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rendre difficile, déclarait que la maison de mademoiselle de Lenclos était la seule où il pouvait passer une journée entière sans jeu et sans ennui'; et Charleval, ce poëte aimable, pressé par les instances d'un ami, refusait d'aller jouir avec lui des plaisirs de la campagne, parce qu'il lui aurait fallu interrompre l'habitude qu'il avait prise de se rendre chaque jour, rue des Tournelles, chez mademoiselle de Lenclos; il disait :

Je ne suis plus oiseau des champs,
Mais de ces oiseaux des Tournelles
Qui parlent d'amour en tout temps
Et qui plaignent les tourterelles

De ne se baiser qu'au printemps.

Mademoiselle de Lenclos avait conservé et perfectionné son merveilleux talent à jouer du luth. Comme dans sa première jeunesse, ce talent seul la faisait rechercher des personnes du plus haut rang2; mais elle ne cédait que bien rarement aux invitations, et ne trouvait une entière satisfaction que chez elle, lorsqu'elle était entourée de cette société choisie dont elle faisait le bonheur. Selon elle, la joie de l'esprit en marque la force 3 ; et sa gaieté était si vive et si entraînante qu'à table, où elle ne buvait que de l'eau, on disait d'elle qu'elle était ivre dès la soupe 4. Cependant, ainsi que madame de la Sablière, mademoiselle de Lenclos recevait des savants, des érudits,

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1 Douxménil, Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de mademoiselle de Lenclos, p. 141 et 142.

2 Madame DE MAINTENON, Lettres (18 juillet 1666), t. I, p. 45. 3 SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, t. II, p. 72.

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4 DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres, etc.; 1751, in-12, p. 30. BRET, Mémoires sur la vie de mademoiselle de Lenclos, p. 112.

et chez elle les entretiens sérieux et instructifs avaient leurs heures; elle les aimait, elle se plaisait à varier la conversation et à passer des sujets les plus superficiels aux plus profonds. C'est ce qui fit dire à Saint-Évremond, son ami de tous les temps:

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Elle s'était fait une telle réputation de probité, de fidélité en amitié, et en avait donné de telles preuves qu'elle avait conservé tous ses amis du temps de la Fronde et de la guerre civile. Gourville, qui avait été son amant, obligé de s'exiler après qu'elle l'eut remplacé par un autre, osa lui confier une somme considérable et égale à toute la fortune qu'elle possédait : lorsque Gourville rentra en France, mademoiselle de Lenclos lui rendit la somme entière; et le secret de ce dépôt n'eût été connu de qui que ce soit si Gourville ne s'était plu à le divulguer dès qu'il n'eut plus rien à redouter des recherches de Colbert ". Ainsi madame Scarron3, madame de Choisy, madame de la Fayette, beaucoup d'autres personnes de la cour et des intimes connaissances de madame de Sévigné n'avaient cessé de voir mademoiselle de Lenclos, ou de correspondre avec elle. Il était comme convenu, dans le

' SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, t. II, p. 87 et 116. DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres, p. 172.

2 VOLTAIRE, Mélanges, t. XLIII, p. 467, édit. de Renouard. (Sur Ninon de Lenclos.)

3 Madame DE MAINTENON, Lettres (8 mars et 18 juillet 1666), p. 33 et 45, édit. de Sautereau de Marsy, 1806, in-12.

monde, qu'elle formait une exception parmi celles de son sexe. Elle avait acquis seule le privilége d'une entière indépendance; et c'était moins encore parce qu'elle s'était rendue nécessaire et chère à la société par son penchant à obliger que par la politesse et le bon ton dont elle savait si bien chez elle faire respecter les lois'. Quoiqu'elle ne fût pas de la cour, et par la raison même qu'elle n'en était pas, elle avait fini par prendre la place que la marquise de Sablé avait occupée autrefois dans la société parisienne. Les jeunes gens aspiraient à l'honneur d'être présentés chez elle, et lui rendaient de grands devoirs. C'était un titre pour faire sous de favorables auspices son entrée dans le monde que d'être reçu et façonné par cet arbitre du bon ton et du bon goût. Madame de la Fayette, qui présumait beaucoup de son esprit, avait voulu s'imposer cette mission; «< mais elle ne réussit pas, parce qu'elle ne voulut pas, dit Gourville, donner son temps à une chose si peu utile2. » On sut d'autant plus gré à mademoiselle de Lenclos d'en prendre la peine que les inclinations des jeunes seigneurs de la cour pour le jeu et le vin, qui allaient toujours croissant, commençaient à introduire parmi les femmes des manières choquantes pour celles qui tenaient à conserver le bon ton de l'hôtel de Rambouillet. Ce fut là le motif pour lequel mademoiselle de Lenclos se brouilla avec un de ses plus anciens amis, un de ses plus gais et de ses plus spirituels convives, avec Chapelle, qui avait fait pour elle de si jolis vers 3. Elle essaya en vain de

1 Voyez la 1re partie de ces Mémoires, p. 239.

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GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 459 de la collection de Petitot. Chansons historiques, Mss. (vol. III, p. 551, année 1672). 3.Euvres de CHAPELLE et de BACHAUMONT, 1755, in-12, p. 133, 138, 139. (Ballades et sonnets à Ninon de Lenclos.)

le corriger de l'habitude de s'enivrer; et, ne pouvant y parvenir, elle le bannit de sa société. Chapelle, à qui le plaisir que trouvait mademoiselle de Lenclos à entendre disserter quelques hommes savants dans les lettres grecques et latines' paraissait peu conforme à ses habitudes de galanterie, fit contre elle cette épigramme :

Il ne faut pas qu'on s'étonne

Si toujours elle raisonne
De la sublime vertu

Dont Platon fut revêtu;

Car, à calculer son âge,
Elle doit avoir vécu

Avec ce grand personnage 2.

A cette époque, mademoiselle de Lenclos était âgée de cinquante-cinq ans : c'est alors que Sévigné, qui n'en avait que vingt-quatre, devint ou crut devenir amoureux d'elle. Il est vrai que la Fare atteste qu'à cinquante-cinq ans, et même bien au delà de ce terme, mademoiselle de Lenclos << eut des amants qui l'ont adorée3. » Ce qui est certain, c'est que, depuis ses liaisons avec Villarceaux, le marquis de Gersey et le mari de madame de Sévigné, elle n'avait cessé de faire passer un bon nombre de ses amis au rang de ses favoris 4. Le jeune comte de Saint-Paul avait

' Rémond, l'introducteur des ambassadeurs, qu'on appelait Rémond le Grec, l'abbé Fraguier, l'abbé Gédéon, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, l'abbé Tallemant, l'abbé de Châteauneuf étaient les amis de Ninon. Voyez DouxMÉNIL, Mémoires, 1651, in-12, p. 138 et 139.

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CHAPELLE, Œuvres, édit. 1755, p. 140; Bret, p. 137.

3 DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de mademoiselle de Lenclos.

4 Conférez la 1 partie de ces Mémoires, p. 242-243. Elle eut un fils du marquis de Villarceaux et un aussi du marquis de Jarzé. Le

été sa dernière conquête. On sait que ce bel héritier du nom des Longueville, chéri, fêté de toute la haute aristocratie de la cour, passait pour être le fils du duc de la Rochefoucauld '; et les historiens de mademoiselle de Lenclos mettent aussi le duc de la Rochefoucauld au nombre de ceux qu'elle avait eus pour amants'. Le même motif qui l'avait portée à ne rien négliger pour attirer à elle le comte de Saint-Paul l'engageait aussi à employer tous les moyens de séduction pour s'attacher le baron de Sévigné : son père revivait en lui, avec plus d'esprit, plus d'instruction et de talents; et ce jeune homme rappelait à Ninon le temps de sa jeunesse 3. Dès qu'elle s'en crut aimée, elle voulut l'endoctriner et en faire un partisan de ses principes. Pour bannir tous les scrupules de ceux qu'elle mettait au nombre de ses favoris, pour les conserver ensuite comme amis, il lui importait de fasciner leur raison plus encore que leurs sens. Elle crut que cela lui serait facile avec Sévigné; mais elle se trompait. Dans sa vie licencieuse, Sévigné ne faisait que suivre le torrent des jeunes gens de la cour, des jeunes officiers, qui se modelaient sur le roi, et qui transgressaient les lois de l'Eglise sans méconnaître la pureté de leur origine. Sévigné respectait et aimait tendrement sa mère; il chérissait aussi sa

comte de Coligny, que nous n'avons point nommé en cet endroit, paraît avoir précédé Jarzé comme amant de Ninon. DouxMÉNIL, Mémoires et lettres de Ninon de Lenclos, p. 69.

1 SÉVIGNÉ, Lettres (20 juin 1672), t. III, p. 71, édit. G.; t. III, p. 7, édit. M.

2 DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres, p. 70.

3 Conférez la 1re partie de ces Mémoires, p. 233 à 270, ch. xvi, XVIH et XIX. SÉVIGNÉ, Lettres (13 et 18 mars 1671), t. I, p. 374 et 382, édit. G.; t. I, p. 288 et 295, édit. M.

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