Page images
PDF
EPUB

pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connait, plus on l'admire; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel1; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits2.

¶ Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même; il tend à de si grandes choses qu'il ne peut se borner à ce qu'on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur : il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs; il a même besoin d'efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple; mais les hommes ne l'accordent guère, et il s'en passe.

1. « La véritable grandeur se laisse toucher et manier.... elle se courbe, etc. Tout excellent écrivain est excellent peintre, dit La Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle à l'imagination. (Suard, Notice sur La Bruyère.) Pline le Jeune a une pensée semblable: « Cum nihil ad augendum fastigium superest, hic uno modo crescere potest si se ipse submittat, securus magnitudinis suæ : neque enim ab ullo periculo fortuna

[ocr errors]

principis longius abest quam humilitatis. » (Panégyrique de Trajan, chap. LXXI.)

2. « Est-ce là celui qui forçait les villes et qui gagnait les batailles? s'écrie Bossuet dans l'Oraison funèbre du prince de Condé. Quoi ! il semble oublier le haut rang qu'on lui a vu si bien défendre! Reconnaissez le héros qui, toujours égal à lui-même, sans se hausser pour paraître grand, sans s'abaisser pour être civil et obligeant, se trouve naturellement tout ce qu'il doit être envers tous les hommes. >>

¶ Celui-là est bon qui fait du bien aux autres; s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très bon; s'il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté qu'elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître; et, s'il en meurt, sa vertu ne saurait ller plus loin; elle est héroïque, elle est parfaite.

CHAPITRE III

DES FEMMES

Les hommes et les femmes conviennent1 rarement sur le mérite d'une femme; leurs intérêts sont trop différents. Les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu'elles plaisent aux hommes 2; mille manières, qui allument dans ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l'aversion et l'antipathie.

Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin; un esprit éblouissant qui impose, et que l'on n'estime que parce qu'il n'est pas approfondi. Il y a dans quelques autres une grandeur simple, naturelle, indépendante du gestes et de la démarche, qui a sa source dans le cœur, et qui est comme une suite de leur haute naissance; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux.

1. S'accordent. « On ne convient pas de l'année où il vint au monde, dit de même Bossuet dans son Histoire universelle, I, 10.

2. Cette tournure, toujours correcte et commode, était plus usitée au dix-septième siècle que de nos jours. Que répondait à l'ablatif quo, quibus. Cf. Chassang, Gramm. franç., Cours sup., par. 419, rem. III, 2..

3. Font naître, engendrent, sens

«

du mot latin formare. Le sort, a dit Corneille (Horace, III, n) : épuise sa force à former un malheur. » Racine (Andromaque, V, v) : « Ta haine a pris plaisir à former ma misère. »>

4. C'est-à-dire, parce qu'on ne l'approfondit pas.

5. Du geste. Plus fréquent, dans le dix-septième siècle, au singulier qu'au pluriel; très fréquent chez La Bruyère.

¶ J'ai vu souhaiter d'être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux, et, après cet âge, de devenir un homme.

¶ Quelques jeunes personnes ne connaissent point assez les avantages d'une heureuse nature, et combien il leur serait utile de s'y abandonner; elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et si fragiles, par des manières affectées et par une mauvaise imitation; leur son de voix et leur démarche sont empruntés1; elles se composent, elles se recherchent3, regardent dans un miroir si elles s'éloignent assez de leur naturel. Ce n'est pas sans peine qu'elles plaisent moins.

¶ Chez les femmes, se parer et se farder n'est pas, je l'avoue, parler contre sa pensée; c'est plus aussi que le travestissement et la mascarade, où l'on ne se donne point pour ce que l'on paraît être, mais où l'on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer : c'est chercher à imposer aux yeux, et vouloir paraître selon l'extérieur contre la vérité; c'est une espèce de menterie.

1. Dans toutes les éditions publiées du vivant de La Bruyère il y a « empruntées ». Il semble que La Bruyère, ne tenant pas compte de son, ait trouvé plus juste de faire accorder le participe avec l'idée de voix et avec démarche.

2. Elles se composent. « On dit qu'un homme est composé pour dire qu'il y a ou qu'il affecte d'avoir un air grave, un air sérieux et modeste.» Dict. de l'Académie, 1694.

3. Se rechercher : nous ne disons plus qu'être recherché. C'est là une nuance perdue.

4. Cette pensée, qui parut pour la première fois dans la 7° édition, est obscure. L'auteur l'a senti; aussi a-t-il écrit cette variante: «Se mettre du rouge ou se farder

est, je l'avoue, un moindre crime
que de parler contre sa pensée;
c'est quelque chose aussi de moins
innocent que le travestissement et
la mascarade, etc. » Le début de-
venait plus clair, et par suite la pen-
sée entière. La correction faite, La
Bruyère l'a envoyée à l'imprime-
rie, car un certain nombre d'exem-
plaires de la 8 édition, que M. Des-
tailleur a le premier signalés à l'at-
tention des bibliophiles, contien-
nent cette seconde rédaction. Com-
ment expliquer qu'en même temps
il se trouve d'autres exemplaires de
la 8 édition qui donnent la rédac-
tion primitive, et que ce soit cette
rédaction primitive que reproduise
la 9 édition tout entière? Est-ce à
dire
que La Bruyère soit revenu sur
sa correction? qu'il ait interrompu

Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson, entre queue et tête1.

Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes2, elles peuvent sans doute, dans la manière de s'embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leur goût et leur caprice; mais si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire, si c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu'elles s'enluminent, j'ai recueilli les voix, et je leur prononce3, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes; que le rouge seul les vieillit et les déguise; qu'ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage qu'avec de fausses dents en la bouche et des boules de cire dans les mâchoires 5: qu'ils protestent sérieusement contre tout l'artífice dont elles usent pour se rendre laides; et que, bien loin d'en répondre devant Dieu, il semble au contraire qu'il leur ait

le tirage de la 8 édition et qu'il ait, pour la fin du tirage et pour les éditions suivantes, à tout jamais effacé la variante? Nous croirons plus volontiers que, lorsqu'il refit sa phrase, un certain nombre de feuilles de la 8 édition étaient déjà tirées, et qu'il était trop tard pour que la variante fût introduite dans tous les exemplaires de cette édition. Cette hypothèse acceptée, l'on comprendrait facilement que le libraire, sinon l'auteur, ait pu faire imprimer par mégarde la 9° édition d'après l'un des exemplaires de l'édition précédente qui n'avaient point reçu la variante. — Imposer aux yeux, mentir aux yeux.

1. La comparaison, dit Suard, ne paraît pas d'un goût bien délicat. » Tous les lecteurs seront de cet avis. Les femmes se grandissaient par de hauts talons et par

des coiffures élevées. De là ce trivial rapprochement. Au chapitre de la Mode, La Bruyère reviendra sur << la mode qui fait de la tête de la femme la base d'un édifice à plusieurs étages ».

2. A elles-mêmes: c'est-à-dire entre elles.

3. Je leur annonce solennellement.

4. Tournure fréquente au dixseptième siècle : « Tel qui hait à se voir peint en de faux portraits », dit de même Boileau. (Epitre IX, vers 161.) « Si vous ne haïssez point à vous divertir. » Sévigné.

5. Des boules de cire. Pour cacher l'enfoncement de leurs joues. Les contemporains de La Bruyère nous apprennent que ce procédé était parfois employé.

6. Bien loin qu'ils en doivent être responsables devant Dieu.

« PreviousContinue »