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et fit aux Rochers une nouvelle visite à madame de Sévigné, qui raconte ainsi ce fait à sa fille : « L'autre jour, Pomenars passa par ici; il venait de Laval, où il trouva une grande assemblée de peuple; il demanda ce que c'était : C'est, lui dit-on, que l'on pend un gentilhomme qui avait enlevé la fille du comte de Créance. Cet homme-là, sire, c'était lui-même. Il approcha, il trouva que le peintre l'avait mal habillé ; il s'en plaignit; il alla souper et coucher chez les juges qui l'avaient condamné. Le lendemain, il vint ici se pâmant de rire; il en partit cependant de grand matin le jour d'après 2. » Il se rendit ensuite à Paris, et nous le retrouvons assistant à une représentation de Bajazet, où était madame de Sévigné. « Au-dessus de M. le duc, dit-elle, était Pomenars avec les laquais, le nez dans son manteau, parce que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu'il fasse 3. >>>

Pour qui ne connaît pas ces temps, tout paraît mystérieux dans la vie de ce don Juan breton, et dans l'indulgence dont il était l'objet. Les témoignages d'amitié que ne craignaient pas de lui donner des personnes recommandables sont une chose si étrange, qu'ils ont besoin de quelques explications. Nous apprenons que, huit jours après cette représentation de Bajazet, Pomenars fut taillé de la pierre; qu'il reçut la visite de la duchesse de Chaulnes et de madame de Sévigné. Elle écrit à sa fille : « Madame de Chaulnes m'a donné l'exemple de l'aller voir.

'Allusion à l'épître de Marot au roi, pour avoir été dérobé.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (11 novembre 1671), t. II, p. 285, édit. G.; t. II, p. 242, édit. M.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (15 janvier 1672), t. II, p. 349, édit. G.; t. II, p. 296, édit. M. (29 septembre 1675), t. IV, p. 116, édit. G.

Sa pierre est grosse comme un petit cuf: il caquette comme une accouchée; il a plus de joie qu'il n'a eu de douleur; et, pour accomplir la prophétie de M. de Maillé, qui dit ȧ Pomenars qu'il ne mourrait jamais sans confession, il a été, avant l'opération, à confesse au grand Bourdaloue. Ah! c'était une belle confession que celle-là ! il y fut quatre heures. Je lui ai demandé s'il avait tout dit; il m'a juré que oui, et qu'il ne pesait pas un grain. Il n'a point langui du tout après l'absolution, et la chose s'est fort bien passée. Il y avait huit ou dix ans qu'il ne s'était confessé, et c'était le mieux. Il me parla de vous, et ne pouvait se taire, tant il est gaillard 1. »

On ne peut douter que madame de Sévigné et la duchesse de Chaulnes ne fussent parfaitement instruites de la vie scandaleuse de Pomenars. Madame de Sévigné, quinze jours après la lettre que nous venons de citer, ayant à mander à sa fille cet affreux procès de la Voisin l'empoisonneuse, dans lequel tant de grands personnages se trouvèrent compromis, lui dit : « Pomenars a été taillé ; vous l'ai-je dit? Je l'ai vu; c'est un plaisir que de l'entendre parler de tous ces poisons; on est tenté de lui dire : Est-il possible que ce seul crime vous soit inconnu ?? »

Ceci nous apprend que Pomenars parlait avec chaleur contre la comtesse de Soissons, dont la fuite prouvait la complicité avec la célèbre empoisonneuse, et que cette ardeur contre de tels coupables étonnait madame de Sévigné, sans que pourtant elle crût Pomenars capable d'un

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SÉVIGNÉ, Lettres (12 janvier 1680 ), t. VI, p. 298, édit. G.; t. VI, p. 103, 104, édit. M.

2

SÉVIGNÉ, Lettres (26 janvier 1680), t. VI, p. 331, édit. G.; t. VI, p. 133, édit. M.

tel crime. Ce qu'elle a dit de lui démontre qu'elle le connaissait depuis longtemps. Il était probablement, avec Tonquedec, au nombre de ces gentilshommes bretons qui, au temps de la Fronde, fréquentaient sa maison comme amis de son mari, devenus ensuite les siens. Il est évident qu'il était protégé à la cour par des hommes puissants, contre les ennemis qu'il s'était faits dans sa province et contre les juges qui l'avaient condamné. Le procès qui lui fut intenté pour fausse monnaie était ancien, et datait probablement de cette époque où, en haine de Mazarin, tout paraissait permis contre le gouvernement, alors que les auteurs ou complices de tels brigandages ne perdaient pas pour cela la qualification d'honnêtes hommes 2. Ce qui me confirme dans cette idée, c'est que madame de Sévigné dit que Pomenars se mettait peu en peine de son affaire de fausse monnaie 3.

Louis XIV, qui exilait le mari de madame de Montespan, ne pouvait apprendre avec plaisir que mademoiselle de Bouillé, pour se venger d'un amant dont l'amour était éteint, l'eût fait poursuivre comme ravisseur, et que des juges de province eussent osé prononcer la peine capitale contre un gentilhomme, pour un fait de galanterie avec une femme non mariée.

Lorsque la duchesse de Chaulnes et madame de Sévigné allèrent voir Pomenars à Paris, on lui avait fait grâce ou il avait purgé sa contumace, car madame de Sévigné n'en parle plus. A Vitré et aux Rochers, Pomenars, par sa

1 SÉVIGNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 124, édit. G.; t. II, p. 153, édit. M.

2 Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. xxxv, p. 481. 3 SÉVIGNÉ, Lettres (24 juin 1671), t. II, p. 110, édit. G.; t. II, p. 91, édit. M.

gaieté, ses manières, son langage, lui rappelait sa folle jeunesse et les aimables factieux d'une époque de joyeux désordres. Pomenars lui avait aidé à supporter les ennuis d'une ville de province et de la tenue des états. Autant elle se plaisait dans ses domaines, dans ses vastes campagnes, au milieu des siens, de ses vassaux, de ses domestiques et de ses paysans, autant elle redoutait les sociétés prétentieuses, les fatigantes formalités, l'insipidité des entretiens, et les ridicules susceptibilités de la province. Femme de cour et châtelaine, elle avait toutes les perfections et les imperfections attachées à ces deux titres : les premières, elle les tenait de son excellent naturel; les secondes, elle les devait à son éducation, au temps où elle vivait, et aux habitudes de toute sa vie. De là ses préférences pour la haute noblesse, pour tous ceux qui vivaient à la cour; son indulgence pour leurs travers, sa sympathie pour leurs vaniteuses prétentions; son dédain pour la petite noblesse, qui singeait gauchement les manières et le langage des grands, qui s'empressait auprès d'eux, qui les obsédait de ses attentions, qui les fatiguait par sa déférence', mais qui, franche, généreuse, sensible, serviable, pleine d'honneur, par le contraste de plusieurs vertus essentielles avec les vices des gens de cour leur était, après tout, infiniment préférable. Si tel était l'éloignement de madame de Sévigné pour une classe avec laquelle elle se trouvait obligée de frayer occasionnellement, on pense bien qu'elle éprouve encore moins de penchant pour les personnes placées sur des degrés plus bas de l'échelle sociale, pour les classes bour

I SÉVIGNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 184, édit. G.; t. II, p. 153, édit. M.

geoises. Celles-là, elle les réunit toutes dans une même et dédaigneuse indifférence; mais elle était bonne et indulgente pour la classe la plus infime, parce que c'est elle qui peut lui servir à exercer sa charité; c'est avec elle qu'elle est dispensée de toute réciprocité pour tout ce qu'on appelle les devoirs de société. Ce défaut du caractère de madame de Sévigné ne lui était pas particulier; il lui était au contraire commun avec tous les gens de cour, et il était encore plus prononcé chez quelquesuns. Dans le monde où elle vivait, de telles pensées étaient plutôt un sujet d'éloge que de blâme. Mais il n'en pouvait être de même de nos jours; et madame de Sévigné a dû déplaire par là à une génération si opposée, dans la théorie, à de semblables opinions, si fort disposée à se louer elle-même et à traiter rudement les sentiments des générations qui l'ont précédée. C'est surtout durant cette année 1671, et pendant la tenue des états de Bretagne ', que se manifestent le plus ces répulsions et ces dédains, qui ont valu à la marquise de Sévigné un blâme mérité, et aussi de brutales injures, de la part des critiques, qui ne se doutent nullement combien ils sont eux-mêmes aveuglés par les vulgaires préjugés de leur siècle.

Ainsi donc, qu'on ne s'y méprenne pas : si madame de Sévigné se fit chérir en Bretagne, tandis que madame de Grignan ne sut pas se concilier l'affection des Provençaux, ce n'est pas que cette dernière fit moins pour ceuxci que sa mère pour les Bretons : au contraire, madame de Grignan et son mari agissaient grandement, et fai

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SÉVICNÉ, Lettres (11 octobre 1671), t. II, p. 256, édit. G. ; t. II, p. 216, édit. M.

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