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Du Boulay avait une sœur d'une raison supérieure, qu'il chérissait, à laquelle il ne cachait rien et dont il suivait presque toujours les conseils. Elle avait en vain combattu sa passion pour Sidonia; mais quand elle vit que cette passion était devenue pour lui un sujet continuel de tourments sans aucune compensation, elle chercha à profiter des preuves qu'elle avait acquises de l'inconstance de Sidonia pour arracher son frère aux séductions de cette femme. Elle l'exhortait continuellement à avoir le courage de rompre tout à fait une liaison si fatale à son repos. N'avait-il pas, toujours occupé des affaires de cette perfide maîtresse, négligé les siennes, sacrifié son temps, sa fortune, son état, ses projets d'ambition? N'avait-il pas, pour la rejoindre, quitté amis, parents, résisté aux conseils, aux instances d'une sœur? N'avait-il pas renoncé à toute autre liaison, renoncé à l'espoir d'épouser une riche héritière? Ne s'était-il pas privé des plaisirs de Paris et des sociétés brillantes où on aimait à le voir? Jusqu'où voulait-il pousser le pardon des ruses, des mensonges, des infidélités répétées d'une femme à laquelle il se sacrifiait? Jusqu'à quand enfin cesserait-il de supporter la honte et le ridicule d'un tel attachement? Du Boulay reconnaissait la vérité de ces reproches, et était convaincu de l'excellence de ces conseils; mais l'empire qu'exerçaient sur lui les caresses de Sidonia, ses tendres protestations l'empêchaient de prendre la résolution de l'abandonner et de l'oublier pour toujours'.

Enfin Sidonia se livra aux caprices de ses penchants jusqu'à perdre le sentiment de sa dignité; et, suivant ce que

1 Lettres de la marquise DE COURCELLES, p. 100 et 104, lettre IX, p. 108, 124, 128, 149, 152, 153.

dit Gregorio Leti, du Boulay l'aurait surprise entre les bras d'un homme trop inférieur par sa condition pour qu'il pût supporter sans honte un tel rival. Il écrivit au comte Dhona et à toutes les personnes de Genève qui protégeaient la marquise de Courcelles des lettres diffamantes. Ces lettres produisirent leur effet. Gregorio Leti, qui en eut des copies, exprime son étonnement que, dans un siècle où la galanterie était de mode, un chevalier français prudent et homme d'esprit, tel qu'était du Boulay, se soit laissé emporter par la colère au point de dire tout ce qu'il était possible d'imaginer de plus piquant et de plus outrageant contre l'honneur d'une femme qu'il avait aimée 2.

C'était l'excès de l'amour et de la jalousie qui avait porté du Boulay à se venger d'une manière si cruelle et si opposée à son caractère. Il en eut un profond regret ; et la lettre touchante et noble que Sidonia lui écrivit en quittant l'asile que, par lui, elle était forcée de fuir, malheureuse et abandonnée, accrut encore le douloureux repentir de celui qui, malgré ses torts, l'aimait encore. << Toutes vos injures et tous vos emportements, lui ditelle, ne me peuvent faire oublier que vous êtes l'homme du monde à qui j'ai le plus d'obligations; et tout le mal que vous m'avez fait, à l'avenir, n'empêchera pas que vous ne m'ayez rendu les derniers services. Ne vous laissez donc point surprendre, en lisant ce billet, à cette horreur qu'on sent pour les caractères de ses ennemis songez seulement que ce sont les marques de la reconnaissance

I Note manuscrite de Gregorio Leti sur le billet de la marquise de Courcelles, qui est à la page 153.

Came

2 Vie de la marquise DE COURCELLES, p. XVI de l'avant-propos. GREGORIO LETI, Storia Ginevrina, t. V, p. 133.

T. IV.

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d'une personne que vous avez aimée et qui vous regardera éternellement comme le plus honnête homme du -monde, si vous ne voulez pas que ce soit comme le meilleur de ses amis. Si la passion que vous avez eue pour moi ne vous avait coûté que des soins et des soupirs, je ne vous laisserais point rompre avec moi présentement, ma justification étant la chose du monde la plus facile; mais puisque vous la pourriez soupçonner de quelque sorte d'intérêt, je la remets à un temps où vous m'en saurez plus de gré par le peu de besoin que j'aurai de vous. Cependant, monsieur, soyez très-assuré que je vous estimerai toute ma vie. Adieu. Je pars demain pour Annecy, où j'attendrai les réponses de Chambéry, et que j'aie mis ordre à mes affaires. Adieu encore une fois. Je n'ai point d'autre crime auprès de vous que celui de ne vous avoir pas aimé autant que le méritait votre attachement 1.»

La marquise de Courcelles se retira en Savoie et y resta cachée, tandis que son procès en appel se poursuivait à Paris. Par les démarches de du Boulay et de ses autres amis de Paris, elle obtint, quoique contumace, que le parlement réformât la sentence du juge de Châteaudu-Loir. Par l'arrêt rendu le 17 juin 1673, elle ne fut plus privée de ses biens; on adjugea seulement à son mari, à titre de dommages et intérêts, une somme de cent mille livres qu'elle avait mise dans la communauté par son contrat de mariage; mais le même arrêt ordonnait qu'elle serait enfermée dans un couvent. C'est pour obtenir la réforme de cette disposition et sa séparation de corps

' COURCELLES, Lettres, p. 156 et 157, mais avec quelques corrections faites d'après le manuscrit de Millin, collationné par M. Mon. inerqué.

d'avec son mari qu'elle en appelait. Pour avoir droit à un jugement favorable il eût fallu qu'elle fit purger la contumace et qu'elle se remit en prison; mais elle redoutait d'être condamnée à rentrer sous la puissance maritale, ou à être renfermée dans un couvent. Heureusement pour elle, son mari mourut; et c'est encore madame de Sévigné qui nous apprend la date de sa mort. Dans sa lettre du 18 septembre 1678, elle parle du procès intenté à Lameth au sujet du meurtre du marquis d'Albret, et des témoins qui ont déposé dans cette affaire; puis elle ajoute : « On y attendait encore M. de Courcelles; mais il n'y vint pas, parce qu'il mourut ce jour-là d'une maladie dont sa femme se porte bien 1. >>

En effet, aussitôt que la marquise de Courcelles eut appris qu'elle était veuve, elle se crut libre, et se hâta de revenir à Paris, pour y vivre en femme uniquement occupée de ses plaisirs. Mais son beau-frère Camille de Champlais, connu dans le monde sous le nom de che valier de Courcelles 2, unique héritier de son mari, la fit arrêter et conduire à la Conciergerie. Lors des premiers jours de sa réclusion, un de ses pages, qui l'avait servie à Genève et qui y avait vu Gregorio Leti, le reconnut dans Paris, où il était arrivé depuis huit jours, et le dit à sa maîtresse, qui écrivit de sa prison à l'illustre auteur, pour l'inviter à venir la voir. Les visites de Gregorio Leti, les lettres qu'elle lui écrivit en italien, les réponses qu'elle recevait de lui, et que Gregorio Leti a fait imprimer, contribuèrent à dissiper l'ennui de sa prison. Chardon de

1 SÉVIGNÉ, Lettres (18 septembre 1678), t. VI, p. 33, édit. G.; t. V, p. 363, édit. M.

SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. V, p. 103.

la Rochette remarque que les lettres de l'illustre auteur de la Vie de Sixte-Quint, adressées à la marquise de Courcelles, sont les meilleures qu'il ait écrites et les plus naturelles. Sur quoi il fait cette réflexion judicieuse : « Les lettres de la marquise, auxquelles les siennes servent de réponses, sont pleines d'esprit et de grâce; et on prend ordinairement le ton de son correspondant, comme on prend celui de son interlocuteur 1.»

Ces lettres nous prouvent que la marquise avait répudié son nom de Courcelles, et qu'elle se regardait comme n'ayant plus rien de commun avec son mari, car elle signe toujours Sidonia de Lenoncourt. Son procès ne se termina pas aussi heureusement qu'elle le supposait. Devant ses juges, elle prétendait qu'en se représentant l'arrêt rendu contre elle par contumace avait été anéanti, et qu'on ne pouvait plus la poursuivre comme adultère, parce que cette action était éteinte par la mort de son mari, d'où elle concluait que les jugements intervenus dans ce procès ne pouvaient lui être opposés.

Le chevalier de Courcelles répondait que l'accusée n'était plus recevable à purger la contumace, parce que, depuis le 17 juin 1673 jusqu'au jour où elle s'était représentée à la justice, il s'était écoulé plus de cinq ans, ce qui donnait à ce jugement la même force que s'il avait été rendu contradictoirement. Elle opposait à cela quelques défauts de formalité dans la signification de l'arrêt; mais ses moyens les plus puissants étaient l'intérêt qu'on prenait à sa personne et la séduction dont on ne pouvait se garantir quand on la voyait. On connaissait ses malheurs

Vie de madame DE COURCELLES, p. xix, p. 210 à 239. - GREGORIO LETI, Lettere sopra differenti materie; Amsterdam, 1701, 2 vol. in-8°, lettre XLIII du recueil.

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