Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau; ils admirent peu, ils approuvent.

¶Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour1, plus d'agrément et plus de style que l'on en voit dans celles de BALZAC et de VOITURE2, elles sont vides de sentiments qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste que, tous connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchaînement de discours3 inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que

être si contents l'un de l'autre. » (Don Juan, I, 1.) « Deux personnes qui disent les choses d'euxmêmes. » (Malade imaginaire, II, VI.) Cette manière de parler était condamnée par les grammairiens du dix-septième siècle, comme elle l'est par les grammairiens modernes. Vaugelas toutefois l'approuve et cite avec éloge un passage de Malherbe, où le mot personne, accompagné d'un adjectif féminin, reçoit élégamment, dit-il, le genre masculin dans le cours de la phrase « J'ai eu cette consolation en mes ennuis qu'une infinité de personnes qualifiées ont pris la peine de me témoigner le plaisir qu'ils en ont eu. » Bien que le mot personne, comme le fait remarquer Vaugelas, s'applique à des hommes, l'Académie a blàmé cette phrase, et avec cette phrase toutes

celles qui lui ressemblent dans les ouvrages du dix-septième siècle.

1. Tour « se prend pour la manière dont on exprime ses pensées et dont on arrange ses termes ». Dict. de l'Académie, 1694.

2. Jean-Louis Guez de Balzac(15941654), auteur de plusieurs traités, dont les principaux sont : Aristippe ou la Cour, le Prince, le Socrate chrétien. Ses lettres forment sou principal titre littéraire. Comme Balzac, Voiture (1598-1648) doit la meilleure part de sa célébrité à sa correspondance. Il était poète, et Boileau tenait ses poésies en grande estime. Il le nomme à côté de Malherbe (épître 1x), et même à côté d'Horace (satire Ix).

3. Discours, style, diction. « Vous savez que c'est le goût de notre siècle d'aimer le naturel dans le discours.» Bayle, cité par Littré.

par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes. j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit1.

Il n'a manqué à TÉRENCE que d'être moins froid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n'a manqué à MOLIÈRE que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement2:

1. La Bruyère avait sans doute lu quelques-unes des lettres de Mme de Sévigné; Bussy lui avait peut-être communiqué la copie de celles qui lui avaient été adressées. Du reste Mme de Sévigné n'est pas la seule dont La Bruyère pùt juger aussi favorablement; Mmes de La Fayette, de Maintenon, de Montausier, de Motteville, de Coulanges, de Scudéry, d'Aligre de Boislandry étaient apparemment connues, elles aussi, dans le monde, par leur talent d'écrire.

2. Les négligences et les incorrections ne sont pas rares dans les œuvres de Molière, bien qu'elles soient moins fréquentes que ne l'ont imaginé la plupart de ses annotateurs. << En pensant bien, dit Fénelon (Lettre sur les occupations de l'Académie), il parle souvent mal; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. >> Vauvenargues, qui, comme Fénelon, aime mieux la prose de Molière que ses vers, s'est encore montré plus rigoureux « Il y a en lui, dit-il, tant de négligences et d'expressions impropres qu'il y a peu de poètes, si

"

j'ose le dire, moins corrects et moins purs que lui. » Plusieurs écrivains ont protesté contre la sévérité de ces jugements, dans lesquels il n'est pas tenu compte de la rapidité avec laquelle Molière a dû composer ses pièces. Ils ont surtout réclamé contre l'excès de sévérité de La Bruyère. Mais est-il certain qu'on l'ait bien compris? La Bruyère veut-il que Molière ait si mal étudié la langue qu'il n'ait pu éviter le jargon et le barbarisme? J'en doute, et je propose l'interprétation qui suit. La Bruyère a blámé l'auteur du Misanthrope, comme on le verra plus loin, d'avoir introduit des paysans sur la scène le jargon et les barbarismes dont il se plaint, ne se trouveraient-ils pas dans le langage de Jacqueline, de Lucas, de divers personnages du Festin de Pierre, de M. de Pourceaugnac, etc., dans ce langage que Molière a fidèlement transporté des champs au théâtre? Hors des farces, La Bruyère ne veut pas de paysanneries on peut en conclure sans témérité, ce me semble, qu'il lui répugnait d'entendre, au théâtre de Molière, les paysans parler comme à la campagne.

Quoi qu'il en soit, l'auteur des Sentiments critiques sur les Ca

quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques!

¶ J'ai lu MALHERbe et Théophile1. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier, d'un style plein et uniforme 2, montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple 3: il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses

ractères de M. de La Bruyère (1701) parle fort sensément sur ce point. « Richelet, Furetière, toute l'Académie a donc grand tort, dit-il ironiquement, de nous proposer le barbare Molière comme le modèle des beaux esprits et de le citer dans ces dictionnaires fameux, riches trésors de notre langue? (Dictionnaires de Richeiet, 1680; de Furetière, 1690; de l'Académie, 1694.) Qui croironsnous, ou M. de La Bruyère, seul de son opinion - (ceci seul n'est pas juste) - ou tous les académiciens, juges équitables et éclairés? J'ai regardé avec eux ce prétendu jargon de Molière comme un secret recherché pour mieux peindre la nature.... Un paysan, un valet ne doivent pas parler aussi exactement qu'un homme qui postule une place à l'Académie. »

1. « Tous les jours à la cour un sot de qualité, || Peut juger de travers avec impunité, || A Malherbe, à Racan, préférer Théophile.... » - Est-ce en souvenir de ce vers de Boileau (satire 1x) que La Bruyère a voulu comparer Malherbe (15551628), le réformateur de la poésie, et Théophile de Viau (1590-1626),

poète que son mauvais goût a ridiculisé? Le rapprochement qu'il a fait de ces deux noms a fort étonné les critiques. Théophile est l'auteur de ces vers souvent cités : « Ah! voici le poignard qui du sang de son maître || S'est souillé làchement. Il en rougit le traître! »> A côté de ces vers, tirés de la tragédie de Pyrame et Thisbé, l'on en pourrait citer d'autres qui ne sont pas plus heureux. Ainsi Pyrame, s'approchant de la muraille qui le sépare de Thisbé et dans laquelle une fente est pratiquée, s'écrie: «< Voyez comme ce marbre est fendu de pitié, || Et qu'à notre douleur le sein de ces murailles Pour recéler nos feux s'entr'ouvre les entrailles !>> - Théophile a laissé cependant de belles pièces de vers: le Matin, la Solitude, son Ode au Roi, ses Apologies.

2. C'est-à-dire « toujours égal. » 3. Cette seconde partie de l'éloge est contestable; Malherbe est « noble », mais rarement «< simple » en peignant la nature extérieure. Il la peint, dit avec raison Nisard, <« par des traits généraux sommaires.» Hist. de la Littérature française, 1. II, chap. v.

descriptions, s'appesantit sur les détails; il fait une anatomie; tantòt il feint1, il exagère, il passe2 le vrai dans la nature il en fait le roman.

:

TRONSARD et BALZAC ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.

MAROT 5, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis RONSARD : il n'y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots.

TRONSARD et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne lui ont servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours et à n'y plus revenir7. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard et que Marot; et, au con

1. Fingit, il invente.

2. Il va au delà; comme on dit « passer le but ».

3. Ronsard (1524-1585), qui voulut être le réformateur de la langue et de la poésie, a semblé le plus admirable des poètes à ses contemporains.

4. Voy. p. 44, n. 2.

5. Clément Marot (1495-1544) a excellé dans la poésie familière, dans les épitres, les épigrammes et les épîtres.

6. Ce premier, comme on dit ce dernier; ne se trouve guère.

7. C'est, à peu de chose près, le jugement de Boileau (Art poétique, I, vers 113). Ronsard, dit-il. « Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode, || Et toutefois longtemps eut un heureux destin. || Mais sa muse, en français parlant grec et latin, | Vit dans l'âge suivant, par un retour grotesque, | Tomber de ses grands mots le faste pédan

tesque.... Enfin Malherbe vint, et

le premier en France », etc.

<< Ronsard, dit M. Geruzez, a été trop loué et trop dénigré. S'il a échoué complètement dans l'épopée et l'ode pindarique, il faut reconnaître aussi qu'il a rencontré, par intervalles, la vraie noblesse de langage poétique dans quelques passages du Bocage royal, des Hymnes et des Discours sur les misères du temps. M. Sainte-Beuve, qui, de nos jours, a revisé ce grand procès (Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xv1° siècle, 1828), a tout au moins prouvé, pièces en main, que, dans le sonnet et dans les pièces anacréontiques, Ronsard garde un rang élevé. Malherbe, qui a si heureusement profité des efforts de Ronsard, aurait dû blâmer moins rudement les écarts de ce poète, martyr de la cause dont il reste le héros. »

traire, que Belleau, Jodelle et du Bartas aient été sitôt suivis d'un RACAN 2 et d'un MALHERBE, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée3.

MAROT et RABELAIS sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible; son livre est une énigme, quoiqu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête

1. Remi Belleau (1528-1577), l'un des poètes de la Pléiade, a traduit les odes d'Anacréon, les Phénomènes d'Aratus, l'Ecclésiaste, etc. Il est l'auteur d'une jolie pièce, Avril, qui est souvent citée. Jodelle (1532-1573), poète dramatique, auteur de tragédies imitées des tragédies grecques (Cleopátre, Didon se sacrifiant). - Du Bartas (15441590), poète sans goût qui exagéra encore le faste pédantesque de Ronsard, est l'auteur d'un poème, jadis très admiré, qui a pour titre : la Semaine, ou les Sept jours de la création. C'est en 1690 que La Bruyère publia ces considérations sur l'histoire de la langue. Dans quatre éditions, le nom de Saint-Gelais a occupé la place où l'on voit celui de du Bartas, et ce n'est qu'en 1696, fort peu de temps avant sa mort, que La Bruyère remplaça Saint-Gelais par du Bartas. On lui avait sans doute fait remarquer que Mellin de Saint-Gelais (1491-1558) était de l'école de Marot et non de celle de Ronsard.

2. Honorat de Bueil, marquis de Racan (1589-1670), élève et ami de Malherbe, sur la vie duquel il a laissé des mémoires. Il a composé

des Bergeries, des Odes sacrées, etc. Poète assez faible et fade, on ne connaît plus guère de lui que les belles Stances: « Bussy, notre printemps s'en va presque expiré. »

3. La Bruyère dit en prose ce que Boileau dit en vers: « Par ce sage écrivain la langue réparée || N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée. »

4. François Rabelais, né à Chinon en 1483, tour à tour cordelier, bénédictin, médecin, bibliothécaire, secrétaire d'ambassadeur et curé, mourut à Meudon en 1555. C'est à dessein qu'il fit de son livre une énigme, dissimulant ses hardicsses sous des bouffonneries extravagantes. Le jugement de La Bruyère est souvent cité et mérite de l'être.

5. Le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure », a dit Pascal dans ses Pensées. Molière a employé le même mot au pluriel :

Chaque instant de ma vie est chargé de souillures; || Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures.» (Tartufe, acte III, scène iv.)

6. Horace, Art poétique, vers 3: «... ut turpiter in atrum || Desinat in piscem mulier formosa superne.>

« PreviousContinue »