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NOTICE BIOGRAPHIQUE

Jean de La Bruyère est né à Paris, au mois d'août 1645. Son père, Louis de La Bruyère, contrôleur des rentes de la ville, et sa mère, Élisabeth Hamonyn, appartenaient l'un et l'autre à une famille bourgeoise de Paris. Il étudia le droit et se fit recevoir avocat au Parlement; mais à vingt-huit ans il abandonnait le barreau, dont le travail convenait sans doute peu aux instincts critiques, aux tendances méditatives, à la scrupuleuse délicatesse de son esprit. En 1673 il achetait un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen. Les trésoriers étaient assez nombreux à cette époque pour qu'il fût permis à quelquesuns d'entre eux de ne pas résider dans leur généralité. Aussi La Bruyère, son serment prêté, revint-il à Paris, et grâce aux honoraires qui étaient attachés à la charge qu'il avait achetée, il put y vivre, en toute indépendance, de cette vie studieuse et tranquille dont il goûtait si vivement les charmes3.

1. M. A. Jal en a découvert la preuve authentique, restituant ainsi à Paris un honncur que l'on avait longtemps attribué à Dourdan ou à quelque village voisin, et donnant à la naissance de l'auteur des Caractères la date certaine que l'on avait cherchée vainement jusqu'à ces dernières années. Suivant un extrait des registres de la paroisse de Saint-Christophe en la Cité, La Bruyère a été baptisé le 17 août 1615. Le jour du baptême, d'ordinaire, suivait de très près celui de la naissance.

2. On appelait généralité, au dix-septième siècle, la circonscrip

tion territoriale soumise à la juridiction d'un bureau de finances. Les trésoriers qui composaient ce bureau prenaient le titre de conseillers du roi, trésoriers de France, généraux des finances.

3. Voyez le chapitre du Mérite personnel, page 75 (Il faut en France....); le chapitre des Jugements, p. 382 (La liberté....); p. 384 (Ne faire sa cour à personne....); etc. On vivait fort à l'aise dans la famille de La Bruyère. Les quelques documents qui nous restent sur la situation matérielle de l'écrivain nous le montrent sous un aspect assez imprévu et usant,

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Il fit cependant, en 1684, l'abandon de cette liberté précieuse Sur la présentation de Bossuet qui, au rapport de Fontenelle, << fournissait ordinairement aux princes les gens de mérite dans les lettres dont ils avaient besoin », le grand Condé chargea La Bruyère d'enseigner l'histoire1 à son petit-fils, le duc de Bourbon. Nous pouvons le dire sans injustice ni témérité : l'élève était peu digne du maître. «Insolent, brutal même, aimant les grimaces et les puérilités, il ne faisait aucun cas des hommes et des choses qui pouvaient polir son esprit et son caractère 2. » Du moins était-il intelligent, et Saint-Simon, qui a fait de lui, comme de son père, un portrait peu flatté, nous apprend qu'il conserva toute sa vie « les restes de l'excellente éducation » qu'il devait en partie à La Bruyère.

Averti du mérite de La Bruyère par Bossuet, Condé put entrevoir les solides qualités et les délicatesses rares de son esprit; mais il mourut avant que le maître d'histoire de son petit-fils eût livré le secret de ses méditations solitaires. A Versailles et à Chantilly, la modestie de son rôle, la dignité de son caractère et une certaine gaucherie3 un peu farouche maintenaient La Bruyère à l'écart. S'il se mêlait à la foule, c'était pour s'y perdre, et pour y étudier à l'aise les personnages dont il devait peindre si admirablement les vices et les ridicules. Il avait pris plaisir à écrire les impressions qu'il recevait des hommes et des choses, notant une à une les réflexions que faisaient naître en lui la lecture qu'il venait d'achever, la conversation qu'il avait entendue la veille, l'impertinence dont il avait été la victime ou le témoin, et tout ce qui, de près ou de loin, attirait son attention. Du fond de son cabinet, il adressait aux courtisans qu'il voyait s'agiter à Versailles, et tout aussi bien aux bourgeois de Paris, dont il avait également appris à connaître les mœurs et le caractère, les sévères leçons de morale et d'honnêteté qu'il puisait dans la plus sage des philosophies. Il distribua bientôt ses réflexions sous un certain nombre de titres, les plaça mo

lui aussi, des « biens de la fortune ». Il eut, au moins pendant quatre années, ses gens, son carrosse et ses chevaux, dont il partagea la dépense avec son frère Louis. Sa chambre était ornée d'une << tenture de tapisserie de verdure de Flandres », qu'il avait achetée

1400 livres à la vente des meubles de son oncle, Jean de La Bruyère.

1. L'histoire, la géographie et les institutions de la France.

2. Allaire, Journal de La Bruyère dans la maison de Condé. (Correspondant de 1875.)

3. Voy. plus loin, p. vii, notes.

destement, comme une sorte d'appendice, à la suite des Caractères de Théophraste, qu'il avait traduits du grec, et les lut à quelques amis. Ils lui mesurèrent les éloges, paraît-il, avec une prudente réserve 1. Heureusement cette froideur ne découragea pas La Bruyère il résolut de faire imprimer son manuscrit. Au milieu du siècle dernier, le savant Maupertuis racontait à Berlin de quelle façon La Bruyère remit ses Caractères au libraire qui les édita, et l'anecdote mérite d'être conservée.

« M. de La Bruyère, disait-il, venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s'amusait avec un enfant bien gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet: « Voulez-vous imprimer ceci ? (C'était les Caractères.) Je ne sais si vous y trouverez votre compte ; mais en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. » Le libraire entreprit l'édition. A peine l'eut-il mise en vente qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit, dans la suite, le mariage le plus avantageux 2. »

Imprimé à la fin de 1687, sans nom d'auteur et sous ce titre les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, le livre fut mis en vente dans le cours de l'année 1688. La première édition ne contenait guère que le tiers de l'ouvrage que nous possédons; c'étaient les maximes et les réflexions qui y tenaient le plus de place. Très peu de « caractères », très peu de « portraits » : quoi qu'en ait dit plus tard le Mercure galant, la malignité du public ne pouvait guère trouver à se repaître en ce petit recueil de « remarques » et de « pensées », où ne paraissait nulle allusion satirique à des personnes particulières. Néanmoins le livre fit un grand bruit; l'édition s'épuisa vite; une seconde et une troisième la suivirent de près. Le succès enhardit La Bruyère, et sans jamais abandonner le travail d'incessante revision auquel il

1. Certains passages du chapitre des Ouvrages de l'Esprit sont évidemment des ressouvenirs de ces consultations préalables. Voir p. 32 (L'on devrait aimer....) ; p. 34-35 (L'on m'a engagé....), et les quatre alinéas suivants); p. 38 (Il

n'y a point d'ouvrage.... C'est une expérience faite....), et les notes.

2. Formey, secrétaire perpétuel de l'Académie de Berlin, a rapporté cette anecdote, qu'il tenait de Maupertuis, dans l'un de ses discours académiques.

soumit ses Caractères et dont neuf éditions portent les marques1, il écrivit de nouvelles réflexions et surtout de nouveaux portraits. La quatrième édition (1689) reçut plus de trois cent cinquante caractères inédits; la cinquième (1690), plus de cent cinquante; la sixième (1691) et la septième (1692), près de quatre-vingts chacune; la huitième (1694), plus de quarante.

Le duc de Bourbon s'était marié en 1685, et avait cessé de prendre des leçons d'histoire. La Bruyère cependant n'avait point quitté la maison de Condé : l'éducation du jeune duc de Bourbon terminée, il était devenu l'un des gentilshommes3 de M. le Duc, qui était le père de son ancien élève, et qui devait, après la mort du grand Condé, s'appeler M. le Prince. Il put

1. Peu d'auteurs se sont « corrigés autant que le faisait La Bruyère. Ni l'impression, ni même le tirage en feuilles de son ouvrage n'arrêtait ses retouches.

2. Cette éducation n'avait pas été pour lui une besogne bien attrayante. L'élève, nous l'avons. dit, était désagréable et indocile (cf. p. 1, et plus bas, n. 4); de plus, son grand-père, le grand Condé, prétendait avoir la haute main sur son instruction et intervenait assez souvent pour imposer ses vues au précepteur. La Bruyère, esprit très indépendant et assez fier, avait besoin, comme il l'écrit lui-même dans une lettre de cette époque, de « consolation »>. Condé, on le sait, n'était pas d'une humeur facile. Voir la fin du portrait que La Bruyère a tracé de lui sous le nom d'Émile.

3. Il lui resta attaché aussi. comme le dit l'abbé d'Olivet, en qualité d'« homme de lettres >>. La Bruyère servait apparemment de bibliothécaire, et quelquefois aussi de secrétaire, au duc de Bourbon et au prince de Condé.

4. Le fils du grand Condé, avec

quelques-unes des brillantes qualités d'esprit de son père, avait hérité de tous les défauts de caractère de la famille. Il était avare, jaloux, soupçonneux, violent jusqu'à la cruauté. Mari, il faisait de sa femme « sa continuelle victime »>, allant jusqu'aux injures et « aux coups de pied et de poing ». « Maître détestable dit Saint-Simon; il était, dit Lassay (un de ses gendres), « haï de ses domestiques ».

Quant au duc de Bourbon, l'ancien élève de La Bruyère, son âge mûr ne démentit pas les tristes promesses de son enfance. Très disgracié de la nature, et malin jusqu'à la « férocité », il ressemblait, dit Saint-Simon, à « ces animaux qui ne semblent nés que pour dévorer et pour faire la guerre au genre humain ». Ajoutons que La Bruyère leur plaisait peu; il leur paraissait trop froid, trop réservé, trop sec. (Cf. p. vIII, notes, et p. xxvI.) L'humeur << bon enfant » du poète Santeuil, qui, lui, se montrait fort conciliant sur le chapitre de la dignité, agréait mieux à ces maîtres despotes et bizarres.

donc étudier jusqu'à son dernier jour le spectacle curieux qu'offrait la cour à tout observateur désintéressé, et de plus en plus assuré contre les attaques de ceux qui eussent voulu entreprendre sur sa liberté, il osa plus souvent peindre les gens au milieu desquels il vivait.

La huitième édition (1694) offrit un intérêt particulier. Elle contenait l'excellent discours prononcé par La Bruyère à l'Académie française le jour de sa réception 1, et la préface très acerbe qu'il avait cru devoir y joindre.

Sa candidature à l'Académie avait rencontré d'ardents adversaires, et comment s'en étonner? « Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis », lui avait-on dit, alors qu'il préparait la publication des Caractères. Et le livre, en effet, avait aussitôt soulevé de violentes inimitiés, dont le nombre s'était accru chaque jour. Beaucoup de gens ne voulaient y voir, et pour cause, qu'un libelle injurieux. Tous ceux dont la malignité publique, à tort ou à raison, mettait les noms 2 audessous des portraits tracés par La Bruyère, tous ceux qui s'étaient sentis secrètement blessés des traits qu'il avait lancés comme au hasard, tous ceux enfin qui avaient quelque chose à craindre d'un écrivain moraliste et satirique à la fois, s'indignaient à la pensée qu'il pût devenir académicien. Les ennemis que La Bruyère avait au sein de l'Académie obtinrent, une première fois, qu'elle donnât raison aux ennemis du dehors. L'auteur des Caractères s'étant présenté en 1691 pour succéder à Benserade, la majorité des académiciens lui préféra un auteur de frivoles badinages, Étienne Pavillon, poète aimable et fort à la mode, honnête homme d'ailleurs, qui avait eu la modestie de ne pas se mettre sur les rangs. Une seconde tentative, faite en 1693, fut plus heureuse, et grâce à l'appui chaleureux de Racine, de Boileau, de Regnier-Desmarets, grâce aussi peut-être, s'il faut tout dire, à l'intervention du secrétaire d'État Pontchar

1. Discours qui, comme pièce de critique littéraire, est « aussi digne que celui de Buffon, de prendre l'autorité d'une œuvre classique ». F. Hémon.

2. Ces suppositions, inscrites par leurs auteurs sur la marge des exemplaires des Caractères, sont ce qu'on appelle les Clefs. Pendant

la vie de La Bruyère, elles circulèrent manuscrites; la première Clef imprimée parut probablement en 1697, comme complément à la neuvième édition (1696) des Caractères. Les éditeurs du dix-huitième siècle imprimèrent ensuite, en même temps que le livre, ces interprétations qui plaisaient tou

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