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de termes transposés1 et qui peignent vivement, et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en servir ou à les entendre.

¶ Celui qui n'a égard2 en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus à sa personne qu'à ses écrits. Il faut toujours tendre à la perfection; et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre.

¶ Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y en a point; c'est se gâter le goût, c'est corrompre son jugement et celui des autres. Mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grâce, et d'une manière qui plaise et qui instruise 3.

THORACE OU DESPRÉAUX l'a dit avant vous*. Je le crois

beaucoup d'ouvrages d'histoire et de théologie, était mort en 1686. « L'Histoire des croisades est fort belle, écrit en 1675 Mme de Sévigné, mais le style du P. Maimbourg me déplaît fort; il sent l'auteur qui a ramassé le délicat des mauvaises ruelles. » « Maimbourg a eu trop de vogue, dit Voltaire (Siècle de Louis XIV, Liste des Ecrivains), mais on l'a trop négligé ensuite ». Et Bayle, dans son Dictionnaire, reconnaît que « peu d'historiens » ont eu « l'adresse d'attacher le lecteur autant qu'il a fait ».

1. User de termes transposés, est-ce user d'inversions, comme l'a fait l'auteur à la fin de la réflexion qui suit? Ce trait, jeté en passant, est-il une protestation contre la réforme qui, par excès de régularité, bannirait toute inversion? « L'on est esclave de la construction », a dit La Bruyère plus haut (p. 65) déclare-t-il ici qu'il faut se soustraire parfois à cet esclavage?

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sur votre parole; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi1?

du Parnasse, N'est qu'un gueux revêtu des dépouilles d'Horace. || Avant lui Juvénal avait dit en latin, » etc.

1. Ici même La Bruyère exprime une pensée que l'on retrouve dans Montaigne : « La vérité et la raison

sont communes à uh chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu'à celui qui les dit après ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque lui et moy l'entendons et voyons de mesme. »> (Essais, I, 25.)

DU MÉRITE PERSONNEL1

Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite2, n'être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu'il laisse en mourant un monde qui ne se sent pas de sa perte et où tant de gens se trouvent pour le remplacer?

¶ De bien des gens il n'y a que le nom qui vale3 quelque

1. « La Bruyère n'avait pas eu les débuts faciles; il lui avait fallu bien de la peine et du temps, et aussi une occasion unique pour percer. L'homme de mérite et aussi l'homme de lettres en lui avaient secrètement souffert. Le ressentiment qu'il en a gardé se laisse voir en maint endroit de son livre, et s'y marque même parfois avec une sorte d'amertume. Ayant passé presque en un seul jour de l'obscurité entière au plein éclat et à la vogue, il sait à quoi s'en tenir sur la faiblesse et sur la lâcheté du jugement des hommes; il ne peut s'empêcher de se railler de ceux qui n'ont pas su le deviner ou qui n'ont pas osé le dire. «< Personne presque, remarque-t-il, ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre. >> On ne se rend au mérite nouveau qu'à l'extrémité. Mais l'élévation chez lui l'emporte, en fin de compte, sur la rancune; l'honnête homme triomphe de l'auteur. Le chapitre

du Mérite personnel, qui est le second de son livre, et qui pourrait avoir pour épigraphe ce mot de Montesquieu: « Le mérite console de tout »>, est plein de fierté, de noblesse, de fermeté. On sent que l'auteur possède son sujet, et qu'il en est maître, sans en être plein. »' SAINTE-BEUVE.

2. Excellent équivaut aujourd'hui à un superlatif; il n'en était pas de même jadis, et ce mot admettait des degrés de comparaison : « Les plus excellentes choses », dit Molière; « les plus excellents auteurs de nos jours », écrit Fénelon.

3. De parti pris, La Bruyère écrivait toujours vale au lieu de vaille. C'était une faute aux yeux mêmes des contemporains. Vale ne se trouve guère, au dix-septième siècle, que dans les lettres des gens d'une instruction médiocre. Cette ancienne forme s'est enservée dans le présent du subjonctif de prévaloir.

chose. Quand vous les voyez de fort près, c'est moins que rien; de loin, ils imposent.

¶ Tout persuadé que je suis1 que ceux que l'on choisit pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession, font bien, je me hasarde de dire qu'il se peut faire qu'il y ait au monde plusieurs personnes, connues ou inconnues, que l'on n'emploie pas, qui feraient très-bien; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors on n'avait pas attendu de fort grandes choses.

Combien d'hommes admirables, et qui avaient de très beaux génies, sont morts sans qu'on en ait parlé! Combien vivent encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais!

¶ Quelle horrible peine à un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui n'est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n'a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un fat qui est en crédit !

Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre.

Les hommes sont trop occupés d'eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres de là

1. La Bruyère a hésité entre tout persuadé que je sois et tout persuadé que je suis. Il avait d'abord mis le subjonctif; il a préféré plus tard l'indicatif, plus affirmatif.

2. Faire bien, faire son devoir. La Bruyère emploiera encore plus loin cette expression toute latine, qui n'est d'ailleurs point rare et que l'on trouve dans Montaigne et dans Bossuet.

3. Vauvenargues reproduit cette pensée en l'exagérant : « Les plus grands ministres ont été ceux que

la fortune avait placés loin du ministère ». (Cité par M. Chassang, édition des Caractères.)

4. A un homme. A signifiant pour très fréquent au dix-septième siècle. « Luther, écrit Bos

suet, s'emportait à des excès inouïs; c'était un sujet de douleur à son disciple modéré. » (Histoire des Variations des Eglises protestantes.) « Les rivières vont se précipiter dans la mer, pour en faire le centre du commerce à toutes les nations. >> Fénelon, Traité de

vient qu'avec un grand mérite et une plus grande modestie l'on peut être longtemps ignoré.

Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait. ¶ Il est moins rare de trouver de l'esprit que des gens qui se servent du leur, ou qui fassent valoir celui des autres et le mettent à quelque usage1.

Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces derniers plus de mauvais que d'excellents : que pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui prend sa scie pour raboter?

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¶ Il n'y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire un grand nom; la vie s'achève que l'on a à peine ébauché son ouvrage.

¶ Que faire d'Égésippe, qui demande un emploi? Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les troupes? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt seul qui en décide, car il est aussi capable de manier de l'argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes : il est propre à tout, disent ses amis, ce qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou, en d'autres termes, qu'il n'est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes, occupés d'eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement, dans un âge plus avancé, qu'il leur suffit d'être inutiles ou dans l'indigence, afin que la république soit engagée à les placer ou à les secourir; et ils profitent rarement de cette leçon si importante que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail que

l'Existence de Dieu. (Cité par Godefroy, Lexique de Corneille.) « Ce palais fut une décoration à Jérusalem.» Bossuet, cité par Chassang, Gramm. française, p. 432.

1. Meltre à usage. L'Académie

française (1694) donne seulement :

« Mettre en usage ».

2. Mieux vaudrait pour que.... La république, au sens latin la chose publique, l'État.

3. De cette maxime.

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