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froid rigoureux a chassé d'auprès d'elle et ses hôtes et ses gens, elle reste courageusement avec Pilois; elle tient entre ses mains délicates, devenues robustes, l'arbre qu'il va planter, et qu'elle doit avec lui enfoncer en terre 1. Une si complète transformation, une si grande métamorphose étonne et charme à la fois.

Elle se conçoit cependant quand on a bien compris madame de Sévigné ; quand on est initié, par l'étude de toute sa vie, aux sentiments, aux inclinations dont elle subissait l'influence. Introduite par son jeune mari dans le tourbillon du grand monde, elle y prit goût; elle fut glorieuse des succès qu'elle y obtint. Elle se livra avec abandon aux jouissances que lui facilitaient son âge, sa beauté, sa santé, sa fortune, la gaieté de son caractère; mais, trompée et presque répudiée par cet époux en qui elle avait placé ses plus tendres affections, elle connut de bonne heure des peines dont le monde et ses plaisirs ne pouvaient la distraire. L'éducation qu'elle avait reçue, et son excellent naturel, lui firent chercher un soulagement dans la religion, la lecture, et les occupations domestiques. Elle se trouva ainsi partagée entre le besoin des distractions et de l'agitation mondaines, entre les plaisirs et les tranquilles et uniformes jouissances de la retraite, entre Paris, Livry, les Rochers. Mais dans sa brillante jeunesse, avec le goût qu'elle avait pour la lecture des romans, pour ces sociétés aimables, joyeuses et licencieuses de la Fronde, dans lesquelles elle se trouvait lancée, les remèdes qu'elle employait n'étaient pour son mal que des palliatifs momentaués 2. Son cœur avide d'émotions n'eût pu échapper aux tor

1 SÉVIGNÉ, Lettres (4, 15 et 18 novembre 1671), t. II, p. 282, 289, 292, édit. G.; t. II, p. 239, 246 et 248, édit. M.

2 Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. vii, p. 81.

tures de la jalousie et de l'amour rebuté qu'en cédant aux ressentiments que lui faisaient éprouver les infidélités de son mari, et l'injurieux abandon dont il la rendait victime. Ce n'était qu'en triomphant de l'amour conjugal par un autre amour, il est vrai, moins légitime, mais peut-être plus digne d'elle, qu'elle pouvait, à l'exemple de tant d'autres, en ce temps de débordement des mœurs, se consoler de son malheur, et ressaisir les avantages de sa jeunesse. Plusieurs espérèrent; et Bussy n'aurait peut-être pas espéré en vain, si cette situation, capable de dompter le plus indomptable courage, se fût longtemps prolongée'. Mais elle cessa, par une horrible catastrophe qui porta le désespoir dans le cœur de madame de Sévigné. Son mari, si jeune, si beau, lui fut enlevé par une mort violente, qui semblait lui avoir été infligée pour son inconduite, et comme une juste punition des torts qu'il avait envers elle. Alors ces torts disparurent à ses yeux; elle ne se souvint plus que de ce qu'il avait d'aimable; elle ne ressentit plus que la douleur d'en être privée pour toujours, lorsqu'il l'avait rendue deux fois mère. Et cette douleur dura longtemps: cette flamme allumée en elle par l'amour conjugal tourna tout entière au profit de l'amour maternel; comme celle de Vesta, elle brûla pure dans son cœur agité, sans faire éclater aucun incendie ni produire aucun désordre dans ses sens. La religion communiqua à sa vertu la force et la fierté dont elle avait besoin pour se soustraire aux écueils et aux dangers de l'âge périlleux qu'elle avait à traverser, et elle put se consacrer à l'éducation de ses enfants d'une manière qui la rendit l'admiration du monde 2.

* Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. XVII, XVIII, XIX, p. 222-269.

> Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. xx11, xxiv, p. 302 à

Mais dès lors ce monde perdait chaque jour de l'attrait qu'il avait eu pour elle : plus elle en appréciait le faux, le vide, les vices et les ridicules, plus ses inclinations à la retraite, et le goût de la campagne, qu'elle avait contracté dans sa jeunesse, prenaient sur elle de l'empire. Là elle vivait plus pour ses enfants, pour le bon abbé, pour elle-même; et c'est la vivacité de ces sentiments qui donne cette fois aux lettres qu'elle a écrites des Rochers, dans le cours de l'année dont nous traitons, un charme supérieur à celles qui sont datées de Paris. Ces lettres écrites des Rochers sont sans doute plus dépourvues de tout ce qui peut les rendre historiquement intéressantes. Elles abondent en détails futiles, mais charmants par le tour qu'elle sait leur donner. Il y a plus d'imagination, plus d'esprit même, plus de talent de style que dans les autres; et ce sont sans doute celles-là qui, de son temps, ont fait sa réputation. Les lettres qui renfermaient des détails sur de grands personnages, et des nouvelles de cour, ne pouvaient être montrées ni par madame de Grignan, ni par Coulanges, ni par les amis de cour auxquels elle écrivait, tandis qu'on communiquait sans difficulté et sans inconvénient celles du laquais Picard, renvoyé pour avoir refusé de faner '; celles où elle s'amuse avec trop peu de charité aux dépens des Bretons et de leurs familles 2, et de toutes les femmes

318, 342 à 358; et 2o partie, chap. vin, p. 90 à 103; 3° partie, chap. 1, p. 31-47,

I

SÉVIGNÉ, Lettres (22 juillet 1671), t. II, p. 153, édit. G.; t. II, p. 127, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (10 juin 1671), t. II, p. 95, édit. G.; t. II, p. 80, édit. M. — (17 juillet 1671), t. II, p. 147, édit. G. ; t. II, p. 125, édit. M.; t. II, p. 127, édit. de la Haye. (Il y a un long passage de cette lettre retranché et omis dans toutes les autres éditions.) — (12 août

de la Bretagne que la tenue des états réunissait à Vitré1. On conçoit que madame de Grignan ne manquât pas de communiquer à ses amis les lettres où sa mère se plaisait à lutter avec les beaux esprits ses amis, par la composition de ses devises 2; mais rien ne prouve mieux que la licence et le relâchement des mœurs des temps de la Fronde subsistaient encore, que de trouver dans ces mêmes lettres l'aveu du plaisir qu'avait madame de Sévigné à recevoir les visites du marquis de Pomenars, du divin Pomenars, ainsi qu'elle l'appelle, parce que cet homme l'amusait par la gaieté et les saillies de son esprit. Ce gentilhomme breton, effrontément dépravé, passait sa vie sous le coup d'accusations et même de condamnations capitales. Si le roi avait ordonné qu'on tint en Bretagne les grands jours, comme autrefois en Auvergne et en Poitou, Pomenars n'aurait certainement pas échappé aux châtiments infligés par les juges de ces redoutables assises. Il avait été accusé de fausse monnaie; il fut absous, et paya les épices de son arrêt en fausses espèces 3. Il paraît qu'un nouveau procès s'était renouvelé contre lui, peut-être pour ce dernier méfait; et de plus il se trouvait encore poursuivi pour avoir enlevé la fille du comte de Créance. Tout cela

1671), t. II, p. 184, édit. G. (18 octobre 1671), t. II, p. 260, édit. G., et t. II, p. 220, édit. M.

1 SÉVIGNÉ, Lettres ( 12 et 19 août 1671 ), t. II, p. 185, édit. G.; t. II, p. 154, édit. M.- (6 octobre 1675), t. IV, p. 130, 133, édit. G.; t. IV, p. 19, 22, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (7 juin 1671), t. II, p. 92, édit. G. ; t. II, p. 77, édit. M.; t. I, p. 110, édit. 1726 de la Haye, et l'édit. de 1754, t. I, p. 251. — (7 août 1635), t. II, p. 185; t. II, p. 154.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (11 novembre 1671), t. II, p. 285, édit. G.; t. II, p. 242, 243, édit. M. Voyez la 2o partie de ces Mémoires, P. 24.

ne le rendait pas plus triste, tout cela ne l'empêchait pas de venir aux états, et d'y montrer tant d'audace et d'impudence, que « journellement, dit madame de Sévigné, il fait quitter la place au premier président, dont il est ennemi, aussi bien que du procureur général 1. » Il allait chez la duchesse de Chaulnes aux Rochers, partout où il pouvait s'amuser 2. Il sollicitait gaiement ses juges avec une longue barbe, parce que, avant de se donner la peine de la raser, il fallait, disait-il, savoir si sa tête, que le roi lui disputait, lui resterait. Il est probable que quand il parlait ainsi, c'est de l'accusation de fausse monnaie qu'il était question. L'autre accusation était d'une nature moins grave. Il s'agissait de la demoiselle de Bouillé, fille de René de Bouillé, comte de Créance, et cousine de la duchesse du Lude; cette demoiselle qui, après avoir vécu quatorze ans avec Pomenars, s'avisa un jour de le quitter, de se rendre à Paris, et de le faire poursuivre pour crime de rapt 3. << Pomenars, dit madame de Sévigné à sa fille, qui s'intéressait beaucoup à ce gentilhomme qu'elle connaissait, ne fait que de sortir de ma chambre. Nous avons parlé assez sérieusement de ses affaires, qui ne sont jamais de moins que de la tête. Le comte de Créance veut à toute force qu'il l'ait coupée, Pomenars ne veut pas : voilà le procès 4. >>

Il fut jugé et condamné par contumace cinq mois après,

1 SÉVIGNÉ, Lettres (7 et 19 août 1671), t. II, p. 193, édit. G.; t. II, p. 161, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (26 juillet 1671), t. II, p. 156, 158, édit. G.; t. II, p. 130, 131, édit. M.

3 AMELOT DE LA HOUSSAIE, Mémoires, 1737, in-12, t. II, p. 107. 4 SÉVIGNÉ, Lettres ( 26 juillet 1671 ), t. II, p. 161, édit. G.; t. II, p. 134, édit. M.

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