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Mais combien fut cruel, dès le soir même de ce jour si brillant, le désenchantement de la mariée! A peine la porte de la chambre nuptiale se fut-elle refermée sur elle que, dès les premiers mots que prononça Courcelles, Sidonia apprit qu'il l'avait indignement trompée, et qu'au lieu d'un amant complaisant elle avait un mari soupçonneux, dont l'intention était de la dominer par la crainte et de la maintenir dans un dur esclavage. Sa colère ne connut plus de bornes, et, avec tout l'imprudent emportement de son âge, elle le repoussa avec fureur; elle répondit à ses insolentes menaces par les expressions les plus fortes de la haine et du mépris. Le mariage ne put être consommé. Elle a dit depuis en justice qu'il ne le fut jamais, mais elle avait ses motifs pour parler ainsi; on sait par elle-même que cette assertion était fausse1. Courcelles, ne pouvant l'intimider, essaya d'autres moyens pour la dominer, et l'apaisa en lui donnant des pages, de beaux chevaux, de belles voitures, enfin un somptueux état de maison. Elle en fut ravie, et vécut alors en bonne intelligence avec lui; mais ce commerce, qui ne dura que quelques semaines, contribua encore à accroitre l'aversion qu'il lui avait inspirée dès le premier moment. Elle-même saisit toutes les occasions de déclarer qu'elle ne pouvait ni ne voulait lui accorder sur elle tous les droits d'un mari, et que leur désunion était complète et définitive : c'était annoncer qu'elle allait se choisir un amant. Malgré la surveillance que Courcelles exerçait sur elle, en peu de temps elle reçut un grand nombre de déclarations. Tous les pré

p. 16, 19, 22.-SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. V, p. 103; t. X, p. 449.

I Vie de la marquise DE COURCELLES, écrite par elle-même, p. 17 et 171. - GREGORIO LETI, Letlere, t. I, no 137, ou p. 171.

tendants s'écartèrent quand Louvois fut revenu de la guerre de Flandre, à la fin de 1666. Courcelles demeurait dans l'enceinte de l'Arsenal, et ses fonctions l'attachaient à cet établissement militaire. Par ses fréquentes visites au parc d'artillerie et chez Courcelles, on s'aperçut bientôt que Louvois était amoureux de Sidonia. Louvois avait alors trente-six ans, et était depuis quatre années marié à Amédée de Souvré, marquise de Courtenvaux, riche héritière et d'une des premières maisons de France. Ce mariage d'ambition n'avait pas réformé ses mœurs : il avait toute la confiance du roi, et le pouvoir dont il jouissait lui donnait des moyens faciles pour se procurer des complices de ses projets sur Sidonia. Elle ne fut plus entourée que de personnes qui conspiraient contre elle en faveur d'un amant puissant. Elle vit avec surprise que son mari était à la tête de cette ligue infâme, et que lui, sa belle-mère, la duchesse de Bade, la marquise de la Baume 1, cette maltresse de Bussy si odieuse à madame de Sévigné, s'employaient tous pour servir la passion de Louvois. Ce qui parut le plus méprisable à Sidonia, c'est que ces princesses, ces femmes titrées, ces grands seigneurs se desservaient, se calomniaient mutuellement, intriguaient les uns contre les autres auprès de Louvois, afin d'être exclusivement employés, et se faire à ses yeux le mérite d'avoir seuls contribué à lui fournir les moyens de triompher d'elle. Louvois, s'apercevant du dégoût que tant de

Vie de la marquise DE COURCELLES, p. 22.

CONRART, Mémoires, t. XLVIII, p. 258. MONTPENSIER, Mémoires, t. XLII, p. 400.

- SÉVIGNÉ, Lettres (26 juillet 1668), t. I, p. 184 et 187.

(16 sep

tembre 1673), t. III, p. 195. — BARRIÈRE, la Cour et la Ville, p. 45. 2 Vie de la marquise DE COURCELLES, écrite p. 22 et 23.

par elle-même,

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bassesse inspirait à Sidonia, résolut d'agir près d'elle sans intermédiaire. Quand il était absent et ne pouvait l'entretenir, il lui écrivait des lettres passionnées, qui flattaient l'orgueil de cette jeune femme, mais qui ne pouvaient vaincre sa répugnance, quoiqu'elle fût disposée à le trouver aimable '. Mais ce que Louvois croyait être le plus utile au succès et donner plus de prix à ses poursuites lui nuisait. Il pouvait faire intervenir la volonté du roi, bien qu'il ne fût pas encore ministre en titre. Par la confiance que Louis XIV avait en lui, il était plus puissant qu'un ministre; ce qui déplaisait à Sidonia. Elle ne voyait en Louvois qu'un second Colbert qui voulait l'assujettir, et lui enlever pour jamais son indépendance. Un jour Louvois, profitant du Jibre accès que lui donnaient auprès d'elle ses intelligences avec tous ceux qui l'entouraient, vint la voir à onze heures du soir, lorsqu'elle était prête à se mettre au lit et que ses lumières étaient éteintes. Cette audace l'offensa, et elle lui répondit de manière à l'empêcher de prolonger sa visite. La princesse de Bade, trois jours après, au lever de la reine, raconta ce fait de manière à faire croire que Sidonia avait cédé aux désirs de Louvois.

Sidonia, donnant un libre cours à la calomnie, laissa s'établir cette croyance. L'aversion qu'elle témoignait hautement pour son mari la rendait très-indifférente sur le soin de sa réputation : cette erreur, en outre, lui servait à tromper tout le monde et à envelopper d'un profond mystère le secret d'un amour qui fut peut-être le seul

Vie de la marquise DE COURCELLES, écrite par elle-même, p. 24 et 25.

2 Vie de la marquise DE COURCELLES, écrite par elle-même, p. 19. Recueil de chansons historiques, Mss. de la Bibl. royale, vol. III, p. 67.

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qu'elle ait jamais éprouvé et qui, comme tout premier amour, remplissait son cœur de tendresse et de volupté.

Elle avait fait son choix, elle avait un amant : c'était un cousin germain de son mari; elle pouvait le voir chez elle fréquemment sans choquer les convenances, sans faire naître aucun soupçon. Ce cousin, c'était le beau, le brillant, le célèbre ( célèbre à la cour, mais nullement encore à l'armée), c'était, dis-je, le marquis de Villeroi', ami du roi, compagnon de son enfance, type des grands seigneurs de la jeune noblesse, aimable, héros de toutes les fêtes, donnant les modes; enfin, celui que madame de Coulanges ne nomme jamais que le charmant 2.

Quand Sidonia s'éprit du marquis de Villeroi, il était aimé de la princesse de Monaco, qui lui avait sacrifié le duc de Lauzun. Mais, pure encore de toute intrigue galante, plus jeune, plus belle, Sidonia était pour le marquis de Villeroi une conquête plus désirable, plus glorieuse, plus honorable ( qu'on m'excuse de profaner ce mot, pour m'assujettir au langage immoral de cette époque). Il fut donc facile à Sidonia d'obtenir de Villeroi le sacrifice de la princesse de Monaco. Elle se fit livrer toutes les lettres qu'il avait reçues de celle-ci et même celles de Lauzun3, que madame de Monaco avait eu l'imprudence de remettre à son nouvel amant. Comme Villeroi

1 Vie de la marquise de CourceLLES, écrite par elle-même, p. 35. Elle dit le duc de Villeroi, parce qu'elle a écrit après la mort de son père.

2

SÉVIGNÉ, Lettres (10 février et 10 septembre 1672), t. II, p. 321. - Lettres de madame de Coulanges, dans SÉVIGNÉ, Lettres (24 février 1673, 20 mars 1673), édit. G.; t. III, p. 50-73, édit. M. 3 Voyez la 2e partie de ces Mémoires, chap. 1, t. II, p. 46.

avait des ménagements à garder avec Louvois, et que Sidonia, de son côté, devait soigneusement dérober le secret de ses sentiments à son mari, à tout ce qui l'entourait et la surveillait, il fut convenu, entre elle et Villeroi, que lui ne romprait pas avec la princesse de Monaco, et qu'elle, de son côté, dissimulerait avec Louvois, et entretiendrait ses espérances.

Mais Sidonia était bien jeune, bien inexpérimentée et surtout trop fortement dominée par ses passions pour jouer avec succès une si difficile partie : elle n'en pouvait prévoir les dangers. Langlée fut le premier qui soupçonna l'amour de Sidonia pour Villeroi. Né de la domesticité du château, familier avec tous, même avec le roi, Langlée, dès sa plus tendre enfance, n'avait en quelque sorte respiré d'autre air que celui de la cour, et il en connaissait les plus obscurs réduits et les plus honteux mystères. Par ses richesses, son faste et son jeu, il avait acquis l'importance d'un grand seigneur. Louvois avait eu recours à lui pour être l'entremetteur de ses amours avec Sidonia. Langlée, trop expérimenté pour faire part de ses soupçons à Louvois, en parla à Courcelles. Celui-ci, pour forcer Louvois à des concessions et à des faveurs, voulait qu'il ne dût qu'à lui seul la possession de sa femme. Il fit donc à Sidonia de violents reproches de son inclination pour Villeroi; il interdit à celui-ci l'entrée de sa maison. Comme il ne pouvait ou ne voulait pas en agir ainsi à l'égard de Louvois, il emmena pendant quelque temps Sidonia à Marolles, puis il la ramena à Paris. Aussitôt qu'elle n'eut plus la liberté de recevoir chez elle son amant, Sidonia chercha les moyens de le voir ailleurs. Elle accepta la proposition que lui fit Villeroi de se donner rendez-vous chez un ami. L'abbé

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