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CHAPITRE XII

DES JUGEMENTS

Rien ne ressemble plus à la vive persuation que le mauvais entêtement : de là les partis, les cabales, les hérésies. ¶ L'on ne pense pas toujours constamment d'un même sujet2 : l'entêtement et le dégoût se suivent de près.

¶ Les grandes choses étonnent, et les petites rebutent : nous nous apprivoisons avec les unes et les autres par l'habitude.

¶ Deux choses toutes contraires nous préviennent3 également, l'habitude et la nouveauté*.

Il n'y a rien de plus bas, et qui convienne mieux au peuple, que de parler en des termes magnifiques de ceux mêmes dont l'on pensait très-modestements avant leur élévation.

La faveur des princes n'exclut par le mérite, et ne le suppose pas aussi®.

Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du prince, nous entraînent

1. D'une manière invariable. 2. D'un sujet: sur un sujet. Voy. page 14, note 3; p. 155, n. 4. 3. Nous préviennent en leur faCf. page 18, note 2.

veur.

4. « Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de

nous abuser les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. » (Pascal.) « Omne ignotum pro magnifico est ». Tacite.

5. Dont on n'avait pas une haute opinion.

6. Voy. p. 49, n. 2; p. 159, n. 1.

comme un torrent : nous louons ce qui est loué bien plus que ce qui est louable.

¶ Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer que ce qui est plus digne1 d'approbation et de louange, et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie. Ce n'est pas d'un saint dont un dévot sait dire du bien, mais d'un autre dévot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme, on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve. Si un poète loue les vers d'un autre poète, il y a à parier qu'ils sont mauvais et sans conséquence3.

¶ Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une faible pente à s'approuver réciproquement action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente. Ils substituent à la place de ce qu'on leur récite, de ce qu'on leur dit ou de ce qu'on leur lit, ce qu'ils penseraient ou ce qu'ils écriraient sur un tel sujet; et ils sont si pleins de leurs idées qu'il n'y a plus de place pour celles d'autrui.

Le commun des hommes est si enclin au déréglement et à la bagatelle, et le monde est si plein d'exemples ou

1. Voy. page 19, note 4.

2. Faux dévot. (Note de La Bruyère).-Ce n'est pas d'un saint dont pléonasme qui n'était pas alors proscrit par les grammairiens « Ce n'est pas de vous, madame, dont il est amoureux. » Molière, Amants magnifiques, II, III. « C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler. » Boileau (Ix° satire).

3. Aussi Molière fait-il dire à l'un des personnages de l'Impromptu de Versailles, parlant de Molière lui-même « Pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir?... Que ne fait-il des comédies

comme celles de monsieur Lysidas? Il n'aurait personne contre lui, et tous les auteurs en diraient du bien. »

4. Goûtent, approuvent. On disait au XVIIe siècle : « Je goûte bien ce que vous dites, vos raisons. >>> Cf. p. 110, n. 3; p. 190, n. 6, sur le mot goût employé dans un sens voisin.

5. A peine. Avec peine. Voy. p. 102, n. 5; p. 114, n.5; p. 242, n.1. 6. Substituent à la place de. Latin: Sufficere in locum alicujus...... 7. Bagatelle. Mot que La Bruyère affectionne. Voy. page 260, note 3, et page 52, note 1.

pernicieux ou ridicules, que je croirais assez que l'esprit de singularité, s'il pouvait avoir ses bornes et ne pas aller trop loin, approcherait fort de la droite raison et d'une conduite régulière.

« Il faut faire comme les autres » : maxime suspecte, qui signifie presque toujours: Il faut mal faire, dès qu'on l'étend au delà de ces choses purement extérieures1, qui n'ont point de suite, qui dépendent de l'usage, de la mode ou des bienséances 3.

Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours et panthères, s'ils sont équitables, s'ils se font justice à euxmêmes, et qu'ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte et le prodigieux accablement de leurs commentaires? Que devient le pétitoire et le possessoire et tout ce qu'on appelle jurisprudence? Où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l'autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois? Si ces mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité, s'ils sont guéris de la prévention, où sont évanouies les disputes de l'école, la scolastique et les controverses? S'ils sont tempérants, chastes et modérés, que

1. Extérieures. Descartes, que La Bruyère connaissait bien sans doute, permet précisément (Des Passions de l'âme, 3° Part., CCVI) que « touchant l'extérieur de nos actions », nous suivions les « opinions du peuple, encore qu'il juge très mal, plutôt que les nôtres; » et cela, parce que « nous ne pouvons vivre sans lui et qu'il nous importe d'en être estimés. >>

2. Point de suite, point de conséquences. « Changer de pensée, écrit Pascal, est une misérable suite de la nature humaine.» « Un succès qui n'a pas de suite n'est rien >> Voltaire. (Exemples de Littré.)

3. « Le sage doibt au dedans re

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leur sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est' une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le parler? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si nous pouvions, tous nous donner le mot de devenir sages!

De combien de grands hommes, dans les différents exercices de la paix et de la guerre, aurait-on dû se passer! A quel point de perfection et de raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences qui ne devaient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l'unique source!

Que de choses depuis VARRON, que Varron a ignorées! Ne nous suffirait-il pas même de n'être savant que comme PLATON, ou comme SOCRATE?

Tel, à un sermon, à une musique, ou dans une galerie de peintures, a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément la même, des sentiments précisément opposés. Cela me ferait dire volontiers que l'on peut hasarder, dans tout genre d'ouvrages, d'y mettre le bon et le mauvais le bon plaît aux uns, et le mauvais aux autres. L'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire : il a ses partisans.

:

¶ Le phénix de la poésie chantante renaît de ses cen

1. Et qui.... Voy. page 343,

note 1.

2. M. Terentius Varron, que l'on nommait le plus savant des Romains et qui mourut l'an 26 avant J.-C.; auteur des traités De re rustica et De lingua latina.

3. A une musique. A un concert. 4. M. Hémardinquer (p. 306 de son édition des Caractères) rapproche ingénieusement de cette observation l'anecdote suivante : « Un des grands avocats du dixhuitième siècle, Gerbier, venait de plaider une cause importante. Le président lui demanda familiè

rement pourquoi à d'excellentes raisons il en avait mêlé de très faibles : « Les meilleures, réponditil, sont pour vous; les autres pour tel et tel. » Le président s'aperçut bientôt à la délibération que chacun des juges avait été convaincu par la preuve qui lui était destinée. << Monsieur, dit-il à l'avocat, vos petits paquets sont allés à leur adresse. >>

5. Quinault, désigné plus bas par la lettre initiale de son nom. Après avoir fait des tragédies et des comédies, que, comme Boileau, La Bruyère estimait peu, il composa

dres; il a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même si infaillible et si ferme dans ses jugements, le public, a varié sur son sujet; ou il se trompe, ou il s'est trompé. Celui qui prononcerait aujourd'hui que Q***, en un certain genre, est mauvais poète, parlerait presque aussi mal que s'il eût dit, il y a quelques temps : Il est bon poète.

CHAPELAIN était riche, et CORNEILLE1 ne l'était pas : la Pucelle et Rodogune méritaient chacune une autre aventure. Ainsi l'on a toujours demandé pourquoi, dans telle ou telle profession, celui-ci avait fait sa fortune, et cet autre l'avait manquée; et en cela les hommes cherchent la raison de leurs propres caprices, qui, dans les conjonctures pressantes de leurs affaires, de leurs plaisirs, de leur santé

des opéras (Atys, 1676; Proserpine, 1680; Roland, 1685; Armide, 1686) qui eurent un grand succès et qui sont ses meilleurs titres littéraires. La musique de ces opéras était de Lulli. - Quinault a été réhabilité par Voltaire (Siècle de Louis XIV, ch. xxxII, et Liste des Écrivains). Voy., sur l'Opéra,

p. 51-53 et les notes.

1. Après avoir imprimé, dans deux éditions, ces deux noms en toutes lettres, La Bruyère les remplaça par les lettres C. P. et C. N. L'énigme était facile à deviner. Chapelain était riche en effet. « Le mieux renté de tous les beaux esprits, comme a dit Boileau (1x satire), pensionné par le roi et par le duc de Longueville, il recevait plus de dix mille livres en gratifications annuelles. Il était fort avare néanmoins, et l'on trouva chez lui, à sa mort (1674), plus de 150 000 francs en espèces. Corneille, au contraire, qui avait à pourvoir aux besoins d'une famille nombreuse, était pauvre. Ses pièces lui rapportaient

peu, et il lui est échappé de répondre un jour à Boileau, qui lui parlait de sa gloire : « Oui, je suis soûl de gloire et affamé d'argent!» Vieux et malade, il se mourait dans le plus douloureux dénûment, lorsque averti par Boileau de sa gène, le roi lui envoya 200 louis. Il les reçut deux jours avant sa mort (1684). Il est juste d'ajouter ici que Chapelain qui, cédant aux exigences de Richelieu, avait consenti en 1637 à rédiger les Sentiments critiques de l'Académie sur le Cid, inscrivit en 1663 Corneille sur la liste des écrivains auxquels il conseillait à Colbert d'accorder une pension. C'est en partie à lui que Corneille dut les 2000 francs qu'il reçut chaque année, de 1663 à 1679, époque à laquelle la pension fut, dit-on, supprimée.

2. Les douze premiers chants de la Pucelle parurent en 1656; le reste ne fut jamais publié. Rodogune fut jouée en 1644, avec un très grand succès.

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