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jeûne et fait abstinence; mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S'il se trouve bien d'un homme opulent, à qui il a su imposer1, dont il est le parasite, et. dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration; il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion: ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu'à le rendre très ridicule. Il n'oublie pas de tirer avantage de l'aveuglement de son ami, et de la prévention où il l'a jeté en sa faveur : tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre; il se fait reprocher de n'avoir pas recours à ses amis dans ses besoins. Quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu'il est bien sûr de ne jamais retirer5. Il dit une autre fois et d'une certaine manière, que rien ne lui manque, et c'est lorsqu'il ne lui faut qu'une petite somme. Il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d'honneur et le conduire à lui faire une grande largesse. Il ne pense point à profiter de toute sa succes

1. Qu'il a su tromper Voy. pages 92, note 1; 193, note 2; 72, ligne 2. 2. Avance, dans ce sens, s'employait plutôt au pluriel, au dixseptième siècle comme de nos jours.

3. Tartufe fait une déclaration à Elmire, femme d'Orgon, et cette déclaration est le moyen dont se se sert Molière pour démasquer l'hypocrite.

4. Fausse dévotion. (Note de La Bruyère.) On voit avec quel soin minutieux et par combien d'annotations répétées La Bruyère avertit ses lecteurs, toutes les fois qu'il parle défavorablement de la dévotion, que c'est de la fausse dévotion qu'il s'agit.

5. C'est-à-dire qu'il est sûr de ne jamais payer.

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sion, ni à s'attirer une donation générale de tous ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier1. Un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir^; il y a là des droits trop forts et trop inviolables; on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende, sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du princes, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert et de paraître ce qu'il est. Il en veut à la ligne collatérale: on l'attaque plus impunément; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune; il se donne pour l'héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants; et il faut que celui-ci le déshérité, s'il veut que ses parents recueillent sa succession : si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein; et c'est le talent qu'il possède à un plus haut degré de perfection; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile: il y a des gens, selon lui, qu'on est obligé en conscience de décrier; et ces gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la

1. C'est là ce que fait Tartufe.

2. Ménager. Voir page 202, n. 4. 3. Ne se joue-t-il pas. Nous dirions familièrement ne se frottet-il pas....

4. Comme est venue à ses oreilles l'entreprise de Tartufe.

5. Orgon, l'hôte de Tartufe, a un fils et une fille.

6. Ne trouve pas jour à.... Ne

trouve pas moyen de.... « La liberté trouvera peu de jour || A détruire un pouvoir qui fait régner l'amour. »> Corneille, Sertorius, III, 1.

7. A un plus haut degré. Voy. p.19, n. 4; p. 95, n. 2; p. 322, n. 1; etc.

8. Un point de conduite, comme on disait un point de doctrine; un point de controverse ». Académie, 1694.

dépouille. Il vient à ses fins1 sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche; on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire; on l'interroge, on insiste: il ne répond rien, et il a raison : il en a assez dit.

T Riez, Zélie, soyez badine et folâtre à votre ordinaire: qu'est devenue votre joie? « Je suis riche, dites-vous, me voilà au large, et je commence à respirer. » Riez plus haut, Zélie, éclatez que sert une meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse? Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l'opulence; ils rient quelquefois, ils cèdent à leur tempérament, suivez le vôtre ne faites pas dire de vous qu'une nouvelle place ou que quelques mille livres de rente de plus ou de moins vous font passer d'une extrémité à l'autre. « Je tiens, dites-vous, à la faveur par un endroit >>. Je m'en doutais, Zélie; mais, croyez-moi, ne laissez pas de rire, et mème de me sourire en passant, comme autrefois : ne craignez rien, je n'en serai ni plus libre ni plus familier avec vous; je n'aurai pas une moindre opinion de vous et de votre poste; je croirai également que vous êtes riche et en faveur. « Je suis dévote », ajoutez-vous. C'est assez, Zélie, et je dois me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la joie que le sentiment d'une bonne conscience étale sur le visage; les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors: elles mènent plus loin 5, et l'on ne s'étonne plus de voir que la dé

1. Vient à ses fins. La Bruyère emploie quelquefois venir où nous disons arriver. Cf. p. 72, ligne 19: « pour venir au niveau du fat ».

2. Soi. Voy. page 75, note 2; page 97, note 2; etc.

3. Le sérieux. Il n'y avait pas très longtemps que ce substantif avait droit de cité dans la langue. Du temps de Vaugelas, il déplaisait «à beaucoup d'oreilles délicates ». Il se maintint pourtant contre sériosité que Vaugelas essaya en vain

de lui substituer. (Voyez Bouhours, Remarques nouvelles, 1682.)

4. C'est à peu près ce que dit un personnage de Molière : « Vous savez que je suis auprès d'elle en quelque espèce de faveur. » Amants magnifiques, I, 1. Zélie parle ici d'un air mystérieux et d'un ton de modestie importante. Cf. pour le mot endroit, p. 101, n. 1; p. 306, n. 5; etc.

5. Elles servent mieux l'ambition qu'une bonne conscien e.

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votion sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière et dédaigneuse.

¶ L'on a été loin depuis un siècle dans les arts et dans les sciences, qui toutes ont été poussées à un grand point2. de raffinement, jusques à celle du salut, que l'on a réduite en règle et en méthode, et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes pouvait inventer de plus beau et de plus sublime. La dévotion3 et la géométrie ont leurs façons de parler, ou ce qu'on appelle les termes de l'art : celui qui ne les sait pas n'est ni dévot ni géomètre. Les premiers dévots, ceux mêmes qui ont été dirigés par les Apôtres, ignoraient ces termes simples gens qui n'avaient que la foi et les œuvres, et qui se réduisaient à croire et à bien vivre!

¶ C'est une chose délicate1 à un prince religieux de réformer la cour et de la rendre pieuse: instruit jusques où le courtisan veut lui plaire, et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec prudence, il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilège; il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industries.

¶C'est une pratique ancienne dans les cours de donner des pensions et de distribuer des grâces à un musicien, à un maître de danse, à un farceuro, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un complaisant ils ont un mérite fixe et des talents sûrs et connus qui amusent les grands et qui les dé

1. Fausse dévotion. (Note de La Bruyère.)

2. A un grand point. Expression assez impropre.

3. Fausse dévotion. (Note de La Bruyère.)

4. Délicat.« Difficile et dangereux. » Dictionnaire de l'Académie, 1694. Voy. p. 82, n. 1; 250, n. 1. 5. A un prince. Cf. pages 72, n. 4; 117, n. 3; 352, n. 4.

6. C'est en 1687, dès la première édition, que La Bruyère osait ainsi

LA BRUYÈRE.

se prononcer sur les tendances nouvelles de la cour, et avertir indirectement Louis XIV du danger que présentait la mode de la fausse dévotion.

7. Ménage. Cf. page 202, note 4.

8. Double sens d'effort et d'habiieié. Voy. pages 74, n. 1; 118, n. 3.

9. Farceur. « Se dit au propre d'un comédien qui joue la farce », c'est-à-dire « une espèce de petite comédie plaisante et bouffonne ». Dictionnaire de l'Académie, 1694.

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lassent de leur grandeur. On sait que Favier est beau danseur, et que Lorenzani fait de beaux motets1; qui sait, au contraire, si l'homme dévot a de la vertu? Il n'y a rien pour . lui sur la cassette ni à l'épargne, et avec raison : c'est un métier aisé à contrefaire, qui, s'il était récompensé, exposerait le prince à mettre en honneur la dissimulation et la fourberie, et à payer pension à l'hypocrite.

L'on espère que la dévotion de la cour ne laissera pas d'inspirer la résidence3.

Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit la source du repos; elle fait supporter la vie et rend la mort douce: on n'en tire pas tant de l'hypocrisie.

Chaque heure, en soi comme à notre égard, est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement; les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années, s'enfoncent et se perdent sans retour dans l'abime des temps. Le temps même sera détruit : ce n'est qu'un point dans les espaces immenses de l'éternité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps: qui ne sont point stables, qui passent, et que j'appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l'autorité, l'indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps.

1. Favier, danseur de l'Opéra. Lorenzani, maître de musique d'Anne d'Autriche. Il a composé de la musique religieuse.

2. Les pensions étaient payées soit

sur la cassette du roi, soit par le trésor royal, qui se nommait autrefois l'épargne.

3. D'inspirer aux évêques la pensée de résider dans leurs diocèses.

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