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ductibles et primitives, auxquelles peuvent se ramener toutes les antithèses de la pensée la cause et l'effet, l'essence et la manifestation, l'unité et la multiplicité, l'éternité et le temps, la perfection et le changement, l'absolu et le relatif1.

Il est incontestable d'abord que nous avons la notion du fini. Toutes les sciences, tous les arts ont directement ou indirectement pour objet des éléments finis, sous la forme, soit de nombres, de grandeurs ou de figures déterminées, soit de corps, d'êtres ou d'esprits particuliers. Il est même une science, une des plus vastes et des plus universellement connues dans ses principes, qui s'occupe spécialement à rechercher les rapports et la nature des quantités ou des grandeurs finies; c'est la science mathématique, la science par excellence d'après lés vues des anciens, plus familiarisés avec l'étude du fini qu'avec celle de l'infini 2.

Mais nous avons également la notion de l'infini ; et nous l'appliquons sans cesse au temps, à l'espace, à l'Être suprême. Nous disons que l'infini repousse toutes les déterminations particulières que nous affirmons des choses finies; qu'il n'a, par exemple, aucune forme, aucune couleur, aucun son; qu'il n'est visible, ni tangible. Il n'est aucune science non plus où n'entre l'idée de l'infini; car, toute science est au moins déterminable à l'infini dans son objet propre, et dans ses rapports avec l'universalité des choses. La physique admet la divisibilité à l'infini des corps. Les sciences naturelles regardent les espèces et les genres comme la source infinie d'où s'échappent les individualités. La psychologie proclame l'infini dans les facultés de l'esprit. Les mathématiques ellesmêmes emploient constamment l'infini dans la théorie des parallèles, dans la géométrie transcendante, dans les progressions et les séries, et surtout dans le calcul différentiel. La conscience populaire enfin, dans toutes

Confer MM. Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie, 1828, leçon 4e; Bouillier, Théorie de la raison impersonnelle, ch. 1; Lamennais, Esquisse d'une philosophie, préface, p. 9, s.

2 Cf. M. Bordas-Demoulin, Le cartésianisme, Théorie de l'infini, t. I, p. 452, s.

les langues connues, exprime l'infini par les mots: toujours et jamais. 2. Cependant des philosophes, se fondant sur les sens comme unique source des connaissances humaines, ont nié la notion de l'infini, qu'ils ne parvenaient pas à saisir. D'autres, au contraire, ont nié la notion du fini, qu'ils ne pouvaient pas déduire de l'unité absolue et infinie, comme point de départ de la science. Le sensualisme et le panthéisme sont des doctrines extrêmes, également exclusives, également fausses1. En procédant avec méthode, sans préoccupation systématique, il faut admettre à la fois le fini et l'infini.

Ceux qui nient la notion de l'infini, parce qu'elle surpasse la portée des sens, cherchent à la résoudre dans l'indéfini, c'est-à-dire dans une grandeur que l'imagination étend sans cesse et toujours davantage, dont elle vient à perdre de vue les limites, mais qui reste cependant finie 2. L'indéfini n'est donc autre chose que le fini qui cherche l'infini, c'està-dire le fini qui, porté sur les aîles de l'imagination, atteint à des proportions tellement grandes qu'il devient impossible d'assigner ses limites, bien que ces limites existent en réalité. Cela posé, il est évident que la notion de l'indéfini est un subterfuge destiné à sauver la stérilité du sensualisme, et de plus, un subterfuge malheureux. Car, si l'indéfini a des limites, il faut, sinon les découvrir, au moins en tenir compte. Dès lors, toutes les propositions des mathématiques, dans leur rapport avec l'infini, croulent par la base : il n'est plus vrai que les parallèles, aussi loin qu'on les prolonge, ne puissent jamais se rencontrer; il n'est plus vrai que la progression arithmétique 1 + 2 + 3 + 4... etc. soit infinie, c'est-à-dire qu'on puisse toujours ajouter une unité à un nombre quelconque, si grand qu'il soit; il n'est plus vrai que les corps soient divisibles à l'infini. D'une autre part, si l'indéfini a des limites,

1 Cf. Mon Essai théorique et historique sur la génération des connaissances humaines, introduction, p. 37, s.; partie théorique, p. 85, s.; partie historique, p. 759, s.

'Cf. D'Alembert, Encyclopédie, art. Infini; Locke, Essai sur l'entendement humain, liv. 2, ch. 17; et la plupart des philosophes du xvIII® siècle en France.

d'où vient la puissance que possède l'imagination de les étendre toujours davantage et de dépasser indéfiniment les limites primitivement assignées comme les dernières possibles? D'où vient qu'on ne peut pas même poser une limite, sans qu'aussitôt il faille la reporter plus loin? Évidemment il y a là un mystère dont l'infini seul peut rendre raison, et qui provient d'une vaine tentative de l'imagination pour saisir ce qui lui échappe. Ce mirage de l'indéfini qui fuit toujours devant les sens indique clairement que l'infini existe, et de plus qu'il n'est pas une notion sensible. C'est sur la base de l'infini que se développe l'indéfini ; c'est la raison qui soutient l'imagination dans son vol à travers les espaces, comme pour attester sa vanité et son impuissance1 (no 6).

Ceux qui, à l'exemple de Spinoza, rejettent la notion du fini, parce qu'elle ne se laisse pas déduire de l'unité absolue et infinie, qui existe nécessairement et qui enveloppe tout ce qui est, sont plus difficiles à combattre. Il n'est pas aussi aisé en philosophie de démontrer l'existence du fini que celle de l'infini. Aussi, le grand problème de toute métaphysique un peu profonde a-t-il toujours porté sur la déduction des êtres finis, sur la théorie de l'individualité. Nous ne sommes pas encore en mesure de résoudre cette question. Mais, que le fini soit d'ailleurs un mode de l'infini, ou une réalité propre, subsistant en elle-même, toujours est-il certain que nous en avons la notion, soit comme mode, soit comme substance 2.

3. Nous entendons par fini ce qui a des bornes, des limites, sous quelque rapport que ce soit, comme qualité ou quantité, comme force ou comme grandeur. Un être qui, dans son activité, rencontre des obstacles, est fini, déterminé, sous le rapport de la force. Un être qui a une forme limitée dans l'espace ou qui est juxtaposé à d'autres êtres, à d'autres réalités, est fini, déterminé, sous le rapport de la grandeur. En un mot, partout où il y a limitation, soit intérieure, soit extérieure,

' Cf. Fénelon, Traité de l'existence de Dieu, seconde partie, ch. 2. M. Bouillier, Théorie de la raison impersonnelle, ch. 1, p. 7, s.

2 Cf. M. Bouillier, ibid. p. 16, s.

il y a finité. Ces deux formes du fini, sont même corrélatives: un contenu déterminé suppose nécessairement un extérieur, et réciproquement. Le caractère propre du fini, c'est donc la possibilité d'une distinction entre un intérieur et un extérieur, par conséquent, le défaut de réalité, le défaut d'être ou d'essence. Car l'essence exprime la réalité propre de l'être : ces trois termes sont ici synonymes.

Si le fini est un défaut de réalité ou d'essence, il est une négation. Il est la négation de toute réalité ultérieure qui' n'est pas sa propre réalité. Car, en lui-même, il est quelque chose: il est positif et réel, il a une essence. Mais son essence n'est pas toute essence; et c'est parce qu'elle n'est pas toute essence, c'est parce qu'il existe encore quelque réalité en dehors d'elle, qui la limite et dont elle est privée, qu'elle est négative et finie 1.

La négation contenue dans l'idée du fini n'est donc pas absolue, mais seulement relative. C'est la négation de toute réalité ultérieure, et non pas de toute réalité. Le fini n'est tel que par rapport à d'autres êtres. Comme négation relative, il existe, mais avec des restrictions, avec des limitations intérieures et extérieures. Comme négation absolue, il n'aurait aucune existence; il serait le néant, le néant absolu, qu'on ne peut ni concevoir, ni exprimer, comme Platon l'avait déjà remarqué dans le Sophiste.

D'où il suit qu'il n'existe pas de fini absolu, comme régation absolue de toute réalité; en d'autres termes, que le fini tient toujours par quelque rapport à l'infini. Comment y tient-il? Nous disons que c'est par ce qu'il est en lui-même, c'est-à-dire par son essence ou sa réalité. En effet, si le fini n'est tel que par rapport à d'autres êtres, il n'est donc pas fini en lui-même. Si, d'une autre part, le fini exprime une négation, cette négation ne porte pas sur l'essence de l'être, considérée en elle-même, puisqu'elle est quelque chose, mais sur ses rapports avec toute essence ultérieure. En elle-même, toute essence est positive et

' Cf. Krause, System der Philosophie, p. 413.

réelle. Elle n'est donc pas finie, mais infinie; elle n'est pas actuellement déterminée dans tout son contenu, mais infiniment déterminable. Aussi est-il impossible de se représenter un fini absolu, quelque chose qui soit absolument en dehors de toute relation avec ce qui est, et séparé de tout l'ensemble des êtres et des phénomènes de l'univers1 (n°77).

4. L'infini exprime l'absence de tout ce qui est fini et déterminé; l'absence de toute limite, de toute négation, de toute forme particulière. L'infini, comme tel, est une totalité complète dans laquelle on ne peut plus distinguer entre l'intérieur et l'extérieur; qui ne contient aucun défaut de réalité; mais qui est en lui-même tout ce qui est réel et positif. Ainsi, l'espace comprend dans son infinité toutes les formes, toutes les figures réelles et possibles; aucune combinaison de lignes ne peut exister en dehors de l'espace, qui lui-même n'a aucune forme déterminée; son essence est sans bornes dans l'immensité ; aucun lieu ne lui est extérieur ; il n'a ni commencement ni fin dans aucune de ses dimensions.

Si l'infini est l'absence de tout ce qui est fini, il est la négation de toute négation; il est essentiellement positif. L'infini est l'affirmation de toute réalité, de toute essence, comme le fini en est la négation relative; et comme tout ce qui est négatif atteste le fini, tout ce qui est positif et réel atteste l'infini. Le fini même, nous venons de le voir, en tant qu'il est quelque chose et qu'il a une essence, est de l'infini, ou plutôt est infini. Toute essence est infinie, considérée en elle-même; en d'autres termes, l'infini, comme essence, est dans tout ce qui est, parce que rien ne lui est extérieur. Ainsi, toute figure déterminée dans l'espace est encore infinie en elle-même, et déterminable à l'infini dans son essence propre. Chaque ligne, par exemple, peut être étendue ou divisée à l'infini, notamment si on la représente par l'unité.

5. L'infini, étant positif en lui-même, est aussi une idée positive, comme le fini est par la même raison une notion négative. La plupart

' Cf. M. Bordas-Demoulin, Théorie de l'infini, p. 436. M. Bouillier, Théorie de la raison impers., p. 14, s.

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