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première jeunesse. Sous le nom de mademoiselle de Toucy, qu'elle portait alors, la duchesse d'Aumont, à l'âge de treize ans, avait, ainsi que le duc de Villeroi, et en compagnie de mademoiselle de Sévigné, figuré dans les ballets dansés par le roi. Lorsque mademoiselle de Toucy parut sur ce dangereux théâtre en 1666, âgée de seize ans, dans le ballet des Muses (Molière y figura, personnifiant la Comédie), elle représentait avec Villeroi une scène de bergère avec son berger1. Ces souvenirs de jeunesse ont pu contribuer, quelques années après, à l'attrait qui les unit. Il est probable que la duchesse d'Aumont sacrifia Caderousse à Villeroi 2; peut-être le marquis de Biran (depuis duc de Roquelaure) succéda-t-il à Caderousse, comme le disent les libellistes. Villeroi ne crut pas qu'elle le trahissait pour l'archevêque de Reims. Mais madame de Coulanges, qui connaissait bien son gros cousin et de quoi il était capable, pensait tout différemment; et, comme de fréquents et solitaires entretiens avec un archevêque qui affectait de prendre parti pour les jansénistes contre les jésuites 3 n'avaient rien qui pût porter ombrage, madame de Coulanges ne connaissait aucun moyen de dessiller les yeux de Villeroi. Son amour paraissait devoir durer longtemps, et madame de Sévigné s'en

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I BENSERADE, Euvres, 1697, in-12, t. II, p. 364. - État de la France, 1677, p. 78. SAINT-SIMON, Mémoires. Conférez BUSSY, Lettres, t. V, p. 124 et 129. Voyez MONMERQUÉ, Lettres de Sévigné, t. IV, p. 151, note. La France galante, édit. 1695, in-12, p. 287, 290. BUSSY, Lettres, t. V, p. 125 et 129.

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Histoire

2 La France galante, 1695, in-12, p. 348, 414, 415. amoureuse des Gaules, 1654, in-12, t. V, p. 79, 166, 173, 174, 218, et madame DE COULANGES, dans SÉVIGNÉ, Lettres ( 20 mars 1673), t. III, p. 149, édit. G.; t. III, p. 53, édit. M.

3 SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, chap. vii, t. II, p. 84.

étonne. Elle n'y voit de remède que par la comtesse de Soissons, habile, quand la fantaisie lui en prenait, à ressaisir ses jeunes amants trop longtemps écartés d'elle et à semer la division entre eux et ses rivales.

Comme la duchesse d'Aumont avait beaucoup d'embonpoint' et peu d'esprit, madame de Sévigné écrivait à sa fille : « Je ne puis comprendre la nouvelle passion du charmant ; je ne me représente pas qu'on puisse parler de deux choses avec cette matérielle Chimène. On dit que son mari lui défend toute autre société que celle de madame d'Armagnac. Je suis comme vous, mon enfant ; je crois toujours voir la vieille Médée, avec sa baguette, faire fuir, quand elle voudra, tous ces vains fantômes matériels 2. »

La défense faite à Alcine prouve que le duc d'Aumont avait des soupçons sur sa femme. La duchesse d'Armagnac, amie de M. et de madame de Coulanges, était une précieuse sévère et d'une réputation intacte. Cette défense prouve encore que la liaison de Villeroi et de la duchesse d'Aumont fut tenue secrète, et que le duc d'Aumont était loin de la soupçonner. La duchesse d'Armagnac, sœur du maréchal de Villeroi, était la tante du marquis de Villeroi, qui avait, par cette parenté, de faciles occasions de voir plus souvent son Alcine 3.

Ce qui peut avoir servi à donner le change à l'opinion,

I SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. IX, p. 142 : « La duchesse douairière d'Aumont mourut : c'était une grande et grosse femme. >>

2 SÉVIGNÉ, Lettres (29 décembre 1675), t. IV, p. 281, édit. G.; t. IV, p. 154, édit. M.

SÉVIGNÉ,

3 SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. VI, p. 75. Lettres (21 janvier 1695), t. XI, p. 124, édit. G.; t. X, p. 50, édit. M.

c'est qu'il parait qu'à cette époque le marquis de Villequier, fils unique du duc d'Aumont, revenu des voyages entrepris pour achever son éducation, aurait, par le moyen d'une femme de chambre, acquis la preuve du commerce de son oncle l'archevêque avec la duchesse d'Aumont : mais l'inconduite de Villequier et la haine qu'on lui connaissait pour sa belle-mère la défendirent contre les imprudentes révélations de ce jeune étourdi. Elles ne firent tort qu'à lui-même, et lui attirèrent le blâme de Louis XIV. Villeroi refusa d'y croire. C'est ce qui fit dire à madame de Coulanges que « rien ne pouvait lui dessiller les yeux. »

Madame de Sévigné et madame de Grignan ne se trompaient pas dans leurs prévisions sur la comtesse de Soissons. La baguette de la vieille Médée (c'est ainsi qu'elles la désignaient) exerça sa magique et salutaire influence sur l'amant abusé de la trompeuse Alcine. Au lieu de s'absorber tout entier dans un seul amour, Villeroi redevint aimable pour toutes les femmes qui, par leur esprit, les agréments de leurs personnes, lui semblaient dignes de ses soins; et, en cherchant à plaire à toutes, il mérita de nouveau pour toutes le surnom de charmant, que lui avait donné madame de Coulanges. Vardes, qui avait été le rival de Villeroi auprès de la comtesse de Soissons et de beaucoup d'autres; Vardes, son maitre dans la carrière de la galanterie, au lieu de s'abandonner dans son exil à la tristesse et au découragement, cherchait à se distraire par ses triomphes en province sur des beautés qui valaient bien celles de la cour. A cette époque, les femmes du grand

La France galante, ou Histoire amoureuse de la cour; Co. logne, chez Pierre Marteau, 1695, in-12, p. 416 et 417.- Histoire amoureuse des Gaules, édit. 1754, t. V, p. 213 et suiv.

monde les moins capables de faiblesse s'intéressaient aux aventures de ces séducteurs célèbres, comme elles s'intéressent aujourd'hui à la lecture d'un roman.

La destinée que l'état social imposait en France aux filles de grande naissance explique l'indulgence générale pour les fautes que l'amour leur faisait commettre. Comme tout était sacrifié à la perpétuité des familles et à leur élévation, les filles n'étaient considérées que comme des moyens d'alliance entre ceux que l'intérêt rapprochait. Le devoir le plus impérieux de ces jeunes innocentes était de se soumettre aux volontés de leurs parents, pour le choix d'un époux ; ou, si on ne les mariait pas, de se laisser mettre en religion, c'est-à-dire de se condamner à la réclusion du cloître. Celles qui étaient malheureuses avec leurs maris protestaient parfois ouvertement, contre la tyrannie sociale par le scandale de leur conduite, et rendaient presque respectables les femmes qui, dans le vice, conservaient les apparences de la vertu. On attribuait leurs égarements passagers à la violence d'un sentiment avec lequel on se savait gré de sympathiser.

Ainsi on sut à Paris que Vardes avait séduit mademoiselle de Toiras, la fille du gouverneur de Montpellier; et, d'après le récit de cet amour et de sa fin, on en forma une espèce de drame attendrissant, que l'on se plaisait à jouer en société. Madame de Sévigné écrivit alors à sa fille': «Madame de Coulanges et M. de Barillon jouèrent hier la scène de Vardes et de mademoiselle de Toiras. Nous avions tous envie de pleurer : ils se surpassèrent eux-mê

1

SÉVIGNÉ, Lettres (30 mars et 1er avril 1672), t. II, p. 443 et 446, édit. G. Ibid., t. II, p. 374, 376, édit. M.- Ibid. (28 juin 93, édit. M.; et t. II, p. 113, édit, G.

1671), t. II, p.

mes. » L'éloge de la grande actrice, la Champmêlé, suit immédiatement l'éloge de Barillon comme acteur; et cependant Barillon était un personnage important, qui devait partir trois semaines après pour l'Angleterre, où il fut nommé ambassadeur 1. Peut-être parut-il propre à cet emploi parce qu'il jouait bien la comédie et qu'il réussissait auprès des femmes.

Madame de Coulanges termine sa première lettre de Lyon à madame de Sévigné en lui apprenant que l'on dit à Paris que Vardes et Villeroi se sont rencontrés; puis elle termine par ces mots : « Devinez où ? » Madame de Sévigné n'avait pas de peine à deviner que c'était chez madame de Coulanges. Cette nouvelle était fausse; mais elle était vraisemblable et pouvait avoir acquis quelque crédit, parce qu'on savait que Vardes et Villeroi avaient tou-jours recherché la société de madame de Coulanges. Elle se montrait alors très-occupée de ce dernier. Elle annonce à madame de Sévigné que Villeroi se propose de l'aller voir à Grignan avec le comte de Rochebonne; mais en même temps elle ne souhaite pas qu'il l'accompagne, et elle indique le motif de cette répulsion : « J'ai peur, lui écrit-elle, que vous ne traitiez mal notre gouverneur; vos manières m'ont toujours paru différentes de celles de madame de Salus '. >>

Madame de Sévigné avait une raison grave pour ne pas désirer la visite de Villeroi. Ce séducteur de femmes avait, par ses assiduités auprès de sa fille, avant qu'elle fût ma

1 SÉVIGNÉ, Lettres (20 avril 1672), t. II, p. 467, édit. G.

t. II, p. 394, édit. M.

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› SÉVIGNÉ, Lettres (1er août 1672), t. III, p. 112 et 114, édit. G.;

t. III, p. 46, édit. M.

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