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¶ Il y a moins d'un siècle qu'un livre français était un certain nombre de pages latines, où l'on découvrait quelques lignes ou quelques mots en notre langue. Les passages, les traits et les citations n'en étaient pas demeurés là : Ovide et Catulle achevaient de décider des mariages et des testaments, et venaient avec les Pandectes1 au secours de la veuve et des pupilles. Le sacré et le profane ne se quittaient point; ils s'étaient glissés ensemble jusque dans la chaire saint Cyrille 2, Horace, saint Cyprien3, Lucrèce, parlaient alternativement: les poètes étaient de l'avis de saint Augustin et de tous les Pères; on parlait latin, et longtemps, devant des femmes et des marguilliers; on a parlé grec : il fallait savoir prodigieusement pour prêcher si mal*. Autre temps, autre usage; le texte est encore latin, tout le dis

:

1. On nomme Pandectes ou Digeste le recueil des décisions de jurisconsultes qu'a fait composer l'empereur Justinien, et auquel il a donné force de loi. -Les citations aient été longtemps à la mode au barreau voyez le plaisant discours de l'Intimé dans les Plaideurs et la note que lui a consacrée Louis Racine, fils du grand Racine. «< Bellièvre, dit-il, demandant à la reine Élisabeth la grâce de Marie Stuart dans un long discours que rapporte M. de Thou, non content de raconter plusieurs traits de l'histoire ancienne, cite des passages d'Homère, de Platon et de Callimaque. Du temps de notre poète, nos avocats avaient encore coutume de remplir leurs discours de longs passages des anciens, et pour faire voir leur érudition, de rapporter beaucoup de citations; c'est pour cela qu'on voit ici des. passages d'Ovide et de Lucain, et qu'on entend citer non seulement le Digeste, mais Aristote, Pausa

nias, etc. Ce qu'il y a de singulier, c'est que personne ne vit le ridicule de cette manière de plaider. La finesse des plaisanteries de Racine ne fut pas sentie (1668). Le parterre ne rit point de ce qu'il appelait des termes de chicane, et la pièce tomba aux premières repré

sentations. »

a

2. Saint Cyrille, père de l'Église grecque, du quatrième siècle, laissé une vingtaine de discours (Homélies et Catéchèses) parfois éloquents.

3. Saint Cyprien, père de l'Église latine, du troisième siècle. Il a composé beaucoup d'ouvrages de théologie et de morale dont le style, vigoureux et coloré d'ordinaire, donne trop souvent dans une rhetorique déclamatoire.

4. Voir de curieux exemples de cette manic dans la préface des Oraisons funèbres de Bossuet, éditAubert, et dans Jacquinet, les Prédicateurs du dix-septième siècle avant Bossuet.

cours est français, et d'un beau français; l'Évangile même n'est pas cité: il faut savoir aujourd'hui très peu de chose pour bien prêcher.

¶ L'on a enfin banni la scolastique1 de toutes les chaires des grandes villes, et on l'a réléguée dans les bourgs et dans dans les villages pour l'instruction et pour le salut du laboureur ou du vigneron.

¶ C'est avoir de l'esprit que de plaire au peuple dans un sermon par un style fleuri2, une morale enjouée, des figures réitérées, des traits brillants et de vives descriptions; mais ce n'est point en avoir assez. Un meilleur esprit néglige ces ornements étrangers, indignes de servir à l'Évangile; il prêche simplement, fortement, chrétiennement.

¶ L'orateur fait de si belles images de certains désordres, y fait entrer des circonstances si délicates3, met tant d'esprit, de tour et de raffinement dans celui qui pèche, que, si je n'ai pas de pente à vouloir ressembler à ses portraits, j'ai besoin du moins que quelque apôtre, avec un style plus chrétien, me dégoûte des vices dont l'on m'avait fait une peinture si agréable.

¶ Un beau sermon est un discours oratoire qui est dans toutes ses règles 5, purgé de tous ses défauts, conforme aux

1. « La scolastique est, selon la définition du Dictionnaire de Trévoux, la partie de la théologie qui discute les questions de théologie par le secours de la raison et des arguments, suivant la méthode ordinaire des écoles. » La Bruyère veut parler des subtilités d'argumentation auxquelles en était arrivée la théologie enseignée au Moyen Age dans les Ecoles.

2. « J'avoue que le genre fleuri a ses grâces; mais elles sont déplacées dans les discours où il ne s'agit point d'un jeu d'esprit plein de délicatesse, et où les grandes passions doivent parler. Le genre fleuri

LA BRUYÈRE.

n'atteint jamais au sublime. Qu'estce que les anciens auraient dit d'une tragédie où Hécube aurait déploré son malheur par des pointes? La vraie douleur ne parle point ainsi. Que pourrait-on croire d'un prédicateur qui viendrait montrer aux pécheurs le jugement de Dieu pendant sur leur tête et l'enfer ouvert sous leurs pieds, avec les jeux de mots les plus affectés? » (Fénelon, Lettre sur les occupations de l'Académie.)

3. Délicates à dire. Voy. p. 82, n. 1; p. 250, n. 1; p. 417, n. 4, etc. 4. Voy. page 44, note 1.

5. Ses règles, les règles du dis

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préceptes de l'éloquence humaine, et paré de tous les ornements de la rhétorique. Ceux qui entendent1 finement n'en perdent pas le moindre trait ni une seule pensée; ils suivent sans peine l'orateur dans toutes les énumérations où il se promène, comme dans toutes les élévations où il se jette: ce n'est une énigme que pour le peuple.

2

¶ Le solide et l'admirable discours que celui qu'on vient d'entendre! Les points de religion les plus essentiels comme les plus pressants motifs de conversion, y ont été traités : quel grand effet n'a-t-il pas dû faire sur l'esprit et dans l'âme de tous les auditeurs! Les voilà rendus3; ils en sont émus et touchés au point de résoudre dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore, qu'il est encore plus beau que le dernier qu'il a prêché.

La morale douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche; elle n'a rien qui réveille et qui pique la curiosité d'un homme du monde, qui craint moins qu'on ne pense une doctrine sévère, et qui l'aime même dans celui qui fait son devoir en l'annonçant1. Il semble donc qu'il y ait dans l'Église comme deux états qui doivent la partager: celui de dire la vérité dans toute son étendue, sans égards, sans déguisement; celui de l'écouter avidement, avec goût, avec admiration, avec éloges, et de n'en faire cependant ni pis ni mieux.

L'on peut faire ce reproche à l'héroïque vertu des grands hommes, qu'elle a corrompu l'éloquence, ou du moins amolli le style de la plupart des prédicateurs. Au lieu de s'unir seulement avec les peuples pour bénir le ciel de si rares présents qui en sont venus, ils ont entrés en société avec les auteurs et les poètes; et, devenus comme

cours; ses défauts, les défauts du discours.

1. Entendent. Voy. p. 2, note 1. 2. Les élévations. V. p. 358, n. 5. 3. Ils cèdent, ils ne résistent plus. Cf. p. 168, note 2.

4. En la prêchant.

5. « Quand on voulait marquer une action, un mouvement, entrer se conjuguait avec avoir. Cette construction n'est plus guère employée. » (Littré.)

6. Entrer en société. Voy. p. 339, note 4; p. 218, note 8.

eux panégyristes, ils ont enchéri sur les épîtres dédicatoires, sur les stances et sur les prologues; ils ont changé la parole sainte en un tissu de louanges, justes à la vérité, mais mal placées, intéressées, que personne n'exige d'eux, et qui ne conviennent point à leur caractère. On est heureux si, à l'occasion du héros qu'ils célèbrent jusque dans le sanctuaire, ils disent un mot de Dieu et du mystère qu'ils devaient prêcher. Il s'en est trouvé quelques-uns qui, ayant assujetti le saint Évangile, qui doit être commun à tous, à la présence d'un seul auditeur, se sont vus déconcertés par des hasards qui le retenaient ailleurs, n'ont pu prononcer devant des chrétiens un discours chrétien qui n'était pas fait pour eux, et ont été suppléés par d'autres orateurs, qui n'ont eu le temps que de louer Dieu dans un sermon précipité1. ¶Théodule a moins réussi que quelques-uns de ses auditeurs ne l'appréhendaient; ils sont contents de lui et de son discours; il a mieux fait, à leur gré, que de charmer l'esprit et les oreilles, qui est2 de flatter leur jalousie.

¶ Le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la guerre; il y a plus de risque qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide.

Si vous êtes d'une certaine qualité3, et que vous ne vous sentiez point d'autre talent que celui de faire de froids discours, prêchez, faites de froids discours : il n'y a rien de

1. Quelques mois avant la publication de cet alinéa, pareille aventure était arrivée à l'abbé de Roquette, neveu de l'évêque d'Autun. Le 7 avril 1688, il avait prêché avec le plus grand succès devant le roi. Il devait prêcher de nouveau le jeudi saint, 15 avril, et il avait préparé un discours à l'adresse de Louis XIV et tout à sa louange. Retenu par la goutte, le roi ne put assister à la cérémonie de la Cène, et le malheureux prédicateur, dont les apprêts se trouvaient perdus, n'osa monter en chaire. Cette déconvenue

fut d'autant plus remarquée que la cérémonie s'accomplit sans sermon: il y manqua même le sermon précipité dont parle La Bruyère.

2. Qui est. Voy. p. 324, note 1; p. 228, note 1.

3. Si vous avez quelques titres de noblesse. On disait d'un homme : « Il n'est pas de qualité, il est de peu de qualité, il est de la première qualité. » Dictionnaire de l'Académic, 1694. « Mon fils, écrit Me de Sévigné, a plus de qualité qu'il n'en faut pour la députation de Bretagne. »

pire pour sa fortune que d'être entièrement ignoré. Théodat a été payé de ses mauvaises phrases et de son ennuyeuse

monotonie.

¶ L'on a eu de grands évêchés par un mérite de chaire, qui présentement ne vaudrait pas à son homme une simple prébende1.

Le nom de ce panégyriste semble gémir sous le poids des titres dont il est accablé; leur grand nombre remplit de vastes affiches qui sont distribuées dans les maisons, ou que l'on lit par les rues en caractères monstrueux, et qu'on ne peut non plus ignorer que la place publique. Quand, sur une si belle montre3, l'on a seulement essayé du personnage, et qu'on l'a un peu écouté, l'on reconnaît qu'il manque au dénombrement de ses qualités celle de mauvais prédicateur.

¶ L'oisiveté des femmes, et l'habitude qu'ont les hommes de les courir partout où elles s'assemblent, donnent du nom à de froids orateurs, et soutiennent quelque temps ceux qui ont décliné.

¶ Devrait-il suffire d'avoir été grand et puissant dans le monde pour être, louable ou non, et devant le saint autel et dans la chaire de la vérité, loué et célébré à ses funérailles? N'y a-t-il point d'autre grandeur que celle qui vient de l'autorité et de la naissance? Pourquoi n'est-il pas établi de faire publiquement le panégyrique d'un homme qui a excelle pendant sa vie dans la bonté, dans l'équité, dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété? Ce qu'on appelle une oraison funèbre n'est aujourd'hui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs qu'à mesure qu'elle s'éloigne davantage du

1. Ne vaudrait pas, à celui qui l'aurait, un simple canonicat.

2. Les prédications, ou du moins les oraisons funèbres, étaient, parait-il, annoncées par des affiches, comme aujourd'hui les spectacles. 3. Montre. Étalage. Voy. p. 166, n. 3; p. 200, n. 1.

4. De les courir. Voy. p. 21, n. 3; p. 276, n. 2; p. 462, n. 3.

5. Ce qu'on appelle.... reçue. Cf. p. 462 et note 2, un autre exemple de ces accords par syllepse. (Voy. Brachet et Dussouchet, Gramm. française, cours supérieur, page 281.)

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