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saient avec profusion les honneurs du rang qu'ils occupaient. Mais madame de Grignan, altière, ambitieuse ', avait acquis un grand ascendant sur son mari et sur toute la famille des Grignan. Elle était devenue l'âme d'un parti opposé à celui de l'évêque de Marseille; elle avait une réputation de haute capacité; elle s'était fait beaucoup de partisans et beaucoup d'ennemis. Madame de Sévigné, au contraire, n'avait point de partisans, mais elle comptait beaucoup d'amis. Quand elle était aux Rochers, elle restreignait ses dépenses; elle éludait ou refusait toutes les invitations, n'en faisait point, et ne recevait dans son château que ses parents et ses amis de cour ou de Paris. Mais elle était moins froide, moins dissimulée, moins formaliste que sa fille. En sa présence, on se trouvait à l'aise; vive et expansive, elle parlait beaucoup et sans prétention; et on l'aimait, parce qu'elle se montrait toujours aimable. On lui pardonnait de peu communiquer avec ses voisins, de se montrer rarement à Vitré, et de se cantonner aux Rochers; mais elle faisait dans ce lieu de longs séjours, et, de la manière dont elle l'embellissait, il était évident qu'elle s'y plaisait, qu'elle aimait la Bretagne, et par conséquent ses habitants : c'était, on le croyait, une bonne Bretonne, les délices et l'honneur de la province. Sans doute telle est l'opinion qu'elle eût laissée d'elle pour toujours dans ce pays, si ses lettres à sa fille n'avaient pas détruit cette illusion.

Les confessions faites sous la forme de mémoires, quelque sincères qu'on les suppose, ne sont jamais entières ni parfaitement vraies, parce que, dans ces sortes d'écrits, on omet de raconter certaines actions ou certaines

1 SÉVIGNÉ, Lettres (22 septembre 1673), t. III, p. 271, édit. G.

manières de se conduire qui nous paraissent naturelles ou dignes de louanges, ou bien on les représente sous cet aspect favorable qui doit leur concilier l'approbation de tous les esprits: mais dans des lettres confidentielles, écrites dans le but de faire connaître à quelqu'un tous les mouvements de l'âme, toutes les agitations du cœur, toutes les incertitudes de la pensée, toutes les variations de la volonté, rien n'est dissimulé, rien n'est omís; on apprend tout, on sait tout. Ainsi ces états de Bretagne, pour lesquels madame de Sévigné avait quitté Paris et différé son voyage en Provence, sa correspondance nous apprend qu'elle ne les vit approcher qu'avec peine 1, et qu'elle eut la velléité de ne pas y assister et de retourner dans la capitale. « Je crois que je m'enfuirai, dit-elle, de peur d'être ruinée. C'est une belle chose que d'aller dépenser quatre ou cinq cents pistoles en fricassées et en dîners, pour l'honneur d'être de la maison de plaisance de monsieur et de madame de Chaulnes, de madame de Rohan, de M. de Lavardin et de toute la Bretagne 2! »

Un des fils de Louis XIV, âgé de trois ans, était mort 3, et elle crut, à tort, qu'on serait obligé de prendre le deuil, ce qui devait ajouter encore à ses embarras et à sa dépense, si elle restait en Bretagne. Déjà son fils 4 avait dépensé quatre cents livres en trois jours, pour aller visiter à

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SÉVIGNÉ, Lettres (10 juin, 22 juillet), t. II, p. 98, 152, édit. G.; t. II, p. 82, 126, édit. M.

2 Ibid. (10 juin 1671), t. II, p. 98, édit. G.

3 Montpensier, Mémoires, t. III, p. 121.

4 SÉVIGNÉ, Lettres (10 juin 1671), p. 98, édit. G.; t. II, p. 82 édit. M.

Rennes les personnes notables. Elle s'en effraye, et cepen. dant elle expose à sa fille, en ces termes, le montant de ses biens et des successions qui lui étaient échues 1 : « Je méprise, dit-elle, tous les petits événements; j'en voudrais qui pussent me causer de grands étonnements. J'en ai eu un ce matin dans le cabinet de l'abbé : nous avons trouvé, avec ces jetons qui sont si bons, que j'aurai eu cinq cent trente mille livres de biens, en comptant toutes mes petites successions. Savez-vous bien que ce que m'a donné notre cher abbé [l'abbé de Livry, son tuteur] ne sera pas moins de quatre-vingt mille francs (hélas! vous savez bien que je n'ai pas impatience de l'avoir), et cent mille francs de Bourgogne [par la succession du président Fremyot, son cousin ]. Voilà ce qui est venu depuis que vous êtes mariée; le reste, c'est cent mille écus en me mariant, dix mille écus depuis de M. de Châlons [de Jacques de Neuchèse, son grand-oncle, évêque de Châlons], et vingt mille francs de petits partages de certains oncles. » Mais ce qui la tourmente plus encore que la dépense, c'est l'ennui des sociétés et du monde qu'il lui faudra supporter. Elle pourrait éviter une partie de la dépense en allant s'établir, pendant la tenue des états, dans sa maison de Vitré; on ne viendrait pas l'assaillir là comme aux Rochers: mais elle ne peut se résoudre à quitter les Rochers. « Quand je suis hors de Paris, dit

1 lbid., t. II, p. 97, édit. G.; t. II, p. 81, édit. M. Conférez la 1re partie de ces Mémoires, chap. 1, p. 21; chap. 1, p. 151. Il faut presque doubler toutes ces sommes pour avoir les valeurs en monnaie actuelle. Le marc d'argent monnayé comptait alors pour 28 livres 13 sous 8 deniers; ainsi 1,000 livres d'alors égalent 1,810 fr. d'aujourd'hui. —- (10 juin 1671), t. II, p. 98, édit. G. ; t. II, p. 82, édit. M.

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elle, je ne veux que la campagne'. » Enfin elle se décide à ne pas paraître aux états. « Pour le bruit et le tracas de Vitré, il me sera bien moins agréable que mes bois, ma tranquillité et mes lectures. Quand je quitte Paris et mes amies, ce n'est pas pour paraître aux états : mon pauvre mérite, tout médiocre qu'il est, n'est pas encore réduit à se sauver en province, comme les mauvais comédiens 2. >> Aussi ne veut-elle rien faire pour paraître; ce n'est pas en Bretagne que sa fille tient le premier rang. « Je me suis jetée, lui écrit-elle, dans le taffetas blanc; ma dépense est petite. Je méprise la Bretagne, et n'en veux faire que pour la Provence, afin de soutenir la dignité d'une merveille entre deux âges, où vous m'avez élevée 3. »

Mais une lettre de madame la duchesse de Chaulnes fera cesser tant d'irrésolutions. Le duc de Chaulnes va faire le tour de la Provence; la duchesse vient l'attendre à Vitré, et elle prie instamment madame de Sévigné de ne point partir avant qu'elle l'ait vue. « Voilà, dit madame de Sévigné à sa fille, ce qu'on ne peut éviter, à moins de se résoudre à renoncer à eux pour jamais. » Et cependant telle est sa répugnance à rester aux Rochers pendant la tenue des états, qu'elle ajoute immédiatement: « Je vous jure que je ne suis encore résolue à rien. >>

Mais bientôt l'arrivée de la duchesse de Chaulnes 4, et

1 SÉVIGNÉ, Lettres (5 juillet 1671), t. II, p. 126, édit. G.; t. II, p. 105, édit. M.

2 SÉVICNÉ, Lettres (22 juillet 1671), t. II, p. 152, édit. G.; t. II, p. 126, édit. M.

3 SÉVIGNÉ, Lettres ( 5 juillet 1671), t. II, p. 126, édit. G.; t. II, p. 105, édit. M.

4 Sur la duchesse de Chaulnes, conférez la 1 partie de ces Mémoires, t. I, p. 426, seconde édition.

des militaires de la noblesse de Bretagne avee, leur brillant cortége, mettait fin à toutes ses hésitations; surtout la présence à Vitré de ses anciens amis de cour et de Paris, avec lesquels elle pourra causer en liberté, et donner carrière à son esprit railleur. Elle a bien soin de les nommer à madame de Grignan1: « Il y a de votre connaissance Tonquedec, le comte des Chapelles, Pomenars, l'abbé de Montigny, qui est évêque de Saint-Pol de Léon, et mille autres; mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions un peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain, particulièrement quand on a dîné. »

Nous avons déjà parlé d'un Tonquedec (René du Quengo) dans la première partie de ces Mémoires, de sa passion pour madame de Sévigné, et de sa querelle avec le duc de Rohan-Chabot 2: il est probable que mademoiselle Sylvie de Tonquedec, dont le baron de Sévigné devint amoureux neuf ans plus tard, était la fille de ce gentilhomme 3. Pomenars est connu des lecteurs. Le comte des Chapelles, frère du marquis de Molac, un des commissaires du roi aux états, était un jeune militaire, petit de taille, aimable et spirituel, de la société intime de madame de Sévigné, qui lui écrivait lorsqu'il était à l'armée; elle l'emploie, pendant cette tenue des états, à faire les honneurs de chez elle après le départ de son fils. Nous avons une lettre du comte des Chapelles à madame de Grignan4.

'SÉVIGNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 184, édit. G.; t. II, p. 153, édit. M.

2 Mémoires sur Sévigné, 1" partie, ch. xxiv, p. 352; ch. xxxi, p. 456-476. Conférez encore SÉVIGNÉ, Lettres (1er juillet 1671), t. II, p. 122, édit. G.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (18 et 21 août 1680), t. VII, p. 168 et 174, édit. G.; t. VI, p. 424 et 428, édit. M.

4 SÉVIGNÉ, Lettres (9 septembre 1671), t. II, p. 219-220, édit. G. ;

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