Page images
PDF
EPUB

petit volume, les ressources de l'art d'écrire dans le dix-septième siècle français, La Bruyère paraîtrait sans doute l'auteur le plus capable d'en donner une honorable idée.

Essayons de nous rendre compte, au moins d'une façon sommaire, des qualités d'esprit ou des habitudes de composition que révèle, en l'auteur des Caractères, cette abondante variété.

C'est, d'abord, l'imagination. La Bruyère l'a, en effet, très vivante et très inventive, et il sait en profiter; il ne tient pas en défiance ce don de sa nature, et parfois il ne s'effraye pas de lâcher un tant soit peu la bride à « la folle ». Et ceci le distingue de la plupart de nos classiques du dix-septième et du dix-huitième siècle, ces hommes d'un style si sage, si entièrement, si sévèrement, si continûment raisonnable, lors même qu'ils sont poètes. Il rêve, comme eux aussi ils rêvaient sans doute, mais il n'a pas, comme eux, la mauvaise honte de ses «< rêveries ». Il y avait en lui du romancier la petite histoire d'Émire1, tant vantée et qui mérite de l'être, vaut au moins autant, comme invention, que Segrais, Hamilton, et j'ajouterais presque Mme de La Fayette. Elle nous montre que, le cas échéant, il aurait su très habilement faire entrer dans le cadre d'une aventure dramatique les résultats de son observation du cœur humain. Mais où perce peut-être encore mieux, ce me semble, cette veine inemployée, c'est dans quelques ébauches assez originales que laisse tomber çà et là, sans en tirer parti, sa plume de moraliste :

« Ce palais 2, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux, vous << enchantent et vous font récrier d'une première vue sur une << maison si délicieuse et sur l'extrême bonheur du maître qui << la possède. Il n'est plus; il n'en a pas joui si agréablement << ni si tranquillement que vous il n'y a jamais eu un jour « serein, ni une nuit tranquille; il s'est noyé de dettes pour la «porter à ce degré de beauté où elle vous ravit. Ses créan«< ciers l'en ont chassé : il a tourné la tête et il l'a regardée de « loin une dernière fois et il est mort de saisissement. »

« J'approche d'une petite ville3, et je suis déjà sur une hau«teur d'où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière

1. Pages 105-107 et la note très juste de Suard.

2. Page 178.

5. Page 139.

« baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie; elle « aune forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l'aqui«<lon. Je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses a tours et ses clochers; elle me paraît peinte sur le penchant « de la colline. Je me récrie, et je dis : Quel plaisir de vivre << sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux! Je des« cends dans la ville, où je n'ai pas couché deux nuits que je << ressemble à ceux qui l'habitent : j'en veux sortir. »

1

<< L'on ne sait point dans l'Ile qu'André brille au Marais et << qu'il y dissipe son patrimoine; du moins s'il était connu dans <<< toute la ville et dans ses faubourgs, il serait difficile qu'entre « un si grand nombre de citoyens qui ne savent pas tous juger << sainement de toutes choses, il ne s'en trouvât quelqu'un qui « dirait de lui: Il est magnifique! et qui lui tiendrait compte « des régals qu'il fait à Xante et à Ariston et des fêtes qu'il « donne à Élamire; mais il se ruine obscurément; ce n'est « qu'en faveur de deux ou trois personnes, qui ne l'estiment « point, qu'il court à l'indigence, et qu'aujourd'hui en carrosse, << il n'aura pas dans six mois le moyen d'aller à pied. >>

On sent dans ces quelques passages, qui ne sont pas les seuls de ce genre, qu'à propos de l'idée conçue ou de la réalité observée, le philosophe a laissé partir son imagination sur la piste ouverte; qu'il s'est amusé à se figurer les circonstances du fait qu'il exprimait, à en préciser les détails, à en reconstituer les précédents, à en conjecturer les conséquences. Un peu poussée, l'esquisse, qui, dans chacun de ces fragments, s'indique à peine, ferait, ce semble, le canevas d'une nouvelle ou le germe d'un personnage de roman.

Je note même, en passant, que parfois l'imagination de La Bruyère a des échappées qui surprennent. Quand par exemple l'auteur des Caractères se complaît à imaginer l'âme d'un sot 2, transfigurée par la mort, commençant alors seulement de penser, de sentir, et en train de naître, tout ébahie, à une vie nouvelle, voilà, je pense, une de ces conceptions bizarres qui faisaient appeler La Bruyère, dans son monde, « un fou tout plein d'esprit »; mais n'est-ce pas aussi l'ébauche piquante d'une espèce de fantaisie psychologique dont Swift ou Edgar Poë ne désavoueraient pas l'invention?

1. Page 187.

2. Page 337.

A cette ingéniosité créatrice s'ajoute, chez La Bruyère, un autre don d'artiste qui la seconde et qui l'achève : je veux dire la perception concrète des choses, le flair des ressemblances matérielles, le discernement heureux des réalités pittoresques, dont l'adjonction à la formule abstraite d'une idée, fortifie cette idée, l'éclaire et en assure l'impression.

« Il faut avoir trente ans pour songer à sa fortune; elle « n'est pas faite à cinquante; on bâtit dans sa vieillesse et l'on « meurt quand on en est aux peintres et aux vitriers. »

:

« L'on ne se rend point sur le désir de posséder et de « s'agrandir la bile gagne et la mort approche qu'avec un « visage flétri et des jambes déjà faibles, l'on dit : Ma fortune... « mon établissement.... >>

On citerait mille exemples de cette habileté de La Bruyère à trouver la couleur « réelle » qui permet à l'idée pure de faire, pour ainsi dire, la même sensation sur l'esprit, la même violence à l'intellect, que fait sur l'œil la matière aperçue. Contentons-nous ici d'indiquer un des endroits où le passage successif de l'idée à l'image, le va-et-vient du raisonnement à la peinture, s'accusent avec un relief particulier :

<<< Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des « riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle pro«<scription! Il n'y aurait plus de rappel". >>

Voilà la conception originaire sous sa forme abstraite. Voici le développement confirmatif qui, déjà, commence à tourner au tableau :

« Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les sa« vants! Quelle majesté n'observent-ils pas à l'égard de ces << hommes chétifs, que leur mérite n'a ni placés ni enrichis et <<< qui en sont encore à parler judicieusement! Il faut l'avouer : « le présent est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et << pour les habiles. Homère est encore et sera toujours; les rece<< veurs de droits, les publicains ne sont plus; ont-ils été? Leur patrie, leurs noms sont-ils connus? »

1. Page 166. 2. Page 168.

3. Page 169.
4. Plus d'appel.

Et partant de cette indication, le développement de la double idée de ce passage recommence par une suite de traits pittoresques :

« Que sont devenus ces importants personnages qui mépri« saient Homère, qui ne songeaient, dans la place, qu'à l'éviter, « qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son « nom, qui ne daignaient pas l'associer à leur table, etc. »

Où ce talent s'exerce surtout, cela va sans dire, c'est dans ces portraits de personnages (réels ou fictifs, peu nous importe) qui eurent, au dix-septième siècle, un tel succès de curiosité maligne, et qui, maintenant encore, attirent à eux de préférence les lecteurs désireux surtout d'être amusés. La Bruyère, dans son Discours sur Théophraste 1, dit que ce qui distingue sa propre manière de celle du moraliste grec, c'est qu'il s'est << plus appliqué aux vices de l'esprit, aux replis du cœur, et à tout l'intérieur de l'homme », tandis que Théophraste donne plus d'attention « aux choses extérieures ». Distinction en un sens très juste, sans doute, mais qui ne va pas, fort heureusement, jusqu'à induire La Bruyère à se cantonner orgueilleusement dans une psychologie perpétuelle. Loin de là: les plus connus, les plus parfaits de ses « Caractères» ont un corps, un visage, et les traits de leur personne physique sont au moins aussi soigneusement dessinés que ceux de leur nature morale. Bornons-nous à rappeler, parmi tant d'autres, ce Phédon, ce type immortel du pauvre homme mécontent, au squelette malingre, au teint bilieux, au visage sec: Balzac n'aurait certes pas mieux incarné ce personnage triste et grotesque, mais Henri Monnier ou Gavarni en eussent-ils mieux crayonné la caricature?

Ce goût de peindre juste va même, chez La Bruyère, jusqu'à ce que des critiques modernes ont pu appeler, sans trop d'exagération, une espèce d'audace naturaliste. Ce qu'il y a de sûr, c'est que La Bruyère recherche, nous l'avons déjà remarqué3, le mot technique, et que, même familier et trivial, il l'accepte. Or rappelons-nous que notre auteur n'appartient plus à cette \ période du dix-septième siècle où ce mérite, avec Corneille,

1. Page 15. 2. Page 179.

3. Voy. plus haut, pages XIV-XV et les notes.

Pascal et Molière, n'était pas rare, où la simplicité la plus franche paraissait encore compatible avec la grandeur. La Bruyère est d'une génération plus raffinée, plus délicate, plus timorée; il est le contemporain de Racine, de Boileau, de La Motte, de Fontenelle; Massillon va venir, et c'est la date à partir de laquelle une phraséologie vague et conventionnelle deviendra le bon ton de la langue littéraire. Il est donc assez remarquable qu'il pousse encore, pour sa part, dans la précision jusqu'où le demande la vérité la plus vraie. Il parle de boue, là même où la fange serait encore assez expressive1; il ne se contente pas de rappeler que le charpentier fend du bois, ce qui ne dérogerait pas trop au style noble; il ajoute qu'il le cogne. Il descend jusqu'aux mots grossiers, presque sales. Si, déjà, Giton et Phédon éternuent, toussent et crachent, le portrait de Gnathon3 offre en sus des détails qui ont choqué les éditeurs pudiques; et, de fait, on dirait qu'il y a dans ce réalisme comme l'affectation un peu fanfaronne d'un plaisant qui, par gageure, veut scandaliser une compagnie de colletsmontés. Ne louons pas, je le veux bien, La Bruyère d'avoir décrit une ou deux fois avec une exactitude minutieuse ce qu'il appelle lui-même des « malpropretés dégoutantes »; mais, d'une façon générale, reconnaissons en lui ce grand mérite de n'être pas allé chercher des périphrases qu'il avait assez d'esprit pour trouver, et qu'un purisme exagéré commençait d'exiger autour de lui. Par cette loyauté courageuse de l'expression dans la recherche du détail pittoresque, La Bruyère se rapproche de La Fontaine et de Saint-Simon, dont il est si dissemblable à tant d'autres égards.

Notons une dernière qualité, à laquelle le style de La Bruyère doit sa diversité et sa richesse je veux dire le soin minutieux de la construction de la phrase. Toujours l'agencement des mots et des propositions est ordonné chez lui en vue d'un double but d'abord de modeler aussi exactement que possible chaque phrase sur le mouvement même de la pensée qu'elle exprime; et, secondement, de produire, aussi puissamment que possible, par le moyen de chaque proposition, un effet précis

1. Les Caractères offrent quatre exemples du mot ordure, pag. 48, 170, 262. Cf. p. 516.

2. Page 352.

3. Page 328.

4. Voy. pag. XXII-XXIII,

« PreviousContinue »