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cernement des esprits, des talents et des complexions, pour la distribution des postes et des emplois; le choix des généraux et des ministres; un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l'on connaît1 le meilleur parti et le plus juste; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis; une mémoire heureuse et très-présente, qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes; une vaste capacité, qui s'étende non seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d'État, aux vues de la politique, au reculement3 des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles, mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et comme dans les détails de tout un royaume; qui en bannisse un culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontre; qui abolisse des usages cruels et impies, s'ils y règnent, qui réforme les lois et les coutumes, si elles étaient remplies d'abus, qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d'une exacte police, plus d'éclat et plus de majesté par des édifices somptueux; punir sévèrement les vices scandaleux; donner, par son autorité et par son exemple, du

1. Connaît, discerne, reconnaît. Sens usuel au dix-septième siècle. « Il est trop habile, écrit Mme de Sévigné, pour n'avoir pas connu que c'est une chose impossible. »>

2. Contre soi-même. Voyez Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. xxix.

3. Reculement. Ce mot ne se trouve point dans le Dictionnaire de l'Académie de 1694; et Richelet comme Furetière ne le donnent qu'avec le sens de « retardement ». Littré ne cite que l'exemple de La Bruyère dans le sens qu'il a ici d' « extension ».

4. La Bruyère ne laisse échapper aucune occasion de louer la révocation de l'Édit de Nantes.

5. Allusion aux ordonnances que Louis XIV a rendues contre, le duel.

6. Six codes, préparés par Le Tellier, Séguier, Lamoignon, Omer Talon, Colbert, avaient paru de 1667 à 1685 l'ordonnance civile, celle des eaux et forêts, l'ordonnance d'instruction criminelle, celle du commerce, celle de la marine et des colonies, et enfin le Code notr pour nos colonies.

crédit à la piété et à la vertu1; protéger l'Église, ses ministres, ses droits, ses libertés 2; ménager ses peuples comme ses enfants; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu'ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir; de grands talents pour la guerre; être vigilant, appliqué, laborieux; avoir des armées nombreuses, les commander en personne; être froid dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son État*; aimer le bien de son État et sa gloire plus que sa vie; une puissance très absolue, qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue et à la cabale, qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits 5, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également ; une étendue de connaissance qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même, que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres ; une profonde sagesse, qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait

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6. Plient également. C'est bien ce dont se plaignaient quelques nobles chagrins; voyez Saint-Simon : « Tout est devenu peuple devant lui. >>

7. Que ses lieutenants. « Il s'applaudissait, dit Saint-Simon, de les conduire de son cabinet; il voulait que l'on crût que de son cabinet il commandait toutes ses armées. »

8. Voyez plus haut, page 282, note 1. Il est puéril de rapporter à Louis XIV l'initiative de tout ce qui s'est fait de bon et de grand sous son règne. Le roi s'intéressait aux projets de ses ministres, partageait leurs travaux, en appuyait l'exécution c'est déjà très suffisant pour sa gloin

quelquefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusques où1 l'on doit conquérir; au milieu d'ennemis couverts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles; cultiver les arts et les sciences; former et exécuter des projets d'édifices surprenants; un génie enfin supérieur et puissant, qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers, qui fait d'une cour, et même de tout son royaume, comme une seule famille, unie parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde 2: ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain. Il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet*; il faut que trop de choses concourent à la fois l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; et il me paraît qu'un monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de GRAND.

1. Jusques où, etc. Cf. Boileau, Epitre I (1669), v. 118-122.

2. « Les victoires au dehors, l'ordre à l'intérieur après tant de troubles, un pouvoir fort que l'on croit définitif, un roi jeune, populaire, dont on fait un héros, et tout un travail de lois » utiles et bienfaisantes, voilà, selon Guizot (Civilisation en Europe), les motifs légitimes de cette popularité méritée.

« Il y eut alors, dit Michelet (Précis de l'histoire moderne), le plus complet triomphe de la royauté, le plus parfait accord du peuple en un homme, qui se soit jamais trouvé. »

3. Dans l'image que l'on se forme du souverain abstrait et idéal. Sens différent de celui que l'on trouve à la page qui suit.

4. Voy. p. 84, n. 4; p. 289,518,etc.

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CHAPITRE XI

DE L'HOMME1

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres; ils sont ainsi faits, c'est leur nature: c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s'élève2.

Les hommes, en un sens, ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances : ils changent de goût quelquefois ; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint 6

1. Cf. outre Pascal, Montaigne, Bossuet, Bourdaloue un peu partout, Boileau, Satire sur l'Homme; Pope, Essai sur l'Homme; Voltaire, Discours en vers sur l'Homme; Vauvenargues; Joubert.

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2. Voir la tirade de Philinte, dans le Misanthrope, I, 1, vers 173-178. 3. Un jeu d'esprit. Voir un bel éloge du stoïcisme dans Montesquieu, Esprit des Lois, XXIV, 10. et des attaques, - dont La Bruyère paraît s'être souvenu, contre cette école philosophique, dans la Recherche de la Vérité de Malebranche, 1. 1, ch. xvi, 1. II, 3o P., ch. Iv; 1. IV, ch. x; 1. V, ch. 11 et iv). Voir aussi Pascal, Pensées, art. VIII.

4. Idée. « Invention de l'esprit. » « L'autre (personnage) est une pure idée de mon esprit. » Corneille, Examen de Sertorius. (Godefroy, Lexique de Corneille.) « De ce souvenir mon âme possédée || A deux fois en dormant revu la même

idée » (c'est-à-dire le même fantôme). Racine, Athalie, II, v.

5. L'usage a établi entre stoïque et stoïcien une distinction qui n'existait pas jadis. Stoïque ne s'emploie plus qu'adjectivement, et nous disons les stoïciens pour désigner les philosophes du Portique.

6. Ont feint, ont dit faussement. « Il lui feint qu'en un lieu que vous

qu'on pouvait rire dans la pauvreté; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens1, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devait ni réjouir ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles. Au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauraient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces.

Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite, tous vices de l'âme, mais différents, et qui, avec tout le rapport qui paraît

seul connaissez || Vous cachez des trésors par David amassés. >> Racine, Athalie, I, sc. 1. — Voyez page 147, note 1.

1. Aux pertes de biens. Latinisme fortunarum jacturis. On dit plus ordinairement à présent : à la perte des biens. Voy. p. 23, n. 3. 2. Amélioré, fortifié.

3. Réminiscence d'Horace, Odes, III, 3: « Si fractus illabatur orbis, || Impavidum ferient ruinæ. »><

4. C'est-à-dire l'homme réel. Voy. page 7, note 3.

5. Sens signifie ici « la faculté de comprendre les choses et d'en juger selon l'usage de la raison. >> Dictionnaire de l'Académie, 1694.

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