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et distinct. Tous les procédés d'inversion, d'interrogation, de répétition, d'énumération, de syllepse, que La Bruyère emploie à cet effet, ce n'est pas à nous de les étudier ici; chaque ligne de son livre en offrira au lecteur attentif quelque exemple. Que l'on observe seulement d'un peu près les commencements et les fins de ses phrases on y pourra toucher du doigt le double effort d'expression que nous venons de signaler. Ainsi, pour la façon vive, piquante, imprévue de terminer l'énonciation d'une idée et, à cet effet, de faire attendre et de dérouter d'abord le lecteur, le savoir-faire de La Bruyère est admirable. On en connaît l'exemple classique :

« Il s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu, de la « santé, de la ferveur et une bonne vocation; mais qui n'étaient << pas assez riches pour faire dans une riche abbaye vœu de < pauvreté. >>

« Ce dernier trait, dit avec raison Suard, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. » Et il se plaint, non moins judicieusement, de ce que « les modernes négligent trop ces artifices que les anciens recherchaient avec tant d'étude. » Et, en effet, est-il défendu, de tirer de la langue dont on use tout ce qu'elle peut donner? Est-ce de la vaine rhétorique, que cette culture plus exigeante et plus creusée de l'expression en vue de la forcer à rendre le maximum d'effet possible? La Bruyère, sur ce point, s'est justifié lui-même. « S'il donne quelque tour 2 à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. >>

Telles sont les principales qualités dont la coopération donne au style de La Bruyère cette abondance inépuisable qui semble toujours avoir en réserve des moyens nouveaux pour frapper ou amuser l'imagination, pour attirer ou retenir l'attention du lecteur. Quant aux défauts de cette manière, ce sont, comme il arrive toujours, des excès. Tantôt La Bruyère s'oublie dans 2. Page 43.

1. Page 431.

cette fabrication d'expressions qui ne coûte guère à son imagination, et, dans de certains endroits, il y a redondance et verbiage. Tantôt son amour pour le détail qui peint se trompe sur l'effet, sérieux ou comique, d'une image piquante; et de là une faute de goût, qui nous choque, comme nous choquent parfois les plaisanteries moins heureuses d'un homme de trop d'esprit. Ailleurs enfin, l'auteur des Caractères est dupe de sa louable ambition de rendre l'expression aussi conforme que possible à l'objet pensé. Il voit tous les aspects d'une idée, tous les éléments qui constituent un fait moral, toutes ses conséquences et tous ses motifs et comme tout cela se tient dans la réalité, il ne voudrait pas rompre et déchirer en l'exprimant cet ensemble vivant et complexe; il se travaille donc à combiner sa phrase de façon à ne rien isoler et que tout y entre; mais l'effort de l'artiste vient se briser contre le génie de la langue et les lois de la construction française, qu'on ne peut tourner indéfiniment et violenter outre mesure; si bien que, de ce travail de concentration concise sort une phrase emmêlée, ténébreuse, lourde ou d'allure prétentieuse3.

Et ceci nous amène à définir l'impression générale que produit et que laisse le style de La Bruyère. C'est une impression de travail. Bien rares sont chez lui les endroits où l'on subisse l'effet captivant, le charme exquis de la nature naïvement éloquente. « Entre toutes les différentes expressions qui

1. Par exemple, pag. 172-175: « Nous ne sommes point mieux flattés, mieux obéis, plus suivis, plus entourés, plus cultivés, etc. » Je vois bien là l'effet d'accumulation que l'auteur veut produire; mais les mots qu'il entasse sont médiocrement significatifs. Comparez un peu plus loin la phrase: « C'est comme une musique qui détonne, » etc.

2. Cf. les jeux de mots sur le mot fortune (p. 176, 1. 14), sur le mot poli (p. 199, 1. 22), sur le mot élever (p. 498, 1. 11), sur le mot rare (p. 155, l. 17). On peut noter aussi comme tours d'une ironie douteuse (p.165): «Fuyez, retirez-vous, » etc.;

(p. 225): « Qui est plus esclave... »; (p. 128, l. 18): « Si l'on continue de parler... »; (p. 393-394): « Je tombe en faiblesse... pour me ranimer », etc. 3. Cf. p. 237,1.1: « Ironie forte, etc. (la fin de la phrase); p. 250: « Le prince n'a point... » ; - p. 267: Il s'assied,» etc. (la fin de la phrase);

p. 272: « Il fait courir un bruit faux, » etc.

4. Comme, par exemple, dans cette phrase souvent citée : « Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter de faire une sottise. » Même dans des passages où l'accent personnel et sincère est le plus visible et où la phrase, par conséquent, eût dû,

peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. Tout ce qui ne l'est pas est faible, et ne satisfait pas un homme d'esprit qui veut se faire entendre 1. » C'est lui qui le déclare, et, assurément, dans son livre, ces expressions adéquates et parfaites abondent; mais on sent trop souvent qu'elles ne sont pas contemporaines de la pensée qu'elles expriment, qu'elles n'ont pas éclos de prime abord avec elles, qu'elles n'ont pas été, comme on disait au dix-septième siècle, rencontrées 2. Elles sont trouvées; elles sont un résultat, une conquête; elles sont le produit artificiel d'une élaboration préparatoire. Et l'effet de cette production qui parfois, sans doute, était laborieuse, persiste et se trahit. Quelque habile que soit l'artiste à dissimuler le passé et l'échafaudage de sa phrase, elle garde, trop souvent, de l'effort d'où elle est sortie, je ne sais quelle contraction peineuse, un air un peu fané, une sorte de ride au visage. Elle n'a pas la fraîcheur des choses spontanées. Si heureuse, si parfaite qu'elle soit, ou plutôt qu'elle soit devenue, il manque neuf fois sur dix, à cette perfection, à ce bonheur, cette fleur de grâce aisée ou de force facile qui fait les très beaux styles. Et voilà pourquoi (puisqu'il faut bien que toute critique, si elle veut juger, aboutisse à un discernement et à une hiérarchie) La Bruyère doit être mis, quoi qu'on en ait dit, au-dessous des premiers prosateurs de notre âge classique, au-dessous de Bossuet, de Mme de Sévigné, de Molière, de Saint-Simon et de Fénelon même. La facilité est un don gratuit de la nature, il est vrai, et un privilège qui n'a rien de méritoire; mais dont cependant la primauté souveraine doit être toujours réservée. Il convient d'honorer la patience, de l'imiter surtout, mais, sans croire, en dépit de Buffon, que, si longue soit-elle, elle se puisse jamais confondre avec le génie. Et du reste, la part n'est pas si mauvaise, pour ces écrivains du second rang, parmi lesquels la justice oblige de ranger La Bruyère. Car ils sont plus instructifs que les très éminents;

ce semble, couler de source, on sent qu'elle a été maniée et remaniée « Bien des gens... parmi les habiles» (p. 34); << S'il donne quelque tour à ses pensées... à son dessein» (p. 43). Je ne dis pas que ces phrases soient foncièrement mauvaises, ni même mé

diocres; mais je dis que sous la plume de Bossuet, de Fénelon, de Pascal, ou même de La Rochefoucauld, elles eussent pris une autre allure, plus ferme, plus franche.

1. Page 33.

2. Cf. pages 38, 484, 515, 516.

leurs défauts, plus visibles, sont moins dangereux; leur excellence est plus accessible et n'a rien pour décourager, par cela même qu'elle est moins le fruit de la nature que du travail.

III

LA PENSÉE ET LA COMPOSITION DANS LES CARACTÈRES

Un livre de morale peut être instructif à divers titres. Ou bien par l'utilité universelle et durable des vues qu'il nous présente sur le cœur humain; ou bien par l'intérêt historique des renseignements qu'il nous fournit sur la portion et sur le moment de l'humanité que l'auteur a pu connaître; ou bien enfin par ce qu'il nous apprend de personnel sur cet auteur luimême.

Tous les moralistes, et spécialement tous nos moralistes, français n'ont pas ce triple attrait. Montaigne, par exemple, si bavard sur lui-même et, avec cela, si profondément humain, parle fort peu de son milieu et de son temps, dont il aime du reste à s'abstraire. La Rochefoucauld, très clairvoyant sur l'amour-propre indéracinable de l'homme, s'interdit de laisser voir le sien et s'abstient avec une soigneuse discrétion de toute révélation qui le compromette. Duclos, plus curicux des choses qui passent qu'attentif aux « choses éternelles », fait moins un livre de morale didactique qu'une histoire morale de son époque. Les Caractères de La Bruyère me paraissent être un des rares ouvrages de moraliste, où la réflexion philosophique, le document historique et la confidence personnelle se mêlent heureusement ensemble, pour notre instruction et pour notre agrément.

Et d'abord il est assez facile d'y découvrir l'homme sous l'auteur. Non pas assurément que La Bruyère y raconte sa vie en termes exprès et y expose ouvertement son « moi » ; cette façon dévoilée, que la tolérance du public encourage aujourd'hui, d'entretenir les lecteurs de soi-même, n'était pas goûtée au dix-septième siècle. Il n'était permis alors qu'aux auteurs de Mémoires de se mettre en scène publiquement, et La Bruyère respecte la distinction des genres. Si donc il nous parle de lui,

c'est indirectement; ses confessions gardent une réserve pudique; ses épanchements se déguisent sous une forme impersonnelle et générale; mais détours et réticences ne font du reste que rendre la confidence plus piquante, sans empêcher le lecteur clairvoyant d'apercevoir, presque à chaque page des Caractères, bien des jours entr'ouverts et sur le genre de vie et sur l'âme même de leur auteur. Les contemporains de La Bruyère nous ont sobrement renseignés touchant sa personne; mais j'ose dire que son livre y supplée et ne laisse à notre curiosité que peu de chose à désirer.

Sans relever ici tous les traits qui, dans les seize chapitres, pourraient contribuer à former un portrait moral de La Bruyère, je veux seulement montrer comment sa conduite et son attitude, au milieu du grand monde où il vit, nous sont aussi clairement marquées dans son ouvrage qu'elles pourraient l'être dans des Mémoires proprement dits. L'état d'âme habituel de La Bruyère, -on l'a dit souvent1 et fortement, c'est la tristesse et l'amertume. Il souffre de sa condition subalterne2; il frémit sous cette domesticité déguisée qu'il a acceptée, briguée peut-être; il est froissé d'une façon continue par les contacts quotidiens qu'elle lui impose avec les hommes de cour et les grands. Car il est, et il le sait, leur inférieur : il leur doit l'obéissance et le respect et, quand il se compare à eux soit pour l'esprit, soit pour le cœur, il ne se sent à leur égard que du mépris.

Il n'est pas envieux, sans doute, il a l'âme trop haute pour convoiter les « biens de fortune » et il a trop de finesse pour être dupe de la noblesse; mais il voit tous les jours, de ses yeux, les avantages réels que la fortune et la naissance confèrent à ceux qui les possèdent, l'avance qu'elles leur donnent dans la vie, et que le mérite, sans elles, risque de demeurer obscur et impuissant. Il s'explique douloureusement, par ce double obstacle, pourquoi il a percé si tard; et il se démontre avec amertume qu'il ne pourra percer que bien peu. Il a la con

1. Voyez en particulier M. Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire, p. 43. L'éminent critique va même peut-être un peu loin, en parlant de << mélancolie incurable », de tristesse épanchée au plus profond de l'âme », etc. Rien ne

«

serait plus faux que de s'imaginer La Bruyère comme un « désespéré » romantique ou pessimiste.

2. Voir spécialement les chapitres du Mérite personnel, des Biens de Fortune, de la Ville, de la Cour et des Grands.

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