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CHAPITRE XIV

DE QUELQUES USAGES

Il y a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles1. Il y en a de tels que, s'ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étaient nobles2.

Quelques autres se couchent roturiers3 et se lèvent nobles. Combien de nobles dont le père et les ainés sont roturiers!

¶Tel abandonne son père qui est connu, et dont l'on cite le greffe ou la boutique, pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis longtemps, est inconnu et hors de prise. Il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances; et, pour être noble, il ne lui manque que des titres.

¶ Réhabilitations, mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse*, autrefois si français et si usité. Se faire réhabiliter suppose qu'un homme, devenu riche, originairement est noble, qu'il

1. Secrétaires du roi. (Note de La Bruyère.) Cette annotation de La Bruyère disparut à la cinquième édition. Les offices de secrétaire du roi n'étaient pas les seuls, en effet, qui rendissent nobles ceux qui les achetaient, et la preuve en est que La Bruyère lui-même prit le titre d'écuyer lorsqu'il eut acheté une charge de trésorier des finances.

2. Vétérans. (Note de La Bruyère.) Les conseillers du Parlement et de la cour des Aides qui, après

vingt ans d'exercice, obtenaient des
lettres de noblesse, se nommaient
vétérans. La Bruyère leur applique
également la réflexion suivante.
3. Roturiers. Voyez page 352,
note 4.

4. C'est par les lettres de noblesse qu'étaient anoblis les roturiers; on ne devait, en principe, se servir du mot de réhabilitation que dans les cas où une famille noble, après dérogeance, était rétablie dans sa noblesse.

est d'une nécessité plus que morale1 qu'il le soit; qu'à la vérité, son père a pu déroger ou par la charrue, ou par la houe2, ou par la malle3, ou par les livrées; mais qu'il ne s'agit pour lui que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres, et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain3; qu'en un mot, les lettres de noblesse ne lui conviennent plus; qu'elles n'honorent que le roturier, c'est-à-dire celui qui cherche encore le secret de devenir riche.

¶ Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vu un prodige, se persuade faussement qu'il a vu un prodige. Celui qui continue de cacher son âge pense enfin lui-même être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres. De même, le roturier qui dit par habitude qu'il tire son origine de quelque ancien baron ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu'il ne descend pas, a le plaisir de croire qu'il en descend.

¶ Quelle est la roture un peu heureuse et établie à qui il manque des armes, et dans ces armes une pièce honorable, des suppôts, un cimier, une devise, et peut-être le cri de guerre 7? Qu'est devenue la distinction des casques et des

1. Plus que morale. C'est-à-dire, qu'il n'est pas seulement conforme à la raison, à la logique, qu'il n'est pas seulement « moralement >> nécessaire qu'il le soit; mais que cela est matériellement nécessaire.

2. Instrument aratoire. On laboure les vignes avec la houe.

3. Panier où les merciers de campagne colportent leurs marchandises.

4. Par la livrée qu'il avait portée comme domestique.

5. Armes qui sont de son invention et qui n'avaient point servi à marquer sa vaisselle, lorsqu'elle était d'étain et non d'argent.

6. « Mais quand un homme est riche, il vaut toujours son prix, || Et l'eût-on vu porter la mandille (petit manteau de laquais) à Paris, || N'eût-il de son vrai nom ni titre ni mémoire, || D'Hozier lui trouvera cent aïeux dans l'histoire. » Boileau, satire v, 115 et suivants.

7. Le cri de guerre ou cri d'armes, encore plus que les suppôts, le cimier, etc., était l'indice d'une très vieille noblesse. Les figures héraldiques se divisent en pièces honorables ou de premier ordre, et en pièces moins honorables ou de second ordre. -Les supports ou suppôts sont des figures (anges,

heaumes1? Le nom et l'usage en sont abolis; il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles; on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes; cela est plus simple: on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carrosse2.

¶ Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne, ou sous une ruine qui trempe dans un marécage et qu'on appelle château, pour être cru noble sur sa parole.

hommes ou animaux) qui sont
peintes à côté de l'écu et semblent
le supporter.
Le cimier est la
partie la plus élevée des ornements
de l'écu et se place au-dessus du
casque; quelquefois il reproduit
une pièce du blason de l'écu, comme
un lion, une fleur de lis, etc., mais
le plus souvent il se compose de
plumes attachées au casque. « Le
cimier était une plus grande marque
de noblesse que l'armoirie, parce
qu'on le portait aux tournois, où on
ne pouvait être admis sans avoir
fait preuve de noblesse. » (Le P. Me-
nestrier, Art du Blason, 1658.)

1. Cette phrase ne signifie point que l'on ait jamais, en blason, distingué les heaumes et les casques. Heaume est le mot que l'on trouve dans les anciens auteurs: casque, le synonyme qui a pris peu à peu sa place dans la langue héraldique. Mais, selon que l'on était d'une plus ou moins haute naissance, le casque que l'on figurait au-dessus de son écu avait la visière ouverte ou fermée, et était placé de front ou de profil: c'est dans la forme et dans

résidait

la situation des casques que
la distinction dont parle La Bruyère,
ainsi qu'il l'explique deux lignes
plus bas. Le casque qui se présen-
tait de front et ouvert indiquait une
grande naissance, et le nombre des
grilles, c'est-à-dire des barreaux
qui étaient placés dans la visière
du casque et en fermaient l'ouver-
ture, servait à marquer le degré de
la noblesse. Les nouveaux anoblis
devaient, au contraire, figurer le
casque de profil, avec la visière close
et abattue. Ces règles arbitraires ne
furent observées que pendant fort
peu de temps.

2. « Les armoiries des nouvelles maisons sont, la plus grande partie, les enseignes de leurs anciennes boutiques. >> (Ménage.)

3. Terme assez impropre, pour signifier isolée. Il est vrai que le mot isolé, quoique cité en 1694 par Boursault dans sa comédie des Mots à la mode, ne paraît pas avoir été accepté par les bons écrivains du dix-septième siècle.

4. Qui diable vous a fait aussi vous aviser, A quarante-deux ans

¶ Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur, et il y parvient. Un grand seigneur affecte la principauté, et il use de tant de précautions qu'à force de beaux noms, de disputes sur le rang et les préséances, de nouvelles armes, et d'une généalogie que D'HOZIER ne lui a pas faite, il devient enfin un petit prince.

Les grands, en toutes choses, se forment et se moulent sur de plus grands, qui, de leur part, pour n'avoir rien de commun avec leurs inférieurs, renoncent volontiers à toutes les rubriques3 d'honneurs et de distinctions dont leur condition se trouve chargée, et préfèrent à cette servitude une vie plus libre et plus commode. Ceux qui suivent leur piste observent déjà par émulation cette sim.plicité et cette modestie : tous ainsi se réduiront par hauteur à vivre naturellement et comme le peuple. Horrible inconvénient!

¶ Certaines gens portent trois noms, de peur d'en manquer ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyllabe, qu'ils anoblissent par des particules, dès que leur fortune devient meilleure. Celui-ci, par

de vous débaptiser, || Et d'un vieux tronc pourri de votre métairie || Vous faire dans le monde un nom de seigneurie?... || Je sais un paysan qu'on appelait Gros Pierre, || Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre, || Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux, || Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux. » Molière, l'École des Femmes, I, 1.

1. Cf. La Fontaine, Fables, I, 3. 2. D'Hozier, nom d'une famille célèbre de généalogistes.

3. Rubriques, formules de respect et démonstrations de cérémonie. « On appelle rubriques dans le bréviaire, certaines règles, imprimées en rouge, qui sont au com

mencement du bréviaire, pour enseigner la manière dont il faut le dire.» Dict. de l'Académie, 1694.

4. « Allusion, disent les Clefs, à ce que feu Monsieur, pour s'approcher de (c.-à-d., pour ressembler à) Monseigneur le Dauphin, ne voulait plus qu'on le traitât d'Altesse Royale, mais qu'on lui parlât par vous, comme l'on faisoit à Monseigneur et aux petits princes (ses fils). Les autres princes, à son exemple, ne veulent plus être traités d'Altesse, mais simplement de vous. »

5. Un même personnage portait parfois, outre son nom de famille, soit un nom de seigneurie, soit un

surnom.

la suppression d'une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre1; celui-là, par le changement d'une lettre en une autre, se travestit, et de Syrus devient Cyrus. Plusieurs suppriment leurs noms, qu'ils pourraient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux, où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toujours d'eux qui les portent avec les grands hommes qui les ont portés2. Il s'en trouve enfin qui, nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamands3 ou Italiens, comme si la roture n'était pas de tout pays; allongent leurs noms français d'une terminaison étrangère, et croient que venir de bon lieu c'est venir de loin.

Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.

A combien d'enfants serait utile la loi qui déciderait que c'est le ventre qui anoblit! mais à combien d'autres serait-elle contraire9!

1. Comme Delrieu, maître d'hôtel du roi, qui se fit nommer de Rieux.

2. Les Clefs citent M. le Camus de Vienne, qui, paraît-il, se faisait descendre de l'amiral Jean de Vienne, tué à la bataille de Nicopolis (1396).

3. M. Sonin, fils d'un receveur de Paris, avait pris le nom de Soningen.

4. Le roi Charles VIII, en allant à la conquête du royaume de Naples, dit en ses mémoires l'abbé de Choisy, donna la charge « de premier président de la Chambre des Comptes à M. Nicolas, qui, se trouvant en Italie, habilla son nom à l'italienne, en changeant son s en i. »

5. De bon lieu, de bonne famille. Locus a parfois ce sens dans le latin classique.

6. Boileau, satire v, vers 103: « Alors le noble altier pressé de l'indigence, Humblement du fa

quin rechercha l'alliance, || Avec lui trafiquant d'un nom si précieux, Par un lâche contrat vendit tous ses aïeux. >>

7. Roture. Voy. p. 352, n. 4.

8. Quartier, terme de généalogie: «< chaque degré de descendance dans une famille noble. » Littré. La vie moyenne d'une génération étant de trente ans, une noblesse de « quatre quartiers » est une noblesse de cent vingt ans environ.

9. Beaucoup de roturiers, devenus riches, épousent des filles nobles; beaucoup de nobles, devenus pauvres, épousent des filles de roturiers. Si donc la noblesse se transmettait par les femmes, et non plus de mâle en mâle, à combien d'enfants serait utile la loi nouvelle, à combien d'autres elle serait contraire! Deux lignes suffisent à l'auteur pour résumer cette réflexion.

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