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n'était-il pas, au surplus, libre de garder son secret, et fallaitil qu'il attachât au portrait le nom du modèle? Ses caractères étaient faits d'après nature, il l'avait dit le premier; mais, sans nier qu'il eût jamais peint « celui-ci ou celle-là », il assurait qui avait le plus souvent emprunté de côté et d'autre les traits dont chaque caractère était formé et qu'il s'était appliqué sincèrement à dépayser le lecteur « par mille tours et mille fauxfuyants1».

Il n'est pas d'ouvrage dont l'étude soit plus profitable que celle des Caractères. « Voulez-vous faire un inventaire des richesses de notre langue, a dit un très bon juge2; en voulez-vous connaitre tous les tours, tous les mouvements, toutes les figures, toutes les ressources? Il n'est pas nécessaire de recourir à cent volumes, lisez, relisez La Bruyère. » Et, en effet, quelle variété infinie dans l'expression de sa pensée! Avec quel art se présente chacune de ses réflexions! Cet art ne se dissimule pas toujours assez, et La Bruyère a << plus d'imagination que de goût » : ce sont là les seules réserves qu'ait pu faire la critique la plus délicate. La Bruyère n'en est pas moins l'un des écrivains les plus originaux de notre littérature3. Sa manière n'est plus tout à fait celle des grands écrivains du dix-septième siècle, et l'on a pu dire qu'il touche, par certains côtés, au dix-huitième. Mais s'il est vrai que, par une teinte d'affectation et par la nouveauté des tours, il appartient à ce qui est encore l'avenir, que de liens le rattachent au passé, je veux dire à la langue de la première partie du dix-septième siècle! Alors que la plupart de ses contemporains avaient « secoué le joug du latinisme »>, il reste, l'un des derniers, fidèle à quantité de tournures et de locutions qui n'auront plus cours au dix-huitième siècle et qui parfois étonnent déjà les puristes de son temps.

les initiales C. P., C. N., L'. de Meaux, le M. G., les P. T. S.

La Bruyère est un des auteurs qui, de nos jours, ont été le plus souvent et le plus soigneusement édités, comme aussi l'un 1. Quoi qu'en dise La Bruyère | Mercure galant, les partisans, sous dans la préface de son Discours à l'Académie, il n'a pas toujours << nommé nettement », et par leurs noms en toutes lettres, les personnes qu'il voulait désigner particulièrement. Il entendait bien, par exemple, que chacun reconnût Chapelain, Corneille, Bossuet, le

LA BRUYÈRE.

2. M. Vallery-Radot, Chefs-d'œuvre des classiques français du dix-septième siècle.

3. Sur le style et la langue de La Bruyère, voy. plus loin, pag. XIV

XXIV.

b

de ceux auxquels la critique littéraire est le plus souvent revenue1.

Le texte de cette nouvelle édition reproduit celui de l'édition des œuvres complètes publiée par nous dans la collection des Grands Écrivains de la France, de même que les notes historiques et littéraires 2, où nous avons mis à profit les plus récents travaux sur La Bruyère3, ont été rédigées, pour la plupart, d'après le commentaire développé dont cette édition est accompagnée.

G. SERVOIS.

1. On trouvera la liste sommaire de ces travaux ci-après, p. xL.

2. Paris, Hachette, 1865-1881, 3 vol. in-8° (y compris la Notice biographique et le Lexique de MM. Regnier).

3. Les travaux de MM. Walckenaër (1845), Hémardinquer (1849), Destailleur (1861), doivent être mis au premier rang de ceux qui ont rendu plus facile la tâche de quiconque publie de nouveau les Caractères,

NOTICE LITTÉRAIRE

SUR LES

CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE

I

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<< En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble, écrit Suard, qu'on est moins frappé des pensées que du style. Cette opinion d'un ingénieux critique de la fin du dix-huitième siècle, qui lui-même s'intéressait principalement, dans les ouvrages de l'esprit, aux finesses du bien dire, ne me paraît pas tout à fait juste; et il me semble (j'y reviendrai plus loin) qu'une étude attentive des Caractères ne nous laisse pas une moins grande estime du penseur que de l'écrivain. Mais ce qu'il y a de vrai dans cette remarque, c'est ceci. A qui n'a pas un goût suffisamment exercé, une délicatesse de sens littéraire assez affinée, il peut arriver de lire une page de Fénelon, de Voltaire, de Bossuet même, avec indifférence, sans surprise, sans être frappé de la perfection de la forme. Avec La Bruyère une telle erreur n'est pas possible. Les plus médiocrement lettrés, les moins perspicaces, s'aperçoivent ici, dès la première vue, qu'ils ont affaire à un artiste « fort ». L'habileté d'écrire est chez lui sensible, palpable, voyante; elle saisit, elle saute aux yeux. Commençons donc par en parler.

1. Notice sur la personne et sur les écrits de La Bruyère (1781).

II

LE STYLE

La qualité la plus aisément remarquable, et aussi, en réalité, la plus foncièrement caractéristique du style de La Bruyère, c'est la variété. Sa pensée prend toutes les formes elle se resserre en maximes concises, à l'exemple de La Rochefoucauld; elle s'attarde en des énumérations de détails accumulés, comme jadis Aristote et Théophraste, ou dans des dissertations régulières, à la façon de Nicole; elle satisfait le goût des contemporains pour les portraits physiques et moraux1; elle imite le dialogue de la comédie; elle rappelle, par ses apostrophes directes au lecteur, les procédés ironiques de Pascal polémiste, et dans des récits, tantôt brefs, tantôt développés, elle a parfois le mérite de faire songer à La Fontaine. De même que le « paragraphe », la « phrase », elle aussi, est chez lui riche de ressources et prodigue de surprises. Chez la plupart des écrivains, même chez les plus grands, l'expression a ses préférences, ses habitudes, quelquefois ses manies; l'idée va d'elle-même se couler, comme machinalement, dans un moule uniforme et fixe. Au contraire, la phrase de La Bruyère s'ingénie à se ressembler aussi peu que possible à elle-même. Aux faiseurs de traités de rhétorique, les Caractères offrent une mine d'exemples; quelle figure de mots ou de pensée n'y trouverait-on pas? D'antithèses, de comparaisons, de métaphores, cela va sans dire, La Bruyère en fourmille; mais veut-on des tours plus distingués, des artifices plus compliqués et plus rares? Alliances de mots, syllepses, hyperboles, catachrèses : il a usé de tous ces engins de l'arsenal oratoire.

Et il en va de même de son vocabulaire, qui risque bien d'être, avec celui de La Fontaine et celui de Molière, l'un des trois plus riches du dix-septième siècle. A la langue du seizième, La Bruyère emprunte 2 autant que le lui permet le bon ton, un

1. Voy. page 26, note 5.

2. Citons comme exemple de vieux mots, ressuscités par La Bruyère : dru (p. 31); recru (p. 186 et p. 304)

flaquer (p. 294); meugler (p. 337); pécunieux (p. 192 et p. 518); momerie (p. 217); improuver (p. 444); querelleux (p. 12, 298, 333); action

peu exclusif et dédaigneux, des « honnêtes gens » de son époque. Non seulement, par un caprice que Bouhours, j'imagine, devait trouver étrange, il lui arrive d'adopter, dans un paragraphe entier 1, la langue de Montaigne, qu'il juge apparemment plus commode et plus souple à l'expression de certaines de ses pensées; mais ailleurs encore, toutes les fois du moins qu'il le peut sans trop de disparate et sans que l'intrus jure au milieu du contexte, il glisse en sa phrase un de ces vieux mots énergiques, hauts en couleur et « signifiants », qu'on avait honte d'écrire depuis que M. de Vaugelas, M. Coeffeteau, M. d'Ablancourt et les Précieuses avaient épuré et ennobli le langage2. Dans le fonds ordinaire de la langue de son temps, il puise avec plus de curiosité et plus de hardiesse que les écrivains châtiés du dernier quart du dix-septième siècle. Il risque des emprunts fréquents aux idiomes techniques, à la langue du Palais, de la théologie, de la chasse, des arts et des métiers 3. Enfin, lors même qu'ils ne sort pas de la langue proprement littéraire, il s'évertue à la renouveler; il détourne et modifie, suivant le précepte d'Horace, les sens usuels et connus; si bien qu'un assez grand nombre d'emplois, essayés par lui seul, sont notés par les dictionnaires comme des nα λɛyóuɛva dans l'histoire de la langue 5. Bref, c'est un musée que son ouvrage. A qui voudrait exhiber aux yeux d'un étranger, réunies en un

(dans le sens de « discours », p. 241); aventuriers (p. 126, 201, 240), etc. Seulement La Bruyère, qui est très respectueux ainsi que la plupart des grands écrivains du siècle, de l'usage consacré, a soin généralement d'imprimer en italiques ces vieux mots, comme aussi, du reste, les néologismes qu'il risque.

1. Voy. p. 134-135, p. 217-218; et comparez toute la fin du chapitre de Quelques Usages.

2. Il faut reconnaître cependant avec La Bruyère (voy. plus loin p. 65) qu'entre 1650 et 1690, on « enrichit la langue de nouveaux mots ». Mais il n'en est pas moins vrai que les retranchements opérés à cette époque ne furent point

compensés par les acquisitions; loin de là.

3. En fait de mots théologiques, par exemple, l'occasion prochaine (p. 168 et p. 231); opérer et opération (p. 171 et p. 484); contemplatif (p. 411).

4. De jour à autre (pag. 438, 478); d'année à autre (pag. 277, 390); faire froid (p. 384); marcher des épaules (p. 202); se rendre sur quelque chose (pag. 94, 168, 466, 505); pétiller de goût (p. 192), etc. Voir le Lexique de La Bruyère par M. Regnier, dans la Collection des Grands Écrivains de la France, et la préface de ce Lexique.

5. Nous les avons signalés dans les notes.

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