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Bien à propos s'en vint Ogier en France
l'our le païs de mescréans monder :
Jà n'est besoin de conter sa vaillance,
Puisqu'ennemis n'osoient le regarder.

Or, quand il eut tout mis en assurance,
De voyager il voulut s'enharder;
En Paradis trouva l'eau de Jouvance,
Dont il se sceut de vieillesse engarder
Bien à propos.

Puis par cette eau son corps tout décrépite
Transmué fut par manière subite

En jeune gars, frais, gracieux et droit.

Grand dommage est que cecy soit sornettes;
Filles connoy qui ne sont pas jeunettes
A qui cette eau de Jouvance viendroit
Bien à propos.

De cettuy preux maints grands clercs ont écrit Qu'oncques dangier n'étonna son courage; Abusé fut par le malin esprit,

Qu'il épousa sous féminin visage.

Si piteux cas à la fin découvrit,

Sans un seul brin de peur ni de dommage,
Dont grand renom par tout le monde acquit,
Si qu'on tenoit très honneste langage

De cettuy preux.

Bien-tost après fille de roy s'éprit
De son amour, qui voulentiers s'offrit
Au bon Richard en second mariage.

Donc, s'il vaut mieux ou diable ou femme avoir,

Et qui des deux bruit plus en ménage,

Ceulx qui voudront, si le pourront sçavoir

De cettuy preux.

CHAPITRE XV

DE LA CHAIRE

Le discours chrétien est devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique2 qui en est l'âme ne s'y remarque plus : elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste3, par le choix des mots, et par les longues énumérations. On n'écoute plus sérieusement la parole sainte : c'est une sorte d'amusement entre mille autres, c'est un jeu où il y a de l'émulation et des parieurs.

L'éloquence profane est transposée, pour ainsi dire, du barreau, où LE MAITRE, PUCELLE et FOURCROY l'ont fait régner, et où elle n'est plus d'usage, à la chaire, où elle ne doit pas être.

L'on fait assaut d'éloquence jusqu'au pied de l'autel et

1. Comparer, avec ce chapitre, les conseils de Bossuet au jeune cardinal de Bouillon sur le style et la lecture des écrivains et des Pères de l'Église pour former un orateur (1669); les Dialogues de Fénelon sur l'Eloquence, sa Lettre sur les Occupations de l'Académie française (Projet de rhétorique), les Réflexions de Bourdaloue sur la Rhétorique sacrée, etc.

2. Tristesse évangélique : expression souvent citée. « Il faut que dans la tragédie tout se ressente de cette majestueuse tristesse qui en fait le plaisir, » avait déjà dit Corneille.

3. Geste. Voy. page 91, note 5. 4. Antoine Lemaistre, célèbre avocat au Parlement, mort en 1658 à Port-Royal, où il vivait dans la retraite depuis une vingtaine d'années. Il était le frère de Lemaistre de Saci, traducteur de l'Ancien Testament. Bonaventure Fourcroy, poète et jurisconsulte, mort en 1691. Il était l'ami de Molière et de Boileau. L'avocat Pucelle est aujourd'hui moins connu que son fils, René Pucelle, conseiller-clerc au Parlement, auquel ses discours et son zèle contre la bulle Unigenitus ont valu quelque célébrité.

en la présence des mystères. Celui qui écoute s'établit juge de celui qui prêche, pour condamner ou pour applaudir, et n'est pas plus converti par le discours qu'il favorise que par celui auquel il est contraire1. L'orateur plaît aux uns, déplaît aux autres, et convient avec tous en une chose, que, comme il ne cherche point à les rendre meilleurs, ils ne pensent pas aussi à le devenir.

Un apprentif3 est docile, il écoute son maître, il profite de ses leçons, et il devient maître. L'homme indocile critique le discours du prédicateur, comme le livre du philosophe; et il ne devient ni chrétien ni raisonnable.

¶ Jusqu'à ce qu'il revienne un homme qui, avec un style nourri des saintes Écritures, explique au peuple la parole divine uniments et familièrement, les orateurs et les déclamateurs seront suivis.

¶ Les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique, les antithèses, les figures outrées, ont fini les portraits finiront, et feront place à une simple explication de l'Évangile, jointe aux mouvements qui inspirent la conversion 7.

¶ Cet homme que je souhaitais impatiemment, et que je ne daignais pas espérer de notre siècles, est enfin venu. Les

1. Voyez Bossuet, sermons sur la Parole de Dieu et sur la Prédication évangélique; Massillon, sermon du premier dimanche du carême, 2° partie.

2. S'accorde; cf. p. 91, note 1.

3. Telle était jadis l'orthographe du mot apprenti. Boileau a dit au féminin (satire x): «Vais-je épouser ici quelque apprentive auteur? »

4. Allusion à l'abbé Le Tourneux, mort en 1686. « Quel est, demandait un jour Louis XIV à Boileau, un prédicateur qu'on nomme Le Tourneux? On dit que tout le monde y court. Est-il donc si habile?

Sire, répondit Boileau, Votre Ma

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courtisans, à force de goût et de connaître les bienséances, lui ont applaudi; ils ont, chose incroyable! abandonné la chapelle du Roi, pour venir entendre avec le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique1. La ville n'a pas été de l'avis de la cour: où il a prêché, les paroissiens ont déserté; jusqu'aux marguilliers ont disparu2; les pasteurs ont tenu ferme; mais les ouailles se sont dispersées, et les orateurs voisins en ont grossi leur auditoire. Je devais le prévoir, et ne pas dire qu'un tel homme n'avait qu'à se montrer pour être suivi, et qu'à parler pour être écouté ne savais-je pas quelle est dans les hommes, et en toutes choses, la force indomptable de l'habitude? Depuis trente années on prête l'oreille aux rhéteurs, aux déclamateurs, aux énumérateurs; on court ceux3 qui peignent en grand ou en miniature. Il n'y a pas longtemps qu'ils avaient des chutes ou des transitions ingénieuses, quelquefois même si vives et si aiguës qu'elles pouvaient passer pour épigrammes ils les ont adoucies, je l'avoue, et ce ne sont plus que des madrigaux. Ils ont toujours, d'une nécessité indispensable et géométrique, « trois sujets admirables de vos attentions» ils prouveront une telle chose dans la première partie de leur discours, cette autre dans la seconde partie, et cette autre encore dans la troisième. Ainsi, vous serez convaincu d'abord d'une certaine vérité,

:

1. Le P. Séraphin, capucin. (Note de La Bruyère.) - Bossuet louait Sa « méthode admirable » et sa « fructueuse morale ». L'éloge que fait La Bruyère du P. Séraphin avait déjà paru lorsqu'il vint prêcher à la cour. Il y obtint un grand succès. Saint-Simon juge au contraire que ce père n'avait d'autre talent « que celui de crier bien fort et de dire crûment des injures ». C'est lui qui «< prêchant devant le roi, le premier médecin présent, et se demandant à soi-même si Dieu "avait pas en ce monde des exécu

teurs de sa justice : « Qui en doute? s'écria-t-il, et qui sont ces exécuteurs? Ce sont les médecins qui, par leurs ordonnances données à tort et à travers, tuent la plupart des gens. »>

2. Littré ne cite de cette tournure que l'exemple de La Bruyère. 3. On court ceux. Voy. p. 275, n. 2. 4. Voy. p. 461, n. 6; p. 2, n. 2; p. 26, n. 4.

5. Des chutes: des fins de périodes, de développements.

6. Par une nécessité. Voy. p. 85, n. 4; p. 598, n. 4.

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et c'est leur premier point; d'une autre vérité, et c'est leur second point; et puis d'une troisième vérité, et c'est leur troisième point de sorte que la première réflexion vous instruira d'un principe des plus fondamentaux de votre religion; la seconde, d'un autre principe qui ne l'est pas moins; et la dernière réflexion, d'un troisième et dernier principe, le plus important de tous, qui est remis pourtant, faute de loisir, à une autre fois. Enfin, pour reprendre et abréger cette division et former un plan.... Encore! dites-vous, et quelles préparations pour un discours de trois quarts d'heure qui leur reste à faire! Plus ils cherchent à le digérer et à l'éclaircir, plus ils m'embrouillent. Je vous crois sans peine, et c'est l'effet le plus naturel de tout cet amas d'idées qui reviennent à la même, dont ils chargent sans pitié la mémoire de leurs auditeurs. Il semble, à les voir s'opiniâtrer à cet usage, que la grâce de la conversion soit attachée à ces énormes partitions2. Comment néanmoins serait-on converti par de tels apôtres, si l'on ne peut qu'à peine les entendre articuler, les suivre et ne les pas perdre de vue? Je leur demanderais volontiers qu'au milieu de leur course impétueuse, ils voulussent plusieurs fois reprendre haleine, souffler un peu, et laisser souffler leurs auditeurs. Vains discours, paroles perdues! Le temps des homélies n'est plus, les Basiles, les Chrysostomes, ne le ramèneraient pas; on passerait en d'autres diocèses pour être hors de la portée de leur voix et de leurs familières instructions. Le commun des hommes aime les phrases et les périodes, admire ce qu'il n'entend pas*, se suppose instruit, content de décider entre un premier et un second point, ou entre le dernier sermon et le pénultième.

1. Digérer. Voy. p. 272, note 4. 2. Divisions. Voyez sur l'abus des divisions le Deuxième dialogue sur l'éloquence de Fénelon.

3. Saint Basile (329-379), évêque de Césarée, et saint Jean Chrysostome (344-407), évêque de Constan

tinople, furent les plus éloquents
des pères de l'Église grecque. Ainsi
que la définit La Bruyère, l'homélie
était une instruction familière.
4. Ce qu'il n'entend pas. Cf.
chap. 1, p. 28: « Certains poètes sont
sujets dans le dramatique....

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