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Si vous faites cette supposition que tous les hommes qui peuplent la terre, sans exception, soient chacun dans l'abondance, et que rien ne leur manque, j'infère de là que nul homme qui est sur la terre n'est dans l'abondance, et que tout lui manque. Il n'y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l'argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres, et qui fouillera les mines? Ceux qui sont éloignés des mines ne les fouilleront pas, ni ceux qui habitent des terres incultes et minérales ne pourront pas en tirer des fruits. On aura recours au commerce, et on le suppose1. Mais si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d'une région à une autre les lingots ou les choses échangées? qui mettra des vaisseaux en mer? qui se chargera de les conduire? qui entreprendra des caravanes? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S'il n'y a plus de besoins, il n'y a plus d'arts, plus de sciences, plus d'invention, plus de mécanique. D'ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l'impunité.

Si vous supposez, au contraire, que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l'horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l'ar

1. C'est-à-dire « soit, faisons-en la supposition ».

2. « Le docte et éloquent saint Jean Chrysostome nous propose une belle idée pour connaître les avantages de la pauvreté sur les richesses. Il nous représente deux villes, dont l'une ne soit composée que de riches, l'autre n'ait que

des pauvres dans son enceinte et
il examine ensuite laquelle des
deux est la plus puissante.... Le
grand saint Chrysostome conclut
pour les pauvres. » (Bossuet, Ser-
mon sur l'éminente dignité des
pauvres dans l'Église.)

3. Les injustices, injurias.
4.In fluences. Voy. p. 505, n. 1.

rosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l'abondance; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abimes profonds, les rochers et les montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu'ils y renferment. Mais si vous établissez que, de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie ceux-ci servent, obéissent, inventent, tra vaillent, cultivent, perfectionnent; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent : tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

¶ Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté; la dépendance, les soins et la misère de l'autre : ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme; toute compensation est juste, et vient de Dieu.

Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne; et si on les goûte, je m'en étonne de même.

1. Les excès. Voy. page 233, note 6, et page 340, lig. 9; page 167, lig. 16 et note 2. « On voyait dans sa maison et dans sa conduite tout également éloigné des extrémités. » Bos

suet,Oraison funèbre de Le Tellier.

2. Partent de, viennent de.... sont le fait de.... « Votre compassion, lui répondit l'arbuste, || Part d'un bon naturel.... » La Fontaine.

FIN DES CARACTÈRES

DISCOURS DE RÉCEPTION

DE

LA BRUYÈRE

A

L'ACADÉMIE FRANÇAISE

PRÉFACE

Ceux qui, interrogés sur le discours que je fis à l'Académic française le jour que j'eus l'honneur d'y être reçu, ont dit sèchement que j'avais fait des caractères, croyant le blâmer, en ont donné l'idée la plus avantageuse que je pouvais moi-même désirer car, le public ayant approuvé ce genre d'écrire où1 je me suis appliqué depuis quelques années, c'était le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse. Il ne restait plus que de savoir si je n'aurais pas dû renoncer aux caractères dans le discours dont il s'agissait; et cette question s'évanouit dès qu'on sait que l'usage a prévalu qu'un nouvel académicien compose celui qu'il doit prononcer le jour de sa réception, de l'éloge du roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de la personne à qui il succède et de l'Académie française. De ces cinq éloges, il y en a quatre de

1. Où. Voy. p. 62, n. 5; 77, n. 4; 85, n. 1; 304, n 3; 361, n. 1.

2. De au lieu de à fréquent au dix-septième siècle. « Si nos cœurs

s'endurcissent... que lui reste-t-il autre chose [à Dieu] que de nous frapper nous-mêmes?» Bossuet. V. pages 359, note 5; 124, n. 3.

personnels; or, je demande à mes censeurs qu'ils me posent1 si bien la différence qu'il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c'est alors qu'on pourra écouter leur critique et peut-être me condamner; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison2, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.

J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étaient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie française, et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention qu'autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges publics plus ou moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvaient l'exiger. J'ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques-uns. Il est vrai; mais je les ai loués tous qui d'entre eux aurait une raison de se plaindre ? C'est une coutume toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avait point encore eu d'exemple. Je veux en convenir, et que 3 j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si longtemps pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie française. M'était-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique dans l'éloge de cette savante compagnie? Etre au comble de ses vœux de se voir

1. Posent, établissent clairement, comme quand on pose un principe.

2. Oraison. Voy. p. 29 et 472, n. 1. 3. Et que.... Et aussi que....

4. Rome et Athènes. C'est ainsi que l'abbé Bignon, reçu comme La Bruyère, le 15 juin 1693, s'était écrié dans son discours : « Désormais je me verrai assis au milieu de cette élite de savants, nouveaux héros de l'empire des lettres, qui font revivre en nos jours ce qu'Athènes et Rome ont eu de plus merveilleux. » La plupart des exem

ples suivants pouvaient rappeler de même aux contemporains malins des phrases analogues de discours de réception plus ou moins récents. «Voici le jour heureux où il m'est permis d'entrer dans le temple de Minerve.... Jour plein de gloire! jour remarquable entre tous les jours de ma vie.... » (L'abbé Testu, 8 mars 1688.) Et Pellisson avait dit autrefois (17 novembre 1653): « Je doute si je veille ou si je dors, et si ce n'est point ici un de ces beaux songes qui, sans nous faire quitter la terre, nous persuadent que nous sommes dans le ciel. >>

académicien; protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois d'un si rare bonheur est le jour le plus beau de sa vie, douter si cet honneur qu'on vient de recevoir est une chose vraie ou qu'on ait songée: espérer de puiser désormais à la source les plus pures eaux de l'éloquence française; n'avoir désiré une telle place que pour profiter des lumières de tant de personnes si éclairées; promettre que, tout indigne de leur choix qu'on se reconnait, on s'efforcera de s'en rendre digne : cent autres formules de pareils compliments sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements?

Parce donc que j'ai cru que, quoi que l'envie et l'injustice publient de l'Académie française, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa décadence, elle n'a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres par toutes sortes de talents et en tout genre d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en remarquer; et que, dans cette prévention où je suis, je n'ai pas espéré que cette compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi3 de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres reproches ? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étaient vivants, qui étaient présents; il les a loués plusieurs fois; il les a loués seuls dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avait bien d'autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes que n'en saurait avoir l'Académie française. J'ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément que me serait-il arrivé si je les avais blàmés tous ?

Je viens d'entendre, a dit Theobalde, une grande vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et qui m'a ennuyé à la mort. Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation

1. En, grâce à elles, avec elles, par elles, inde.

2. Où. Voy. p. 510, n. 1. 3. Voy. page 77, note 2.

4. Théobalde est ici, non plus Benserade, comme dans le chapitre

LA BBUYÈRE.

de la Société, mais, sans aucun
doute, Fontenelle, qui faisait partie
de l'Académie depuis deux ans.
5. Et quelques autres.

6. Prononciation n'est donné, dans ce sens, par le Dictionnaire

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