceux qu'elle considérait comme ses ennemis, qui n'étaient pas les siens, mais ceux de madame de Grignan. Elle admirait tant sa fille qu'il ne pouvait pas lui entrer dans la pensée qu'elle pût avoir des ennemis; et en effet on peut dire qu'elle avait plutôt des adversaires. Tout ce que madame de Sévigné écrivit en cette circonstance contre l'évêque de Marseille ne nuisit point à ce prélat, et n'altéra nullement la bonne opinion qu'on avait de lui. On n'ignorait pas que madame de Sévigné était complétement abusée, et que ses paroles n'étaient en quelque sorte que les échos de celles de M. de Grignan. C'est ce que son amie madame de la Fayette cherche à lui insinuer avec autant de ménagement que de finesse dans sa lettre datée de Paris du 30 décembre, qu'elle commence ainsi :

« J'ai vu votre grande lettre à d'Hacqueville; je comprends fort bien tout ce que vous lui mandez sur l'évêque : il faut que le prélat ait tort, puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade, et j'ai bien envie de la faire voir à madame du Plessis, car elle est très-prévenue en faveur de l'évêque. Les Provençaux sont des gens d'un caractère tout particulier '. »

Madame du Plessis avait un fils en Provence, et par lui pouvait éclairer les amis de madame de Sévigné sur ce qu'on devait penser de l'évêque de Marseille. Lorsque madame de Sévigné était à Paris, elle voyait tout différem

I

SÉVIGNÉ, Lettres (30 décembre 1672), t. III, p. 66, édit. M.; t. III, p. 136, édit. G. — (19 mai 1673), t. III, p. 152, édit. G. (Lettres de madame de la Fayette.)

« PreviousContinue »