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composée des deux Camus et d'Ytier... Mais savez-vous en quelle compagnie j'étais? C'était mademoiselle de Lenclos, madame de la Sablière, madame de Salins, mademoiselle de Fiennes, madame de Montsoreau; et le tout chez mademoiselle Raymond'. »

De toutes les femmes que nomme ici le baron de Sévigné, la plus humble par sa position dans le monde, c'était mademoiselle Raymond'; elle était pourtant la plus digne de considération et d'estime. Cette célèbre cantatrice, par sa beauté, sa belle voix, l'admirable talent qu'elle avait de s'accompagner du téorbe, avait fait naître bien des passions; mais sa piété l'avait garantie de toutes les séductions; elle comptait des amies parmi les femmes du plus haut rang. Madame de Sévigné avait pour cette musicienne une estime et une affection toute particulière : elle manque rarement de faire à sa fille mention des occasions qu'elle a eues de la voir 3. C'est par les lettres de madame de Sévigné que nous savons que mademoiselle Raymond devint l'objet de l'admiration générale, lorsqu'en cessant l'exercice de sa profession, et presque retirée du monde, elle se fit la bienfaitrice du couvent de la Visitation du faubourg Saint-Germain, et fixa son séjour dans ce pieux asile 4. On sait peu de chose sur la

1 SÉVIGNÉ, Lettres (6 mars 1671), t. I, p. 362, édit. G.; t. I, p. 378, édit. M.

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2 LORET, Muse historique (17 août 1658), liv. IX, p. 23 et 27. GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 399. LA FONTAINE, Œuvres, épît. x, t. VI, p. 113. Conférez la 2° partie de ces Mémoires chap. x, p. 146, note 3, et p. 479.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (18 février 1671), t. I, p. 364, édit. G.

4 SÉVIGNÉ, Lettres (21 octobre et 6 novembre 1676), t. V, p. 176 et 194. Ce couvent était dans la rue du Bac, entre la rue Saint-Domi

comtesse de Montsoreau', qui montra de l'habileté à rétablir les affaires d'un mari incapable. Quant à mademoiselle de Fiennes, elle suivait l'exemple de sa mère, que ses intrigues amoureuses avaient fait chasser de la cour d'Anne d'Autriche 2. Une union parfaite régnait entre la mère et la fille, alors courtisée par le cavalier le plus accompli de la cour, le beau jeune duc de Longueville, autrefois comte de Saint-Paul. Par la suite, mademoiselle de Fiennes fut rayée du nombre des filles d'honneur de la reine, pour s'être laissé enlever par le chevalier de Lorraine, dont elle eut un fils, qui fut élevé sous son nom3. Sa mère était loin de s'opposer à cette union. Madame de Fiennes exerçait une grande influence sur MonSIEUR, dont le chevalier de Lorraine était le favori. Spirituelle, caustique, arrogante, ambitieuse et avare, elle était liée avec madame de Sévigné, et assez souvent invitée par elle à ses dîners 4.

Dans madame de Fiennes, madame de Sévigné ména– geait une de ses anciennes amies du temps de la Fronde; et on comprend le plaisir qu'avait Sévigné de se trouver

nique et la rue de Grenelle; il a été démoli. Voyez le plan de Paris de Buillet, 1676 ou 1710.

'Sur la famille Montsoreau, conférez TALLEMANT DES Réaux, t. V, p. 192 et 195, édit. in-8°;'t. IX, p. 60 à 63, édit. in-12. - Journal de Henri III; Cologne, 1720, t. I, p. 32 (année 1579). — EXPILLY, Grand dictionnaire de la France, au mot Montsoreau.

2 MOTTBVILLE, Mémoires, t. XLI, p. 252; t. XLII, p. 328. — MONGLAT, Mémoires, t. XLI, p. 157. — SÉVIGNÉ, Lettres (25 novembre 1655), t. I, p. 56, édit. G. — Mémoires et fragments historiques de MADAME, édit. de Busoni, 1834.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (30 mars et 1er avril 1672), t. II, p. 442 et 447, édit. G.

4 SÉVIGNÉ, Lettres (30 décembre 1672, 26 juin 1676, 6 décembre 1679), t. III, p. 138; t. IV, p. 503; t. VI, p. 238.

avec mademoiselle de Fiennes, si jolie, si aimable et d'une humeur si facile.

Il en était de même de madame de Salins, qui, comme belle-sœur de la comtesse de Brancas, devait aussi faire partie de la société de madame de Sévigné. Madame de Brancas avait été une des femmes les plus compromises par les papiers de Fouquet'; mais elle rentra en grâce auprès du roi, qui la voyait avec plaisir, et elle eut du crédit à la cour. L'on crut (et Louis XIV ne donnait que trop souvent prise à de tels soupçons) que la beauté de mademoiselle de Brancas, qui fut mariée au prince d'Harcourt, avait été la cause de ce retour de faveur 2. Madame de Salins n'était pas plus scrupuleuse que madame de Brancas sur la fidélité conjugale; mais elle avait un mari moins distrait et moins facile à tromper. Cependant l'indiscrétion ou la maladresse d'un portier révéla le secret de ses amours, six semaines après que Sévigné l'eut rencontrée chez mademoiselle Raymond 3.

C'est avec intention que Sévigné, dans cette liste des femmes que les jeunes gens du grand monde faisaient gloire de fréquenter, nomme en première ligne mademoiselle de Lenclos et madame de la Sablière. C'était en effet alors les deux femmes les plus célèbres de Paris, par les agréments de la société choisie qu'elles réunissaient

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'MOTTEVILLE, Mémoires, t. XL, p. 209 et 210. Recueil manuscrit de Chansons historiques (Bibliot. royale), t. III, p. 195-217| (année 1668).

2 Les fausses Prudes, ou les amours de madame de Brancas; 1680, in-12, p. 339 et 347 à 350.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (24 avril 1671 ). Elle était la femme de Garnier de Salins, trésorier des parties casuelles et beau-frère du comte de Brancas, qui avait épousé sa sœur.

chez elles. Comme à l'hôtel de Rambouillet, la poésie, les beaux-arts, les entretiens galants défrayaient en grande partie les plaisirs qu'on y goûtait. Cependant les progrès du cartésianisme, les discussions que la secte des jansénistes avait excitées, les nouvelles découvertes en physique, la création d'une académic des sciences introduisaient alors dans la société française le goût des connaissances positives. Les fenimes les plus douées de capacité avaient suivi ce mouvement des esprits. Leur instinct de domination, le désir de plaire et de se faire admirer par l'autre sexe entraient sans doute pour beaucoup dans les efforts qu'elles faisaient pour s'arracher à la frivolité de leurs penchants. En leur présence, on se livrait moins à l'analyse subtile des mouvements du cœur, mais on les exprimait. On cherchait à plaire aux femmes non-seulement en les amusant, mais en les instruisant; on ne craignait pas de se livrer avec elles à des entretiens sérieux sur la nature, la religion, la philosophie.

Madame de la Sablière, riche, jeune et belle, se rendit surtout célèbre par ses étonnants progrès dans ces études ardues. Sauveur et Roberval lui avaient montré les mathématiques; pour elle Bernier avait composé l'abrégé des ouvrages de Gassendi. Elle donna asile à ce philosophe, ainsi qu'à la Fontaine et à d'Herbelot l'orientaliste. Mais l'amitié ne put seule satisfaire son cœur; elle éprouva toute la puissance de l'amour. La philosophie, qui, selon la nature des esprits, éteint ou fait briller à nos yeux les lumières de la religion, la rendit tout entière à celle-ci, et l'arracha à un monde dont elle faisait les délices '. Il n'en fut pas de même de mademoiselle de Lenclos,

Conférez, sur madame de la Sablière Poésies diverses d'Antoine,

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qui garda jusqu'à la fin son épicurisme effronté, et resta fidèle au principe de sa philosophie toute profane. Celle qui disait «< qu'elle rendait grâces à Dieu tous les soirs de son esprit, et le priait tous les matins de la préserver des sottises de son cœur, » ne pouvait trouver dans le pur sentiment d'amour un remède contre les aberrations des sens. Jamais aussi elle ne se laissa dominer par eux dans le choix de ses relations, et elle fut toujours entourée d'un nombreux cortège d'amis. Quoique ne possédant qu'une fortune médiocre, mademoiselle de Lenclos réunissait dans sa maison de la rue des Tournelles 2 (tout près de la rue où madame de Sévigné venait de se fixer) la société la plus nombreuse, la mieux choisie, la plus renommée par la politesse, les grâces, la réputation de savoir et d'esprit de ceux qui la composaient. On voit que mademoiselle de Lenclos avait quitté le faubourg SaintGermain pour revenir au Marais, premier théâtre de ses succès 3; et c'est là qu'elle devait finir ses jours. La Fare, que Chaulieu proclame « l'homme le plus aimable que les siècles aient pu former 4; » la Fare, adonné au jeu, et que les cercles de madame de la Sablière devaient

Rambouillet DE LA SABLIÈRE et de François DE MAUCROIX, 1825, in-8°, p. vII-XXVI. - Histoire de la vie et des ouvrages de LA FONTAINE, 1820, in-so, p. 428, et 1824, 3o édit., p. 220, 290, 338, 349, 380, 382, 389, 413, 458 et 557. Biographie universelle, t. XXXIX, p. 442.

' SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, 1753, in-12, t. IV, p. 161. (Discours sur l'amitié, adressé à la duchesse de Mazarin. )

2 DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de mademoiselle de Lenclos, 1751, p. 26 et 28. Cette maison était située derrière la place. Douxménil en a donné la description.

3 Voyez la 1re partie de ces Mémoires, p. 261.

4 CHAULIEU, Œuvres, t. II, p. 46. dans la note.

T. IV.

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