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rue, les femmes s'en parent; demain elle est négligée, et rendue au peuple.

Une personne de mérite, au contraire, est une fleur qu'on ne désigne pas par sa couleur, mais que l'on nomme par son nom, que l'on cultive pour sa beauté ou pour son odeur; l'une des grâces de la nature, l'une de ces choses qui embellissent le monde, qui est de tous les temps et d'une vogue ancienne et populaire; que nos pères ont estimée, et que nous estimons après nos pères; à qui le dégoût ou l'antipathie de quelques-uns ne saurait nuire : un lis, une rose.

L'on voit Eustrate assis dans sa nacelle, où il jouit d'un air pur et d'un ciel serein : il avance d'un bon vent et qui a toutes les apparences de devoir durer; mais il tombe1 tout d'un coup, le ciel se couvre, l'orage se déclare, un tourbillon enveloppe la nacelle, elle est submergée : on voit Eustrate revenir sur l'eau et faire quelques efforts; on espère qu'il pourra du moins se sauver et venir à bord; mais une vague l'enfonce, on le tient perdu: il paraît une seconde fois, et les espérances se réveillent, lorsqu'un flot survient et l'abîme: on ne le revoit plus, il est noyé.

VOITURE et SARRASIN étaient nés pour leur siècle, et ils ont paru dans un temps où il semble qu'ils étaient attendus. S'ils s'étaient moins pressés de venir, ils arrivaient trop tard; et j'ose douter qu'ils fussent tels aujourd'hui qu'ils ont été alors. Les conversations légères, les cercles, la fine plaisanterie, les lettres enjouées et fami

1. Il, le vent.

2. Et le précipite dans l'abîme. C'est le vrai sens du mot : « Sersmoi de phare, et garde d'abismer Ma nef qui flotte en si profonde mer. » Ronsard.

3. Sur Voiture, voyez page 14, note 3.- Sarrazin (1603-1654), historien, érudit et poète. On a nommé Voiture le père de l'ingénieuse badinerie: Sarrazin eut le même genre

d'esprit, le même genre de plaisanterie, les mêmes succès.

4. Les conversations légères. Voy. pages 142-143 et page 22 ce que dit La Bruyère des précieuses.

5. Cercle s'est dit à l'origine des assemblées qui se tenaient à la cour, parce que les dames y étaient rangées en rond autour de la reine. Il s'agit ici des réunions d'hommes et de femmes que le développement

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lières, les petites parties où l'on était admis seulement avec de l'esprit, tout a disparu. Et qu'on ne dise point qu'ils les feraient revivre : ce que je puis faire en faveur de leur esprit est de convenir que peut-être ils excelleraient dans un autre genre; mais les femmes sont, de nos jours, ou dévotes, ou coquettes, ou joueuses ou ambitieuses, quelques-unes même tout cela à la fois le goût de la faveur, le jeu, les galants, les directeurs, ont pris la place, et la défendent contre les gens d'esprit.

Un homme fat et ridicule porte un long chapeau, un pourpoint à ailerons 2, des chausses à aiguillettes et des bottines: il rêve la veille par où et comment il pourra se faire remarquer le jour qui suit. Un philosophe se laisse habiller par son tailleur. Il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu'à l'affecter".

¶ L'on blâme une mode qui, divisant la taille des hommes en deux parties égales, en prend une tout entière pour le buste, et laisse l'autre pour le reste du corps. L'on condamne celle qui fait de la tête des femmes la base d'un édifice à plusieurs étages, dont l'ordre et la structure changent selon leurs caprices; qui éloigne les cheveux du

des relations sociales fit naître en si grand nombre à partir de 1630 environ. C'est de ces réunions que parle un personnage de Molière : Moi, j'irais me charger d'une spirituelle (c'est-à-dire d'une femme bel-esprit) || Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle ! » On a dit plus tard les « cénacles ». — Un écrivain, nommé Chappuzeau, a fait au dix-septième siècle une petite comédie analogue aux Précieuses de Molière le Cercle des femmes. 1. Les petites parties de plaisir. 2. Ailerons: petits bords d'étoffe qui couvraient les coutures du haut des manches d'un pourpoint.

3 Touffes de rubans ou de cordons ferrés.

4. « Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder, || Et jamais il ne faut se faire regarder.

L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage || Doit faire des habits ainsi que du langage, || N'y rien trop afficher, et sans empressement, || Suivre ce que l'usage y fait de changement. » Molière, l'École des maris, I, 1.

5. Voy. page 93. En avril 1691, par l'ordre du roi, les femmes de la cour abandonnèrent, momentanément, les coiffures hautes.

6. L'ordre d'architecture. « Et qu'une main savante avec tant d'artifice Bâtit de ses cheveux l'élégant édifice. » Boileau, satire x, v. 193.

visage, bien qu'ils ne croissent que pour l'accompagner; qui les relève et les hérisse à la manière des bacchantes, et semble avoir pourvu à ce que les femmes changent leur physionomie douce et modeste en une autre qui soit fière et audacieuse. On se récrie enfin contre une telle ou une telle mode, qui cependant, toute bizarre qu'elle est, pare et embellit pendant qu'elle dure, et dont l'on tire tout l'avantage qu'on en peut espérer, qui est de plaire. Il me parait qu'on devrait seulement admirer l'inconstance et la légèreté des hommes, qui attachent successivement les agréments et la bienséance à des choses tout opposées; qui emploient pour le comique et pour la mascarade ce qui leur a servi de parure grave et d'ornements les plus sérieux; et que si peu de temps en fasse la différence1.

TN... est riche, elle mange bien, elle dort bien : mais les coiffures changent; et lorsqu'elle y pense le moins, et qu'elle se croit heureuse, la sienne est hors de mode.

¶Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode; il regarde le sien, et en rougit; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour s'y montrer, et il se cache: le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour. Il a la main douce, et il l'entretient avec une pâte de senteur; il a soin de rire pour montrer ses dents; il fait la petite bouche, et il n'y a guère de moments où il ne veuille sourire; il regarde ses jambes, il se voit au miroir l'on ne peut être plus content de personne qu'il l'est de lui-même; il s'est acquis une voix claire et délicate, et heureusement il parle gras; il a un mouvement de tête, et je ne sais quel adoucissement dans les yeux dont il n'ou

1. « Je me plains de la particulière indiscrétion de nostre peuple, de se laisser si fort piper et aveugler à l'autorité de l'usage présent, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'advis tous les mois, s'il plaist à la coustume, et qu'il juge si diversement de soy-mesme. La

façon de se vestir présente luy faict incontinent condamner l'ancienne, d'une résolution si grande et d'un consentement si universel que vous diriez que c'est quelque espèce de manie qui lui tourneboule ainsi l'entendement. » Montaigne, Essais, 1, 49.

blie pas de s'embellir1; il a une démarche molle et le plus joli maintien qu'il est capable de se procurer; il met du rouge, mais rarement, il n'en fait pas habitude : il est vrai aussi qu'il porte des chausses et un chapeau, et qu'il n'a ni boucles d'oreilles ni collier de perles; aussi ne l'ai-je pas mis dans le chapitre des femmes.

Ces mêmes modes que les hommes suivent si volontiers pour leurs personnes, ils affectent de les négliger dans leurs portraits, comme s'ils sentaient ou qu'ils prévissent l'indécence et le ridicule où elles peuvent tomber dès qu'elles auront perdu ce qu'on appelle la fleur ou l'agrément de la nouveauté : ils leur préfèrent une parure arbitraire, une draperie indifférente, fantaisies du peintre qui ne sont prises ni sur l'air ni sur le visage, qui ne rappellent ni les mœurs ni la personne. Ils aiment des attitudes forcées ou immodestes, une manière dure, sauvage, étrangère, qui font un capitan d'un jeune abbé, et un matamore d'un homme de robe; une Diane d'une femme de ville, comme d'une femme simple et timide une amazone ou une Pallas; une Laïs d'une honnête fille; un Scythe, un Attila, d'un prince qui est bon et magnanime.

Une mode a à peine détruit une autre mode qu'elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui suit, et qui ne sera pas la dernière : telle est notre légèreté. Pendant ces révolutions, un siècle s'est écoulé qui a mis toutes ces parures au rang des choses passées et qui ne sont plus. La mode alors la plus curieuse et qui fait plus de plaisir à voir, c'est la plus ancienne : aidée

1. C'est ainsi que l'on voit, dans Regnier (satire xш), le jeune fat « Rire hors de propos, montrer ses belles dents, Et s'adoucir les yeux ainsi qu'une poupée. »>

2. Qu'il est capable. Pour cet emploi de l'indicatif où nous mettrions le subjonctif, comparez p. 81, n. 3, et p. 110, n. 5. « Auriez-vous jamais cru, écrit Mme de Sévigné,

que le P. Bourdaloue eût fait la plus belle oraison funèbre qu'il est possible d'imaginer?» Et ailleurs « Vous n'êtes pas seule qui aimez votre mère; » « Il est le dernier qui s'en est aperçu. »

3. Indécence, au sens latin : quod non decet, ce qui ne convient pas.

4. Plus de. Le plus de. Voy. pp. 19, n. 4; 95, n. 2; 242, n. 2.

du temps et des années, elle a le même agrément dans les portraits qu'a la saye ou l'habit romain sur les théâtres, qu'ont la mante, le voile et la tiare1 dans nos tapisseries et dans nos peintures.

Nos pères nous ont transmis, avec la connaissance de leurs personnes, celle de leurs habits, de leurs coiffures, de leurs armes2, et des autres ornements qu'ils ont aimés pendant leur vie. Nous ne saurions bien reconnaître cette sorte de bienfait qu'en traitant de même nos descendants.

Le courtisan autrefois avait ses cheveux, était en chausses et en pourpoint, portait de larges canons3, et il était libertin1. Cela ne sied plus; il porte une perruque, l'habit serré, le bas uni, et il est dévot: tout se règle par la mode 5.

¶ Celui qui depuis quelque temps à la cour était dévot, et par là, contre toute raison, peu éloigné du ridicule, pouvait-il espérer de devenir à la mode?

De quoi n'est point capable un courtisan dans la vue de sa fortune, si, pour ne la pas manquer, il devient dévot?

Les couleurs sont préparées, et la toile est toute prête mais comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures 7? Je le

1. Habits orientaux. (Note de La Bruyère.)

2. Offensives et défensives. (Note de La Bruyère.)

3. Ornement de toile rond, fort large, souvent orné de dentelle qu'on attachait au-dessous du genou et qui pendait jusqu'à la moitié de la jambe. « De ces larges canons où, comme en des entraves, || On met tous les matins ses deux jambes esclaves. » Molière, École des maris, 1, 6.

4. Libertin, irréligieux. Voyez page 179, note 1.

5. C'est deux ans après la révo

cation de l'Edit de Nantes que La Bruyère écrivait ces réflexions sur la fausse dévotion qui avait envahi la cour. L'influence de M de Maintenon, que Louis XIV avait secrètement épousée, modifiait peu

peu les habitudes des courtisans, et la plupart affectaient une dévotion dont la sincérité, comme l'on peut voir, semblait fort douteuse à La Bruyère.

6. Dans la vue de.... ou en vue de... se disaient également. (Dict. de l'Académie, 1694.)

7. Figures, formes, apparences, manières d'être.

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