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entière soumission. Louvois fomentait secrètement cette résistance des maréchaux en haine de Turenne, qu'il n'aimait pas; mais Louis XIV ne se confiait pas uniquement à son miniştre, et concertait lui-même ses plans de campagne avec Turenne et avec le prince de Condé. Ces deux grands capitaines correspondaient, pour les principales résolutions stratégiques, avec le monarque directement, et avec Louvois pour les besoins de leur armée et le détail des opérations militaires. Louis XIV écrivait de sa main des instructions pour Louvois; celui-ci faisait des rapports détaillés de tous les ordres donnés par lui au nom du roi. Le roi les renvoyait à Louvois après les avoir lus et avoir mis en marge ce qu'il approuvait ou désapprouvait, supprimant, modifiant, ajoutant au travail de son ministre, et dirigeant ainsi réellement par lui-même, jusque dans les moindres détails, toutes les opérations de la guerre, comme aussi les négociations qu'elle nécessitait.

Aussi se ressouvenait-il toujours avec un juste orgueil des succès de cette campagne, que Boileau immortalisa par un poëme 2, l'année même qu'elle se termina. Voici comme Louis XIV, dans les mémoires militaires qu'il a écrits longtemps après, résume lui-même d'une manière très-noble cette belle époque de sa vie 3 :

1 LOUIS XIV, Œuvres, Mémoires militaires. Guerre de 1672, t. III, 115-193. p. GRIFFET, Recueil de lettres pour servir d'éclaircissements à l'histoire militaire du règne de Louis XIV, t. I, p. 1-268.

2

Épistre au roi, du sieur D***; in-4° de 10 pages. Paris, Léonard, 1672. (Le permis d'imprimer, signé la Reynie, est daté du 17 août 1672.)

3 Louis XIV, Œuvres, t. III, p. 199.

Après avoir pris toutes les précautions de toutes les manières, tant par des alliances que par des levées de troupes, des magasins, des vaisseaux et des sommes considérables d'argent, j'ai fait des traités avec l'Angleterre, l'électeur de Cologne et l'évêque de Munster, pour attaquer les Hollandais; avec la Suède, pour tenir l'Allemagne en bride; avec les ducs d'Hannover et de Neubourg, et avec l'empereur, pour qu'ils ne prissent aucune part dans les démêlés qui allaient se mouvoir. Comme j'ai été obligé de faire des dépenses immenses de tous côtés pour cette guerre, tant devant que dans le fort de mes travaux, je me suis trouvé bien heureux de m'être préparé, comme j'ai fait depuis longtemps; car rien n'a manqué dans mes entreprises; et, dans le cours de cette guerre, je peux me vanter d'avoir fait ce que la France peut faire seule. Il en est sorti dix millions pour mes alliés ; j'ai répandu des trésors, et je me trouve en état de me faire craindre de mes ennemis, de donner de l'étonnement à mes voisins et du désespoir à mes envieux. Tous mes sujets ont secondé mes intentions de tout leur pouvoir : dans les armées par leur valeur, dans mon royaume par leur zèle, dans les pays étrangers par leur industrie et leur capacité. Pour tout dire, la France a fait voir la différence qu'il y a des autres nations à celle qu'elle produit '. »

Mais c'est à la promptitude de ses succès, c'est à la facilité avec laquelle il se contentait des résultats qui satisfaisaient son orgueil que sont dus les revers que Louis XIV subit à la fin de son règne. Ils le forcèrent enfin de convenir, son lit de mort, qu'il avait trop aimé la guerre : non, s'il ne l'avait aimée que pour la grandeur de la France; car s'il

1 LOUIS XIV, Euvres, t. III, p. 130.

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eût alors consolidé, par une paix durable et d'utiles alliances, une partie de ses conquêtes, et s'il eût appliqué à la prospérité de l'agriculture et du commerce son aptitude aux grandes choses, il eût évité les reproches de sa conscience, et rien n'eût terni l'éclat d'un nom resté glorieux malgré tant de fautes.

Pour subvenir aux dépenses énormes de cette guerre, Colbert se vit forcé d'user de ressources ruineuses et d'aliéner les domaines de l'État : comme ils étaient inaliénables selon les lois, on viola les lois par un édit. Ce qui était un mal plus grave, pour faire enregistrer cet édit on corrompit les magistrats'; on augmenta les impôts, que Colbert faisait principalement peser sur l'agriculture, afin de protéger le commerce et l'industrie. Enfin, la Hollande était un pays éminemment protestant; et ce fut un effet désastreux de la guerre contre cette république, qui s'était affranchie du joug d'un despote catholique et persécuteur, d'exciter, pour les souffrances qui lui étaient infligées par le monarque français, les sympathies des protestants de France; de faire naître la défiance du monarque contre ceux de cette communion qui le servaient avec zèle et avec talent. De là des mesures de précaution et de sûreté qui lui aliénaient cette portion de ses sujets, presque tous hommes dévoués, magistrats pleins d'honneur, militaires éprouvés, riches commerçants, habiles manufacturiers. Sous ce rapport, on peut dire avec vérité que cette guerre contre la Hollande, qui paraît être la campagne la plus glorieuse du règne de Louis XIV, a au contraire été l'événement dont les conséquences devaient être les

1 Louis XIV, Œuvres, t. V, p. 495. Lettre de Colbert au roi, en date du 5 mai 1672. CLÉMENT Histoire de Colbert, p. 354.

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plus funestes aux intérêts de la France et de son monarque.

Ce que les lettres de madame de Sévigné font bien ressortir sur les inconvénients de la guerre, c'est que chaque campagne était une cause de ruine pour la noblesse, principal soutien du trône. Tous ceux qui composaient la cour du roi et qui briguaient des commandements étaient endettés par le luxe de la cour, par les habitudes de jeu et de dissipation qui y régnaient; et comme il leur fallait acheter des chevaux, des armes, des équipages de guerre, pour pouvoir se rendre à l'armée, ils étaient obligés d'avoir recours aux usuriers, et s'endettaient encore : souvent ils n'avaient plus d'autre ressource que les libéralités du roi, toujours prodiguées au détriment des finances du royaume. Cette noblesse, qui par sa valeur se faisait en temps de guerre décimer sur les champs de bataille, était en temps de paix ou dans les intervalles des campagnes obséquieuse et mendiante auprès du pouvoir 1. Madame de Sévigné fut contrainte à de grandes dépenses pour son fils; elle donna de l'argent à Barillon, pour le lui remettre pendant la campagne. Pour consoler son cousin Bussy de n'avoir pu obtenir du roi un commandement, elle lui dit que l'argent est si rare, et les emprunts qu'on est obligé de faire pour aller à la guerre si considérables et si difficiles qu'il peut se vanter d'être le seul homme de sa qualité qui ait conservé du pain. Sans doute elle exagère; mais cette exagération prouve quelle était alors la détresse des courtisans et des hommes d'épée.

Madame de Sévigné se plaint du vide qui s'est fait dans

1 SÉVIGNÉ, Lettres (22 avril 1672 ), t. II, p. 471, édit. G. 2 SÉVIGNÉ, Lettres ( 24 avril 1672), t. II, p. 471 et 475, édit. G.; t. II, p. 400, édit. M.

Paris après le départ du roi pour l'armée; elle exagère probablement le nombre des personnes qui en sont sorties, qu'elle porte à cent mille. « Notre cardinal (de Retz), dit-elle, est parti hier; il n'y a pas un homme de qualité à Paris; tout est avec le roi, ou dans ses gouvernements, ou chez soi'. » Ceux qui n'étaient pas commandés pour cette expédition obtenaient de partir comme volontaires; et madame de Sévigné flétrit par ses railleries le duc de Sully, qui, jeune, riche et en santé, «< a soutenu de voir partir tout le monde, sans avoir été non plus ébranlé de suivre les autres que s'il avait vu faire une partie d'aller ramasser des coquilles 3. » Cette espèce de désertion honteuse était due à sa jeune et jolie femme, qui se montrait plus jalouse de la conservation de son mari que de sa gloire. Ce duc se retira à Sully, où il vécut presque toujours en disgrâce et loin de la cour 4. Sévigné n'était point commandé pour cette expédition ; et l'on voit que, malgré sa tendresse maternelle, madame de Sévigné eût plutôt engagé son fils à partir comme volontaire que de le voir rester oisif. Mais il n'en fut pas réduit à cette extrémité, et il put partir sous les ordres de son parent la Trousse, comme guidon des gendarmes du Dauphin 5, dont la Trousse était capitaine ; ce qui convenait

1 SÉVIGNÉ, Lettres (27 et 29 avril 1672), t. II, p. 482-489, édit. G.; t. II, p. 406, 413, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres ( 29 avril 1672), t. II, p. 489, édit. G.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (29 août et 16 mai 1672), t. II, p. 489, et

t. III, p. 29, édit. G.; t. II, p. 411 et 440, édit. M.

4 SÉVIGNÉ, Lettres (22 juillet 1672), t. III, p. 107, édit. G.; t. III, p. 39, édit. M. Au chap. x11, p. 213 de ces Mémoires (3o partie, 2o édit.), au lieu de la duchesse de Sully, qui n'eut jamais de liaison amoureuse avec Louis XIV, il faut lire la princesse de Soubise.

5 SÉVIGNÉ, Lettres (28 juillet 1672), t. V, p. 153, édit. M.

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