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plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui d'un point de doctrine ou d'un fait contesté, se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s'éteindre, ils deviennent des almanachs de l'autre année1.

La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire; et de quelques autres, c'est de n'écrire point 2. ¶ L'on écrit régulièrement depuis vingt années; l'on

1. Ceci peut s'appliquer à presque tous les ouvrages de controverses échangés au dix-septième siècle entre catholiques et protestants, ou entre jansénistes et jésuites. Le grand Arnauld n'était point modéré dans ses invectives et le ministre Jurieu compare en un endroit Bossuet à une bête malfaisante qui lance des ruades.

2. Voilà une tirade d'Alceste résumée d'un trait : « Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre, Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre. || Croyez-moi, résistez à vos tentations, || Dérobez au public ces occupations, || Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme, || Le nom que dans la cour vous avez d'honnête homme, || Pour prendre de la main d'un avide imprimeur

Celui de ridicule et méprisable auteur. >> (Le Misanthrope, I, n.)

3. Cette réflexion a été diversement interprétée. « Cet éloge, dit M. Génin, ne s'applique exactement qu'au style d'un seul écrivain : c'est La Bruyère. Il n'en est pas un trait qui convienne aux quatre grands modèles, Pascal, Molière, La Fontaine et Bossuet. Il semble

plutôt que ce soit une attaque voilée contre leur manière. » Non, La Bruyère n'a pas voulu les attaquer, et j'ajouterai que, s'il a cherché à peindre son propre style, il s'y est assurément fort mal pris. Moins que personne, en effet, il n'a réussi à secouer le joug du latinisme, et moins que personne il ne s'est rendu l'esclave de la construction. Qui ne voit que les locutions latines et les inversions abondent dans son livre? Qui ne sent qu'à la correcte régularité de la langue de son temps il préfère secrètement l'irrégularité plus capricieuse de l'ancienne littérature? Est-ce à dire toutefois que cette réflexion soit purement ironique ? Un savant et judicieux critique, M. Hémardinquer, l'a pensé ce passage lui «< semble, dit-il, une allusion aux écrivains comme Perrault et Lamotte, qui sont corrects sans originalité, mais non pas sans esprit. : A ces deux interprétations contradictoires nous opposerons celle de M. Sainte-Beuve : « La Bruyère, ditil dans ses Portraits littéraires, nous a tracé une courte histoire de la prose française en ces termes : L'on écrit régulière

est esclave de la construction; l'on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française; l'on a presque retrouvé le nombre que MALHERBE et BALZAC avaient les premiers rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre; l'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable: cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit1.

ment, etc. » Telle doit être en effet la juste appréciation de cet alinéa : il contient l'histoire de la prose française à cette époque. Dans ce résumé des changements de la langue au dix-septième siècle, La Bruyère loue-t-il sans réserve chacune des modifications qu'il constate? On en peut douter. Que l'on ait « enrichi la langue de nouveaux mots »>, que l'on ait « presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré », assurément il s'en félicite. Mais tout en applaudissant à certains progrès du langage, ne signale-t-il pas avec une sorte de regret plus ou moins dissimulé certaines exigences un peu tyranniques des disciples de Vaugelas? Cette expression :

esclave de la construction » permettrait peut-être de le conjecturer. C'est ainsi que dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie française, Fénelon a vivement critiqué la trop grande soumission des écrivains à « la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire ». L'excès choquant de Ronsard, écrit-il, nous a un peu jetés dans l'extrémité opposée : on a appauvri, desséché et gêné notre langue. » Il ajoute, non sans quelque injustice, que les lois trop rigou

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LA BRUYÈRE.

reuses de la grammaire excluent << toute variété, et souvent toute magnifique cadence ».

1. Qu'entend ici La Bruyère par le mot d'« esprit » ? Est-ce l'ingéniosité vive, délicate et brillante dont il est lui-même un des meilleurs modèles? On serait tenté de le croire lorsqu'on rapproche de cette remarque quelques passages qui, écrits à la même date, paraissent répondre à une même préoccupation (cf. p. 45, Les sots lisent un livre...; p. 63, Si l'on jette quelque profondeur; et, dans le chapitre des Jugements: L'on peut, ajoute ce philosophe [Antistius]); mais deux raisons s'opposent, ce semble, à cette interprétation. D'une part, le dix-septième siècle ne donne, pour ainsi dire, jamais au mot esprit le sens restreint où l'emploient le dix-huitième et le dix-neuvième. L'esprit n'est pas encore cet art de jeter des mots inattendus et de faire des rapprochements imprévus « entre deux idées peu communes » que Voltaire devait porter si haut.

D'autre part, ce ne pouvait être précisément l'ordre et la netteté qui conduisent à mettre dans le discours cette sorte d'esprit ? Il nous paraît donc que le mot esprit a ici une signification plus étendue,

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¶ Il y a des artisans1 ou des habiles2 dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes; ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime; ils marchent seuls et sans compagnie; mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois de l'irrégularité. Les esprits justes, doux, modérés non seulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent point, et voudraient encore moins les imiter. Ils demeurent tranquilles dans l'étendue de leur sphère, vont jusques à un certain point qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumières; ils ne vont pas plus loin, parce qu'ils ne voient rien au delà. Ils ne peuvent au plus qu'être les premiers d'une seconde classe, et exceller dans le médiocre.

Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre ou le magasin de toutes les productions des autres génies3. Ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs : ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé; et comme le choix des pensées est invention, ils l'ont mau

et, à notre avis, sa conclusion est, en somme, que la révolution qui s'est produite dans la langue a produit, pour la pensée même, les plus heureux effets. Il y a eu, selon lui, réaction de la forme sur le fond.

1. Artisans: « ouvrier dans un art mécanique, homme de métier »>. Dictionnaire de l'Académie, 1694. Toutefois, au dix-septième siècle, il désigne assez souvent ceux que nous appelons aujourd'hui les artistes. Voy. La Fontaine, Fables, IX, 6.

2. Habiles. Voy. p. 26, note 2, et

p. 32, note 3. Ce mot veut dire ici les savants avec une nuance que Vaugelas indique : « Savant marque seulement une mémoire remplie; au lieu que le mot habile suppose toute cette science et ajoute un génie élevé, un esprit solide, un jugement profond, un discernement étendu. >>

3. Ni La Bruyère, ni Malebranche n'ont été suffisamment justes pour l'érudition. (Comparez la Recherche de la Vérité, surtout dans le livre second, la seconde partie qui est très curieuse.)

vais, peu juste, et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses que d'excellentes choses; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux; ils ne savent que ce qu'ils ont appris, et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une science vaine, aride, dénuée d'agrément et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation1, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n'a point de cours. On est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants, et que les sages renvoient au pédantisme.

¶ La critique souvent n'est pas une science; c'est un métier, où il faut plus de santé que d'esprit, plus de travail que de capacité, plus d'habitude que de génie. Si elle vient d'un homme qui ait moins de discernement que de lecture et qu'elle s'exerce sur de certains chapitres, elle corrompt et les lecteurs et l'écrivain.

¶ Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l'extrême modestie de travailler d'après quelqu'un, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d'ouvrages où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même de l'érudition : s'il n'atteint pas ses originaux, du moins il en approche, et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur3, que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles, tout ce qu'ils expriment sur le papier; dangereux modèles et tout propres

1. Expression rare, mais heureuse; de même qu'on dit d'une chose privée qu'elle finira par tomber dans le domaine public.

2. Exemplaires, types, modèles. « Un bel exemplaire d'équité ou de dureté », a dit Corneille dans ses Discours sur le poème dramatique. 3. « Humeur, dit le Dictionnaire

de l'Académie (1694), disposition d'esprit,... fantaisie, caprice. Quand un auteur se trouve dans une heureuse disposition pour composer, on dit Ces vers-là sont très beaux. Il est en bonne humeur. Il se dit... de tous ceux qui travaillent d'imagination et de génie. » Voy. page 33, note 5.

à faire tomber dans le froid, dans le bas et dans le ridicule, ceux qui s'ingèrent de les suivre1. En effet, je rirais d'un homme qui voudrait sérieusement parler mon ton de voix, ou me ressembler de visage.

¶ Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire3 : les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la beauté de son génie et de son style.

Il faut éviter le style vain et puéril, de peur de ressembler à Dorilas et Handburg*. L'on peut au contraire, en une sorte d'écrits, hasarder de certaines expressions, user

1. Ce conseil n'a pas empêché nombre d'auteurs, à la fin du dix-septième et au commencement du dix-huitième siècle, de composer de plates et fades imitations des Caractères.

2. Molière et Pascal se sont aussi servis de parler comme d'un verbe actif: « Si un animal faisait par esprit ce qu'il fait par instinct, et s'il parlait par esprit ce qu'il parle par instinct. » (Pascal, Pensées.) « Ce que je parle avec vous, qu'estce que c'est? » (Molière, Bourgeois gentilhomme, III, 3.)

3. L'auteur, a-t-on dit, se plaint ici de la contrainte qu'il a dû s'imposer, mais s'est-il donc contraint? De plus, pouvait-il désigner, sous le nom de Satire, un ouvrage tel que le sien, qui, surtout sous sa forme première, ne ressemblait nullement à une satire? Enfin le panégyriste de Louis le Grand et l'ami intime de Bossuet a-t-il eu tant d'arrière-pensées révolutionnaires qu'on lui en attribue? (Havet, Correspondance littéraire, mars 1857, 1 année, p. 106.) Des critiques judicieux, M. Hémardinquer, dans

son édition des Caractères, M. Demogeot (Histoire de la Littérature française), M. Taine (Nouveaux essais de critique et d'histoire), ont cru au contraire « que ces quelques mots nous révélaient des regrets intérieurs et des doutes profonds. >> Nous aimons mieux admettre, avec M. Havet, que La Bruyère fait allusion à Boileau, et cela, pour trois raisons « 1° C'était nommer Boileau que de nommer la satire; 2° Boileau ne traite pas les grands sujets; 3° Boileau dit tout, choses communes ou petites choses, excellemment et en vers achevés. »

4. Pour les contemporains, le nom de Dorilas désignait clairement l'historien Varillas, qui mourut la même année que La Bruyère; historien plus agréable que véridique, auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire du seizième siècle français. Son Histoire des révolutions arrivées en Europe était en cours de publication lorsque parut la première édition des Caractères. Le nom du P. Maimbourg est encore plus reconnaissable sous celui de Handburg. Maimbourg, qui publia

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