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heureux et comblé de gloire par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression ou dans l'indigence; si, à couvert des courses de l'ennemi, je me trouvais . exposé, dans les places ou dans les rues d'une ville, au fer d'un assassin, et que je craignisse moins, dans l'horreur de la nuit, d'être pillé ou massacré dans d'épaisses forêts que dans ses carrefours1; si la sûreté, l'ordre et la propreté ne rendaient pas le séjour des villes si délicieux, et n'y avaient pas amené, avec l'abondance, la douceur de la société; si, faible et seul de mon parti, j'avais à souffrir dans ma métairie du voisinage d'un grand, et si l'on avait moins pourvu à me faire justice de ses entreprises; si je n'avais pas sous ma main autant de maîtres, et d'excellents maîtres, pour élever mes enfants dans les sciences ou dans les arts qui feront un jour leur établissement; si, par la facilité du commerce, il m'était moins ordinaire de m'habiller de bonnes étoffes, et de me nourrir de viandes saines et de les acheter peu2; si enfin, par les soins du prince, je n'étais pas aussi content de ma fortune qu'il doit lui-même, par ses vertus, l'être de la sienne3?

¶ Les huit ou les dix mille hommes sont au souverain comme une monnaie dont il achète une place ou une victoire s'il fait qu'il lui en coûte moins, s'il épargne les

1. « Le bois le plus funeste et le moins fréquenté || Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté. » Boileau composait en 1660 la satire sur les Embarras de Paris, qui contient ces vers. A l'époque où La Bruyère écrivait, le guet, qui avait été très augmenté, faisait meilleure garde. 2. Les acheter peu, peu cher : emere parvi.

5. Cf. pour les éloges que donne La Bruyère à l'administration de Louis XIV, Voltaire, Siècle de Louis XIV; Clément, la Police sous Louis XIV; Clément, Colbert, etc.;

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hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui connaît mieux qu'un autre le prix de l'argent.

1 Tout prospère dans une monarchie où l'on confond les intérêts de l'État avec ceux du prince.

Nommer un roi PÈRE DU PEUPLE est moins faire son éloge que l'appeler par son nom, ou faire sa définition.

Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain : quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles, je ne le déciderai pas. Il s'agit de juger, d'un côté, entre les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l'obéissance, de la dépendance; et d'un autre, les obligations indispensables de bonté, de justice, de soins, de défense, de protection. Dire qu'un prince est arbitre de la vie des hommes, c'est dire seulement que les hommes, par leurs crimes, deviennent naturellement soumis aux lois et à la justice, dont le prince est le dépositaire : ajouter qu'il est maître absolu de tous les biens de ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c'est le langage de la flatterie1, c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie.

Quand vous voyez quelquefois un nombreux trou peau qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâtu

1. « Sous le ministère de M. Colbert, il fut mis en délibération si le roi ne se mettrait pas en possession actuelle de tous les biens et de toutes les terres de France. »> Les Soupirs de la France esclave, pamphlet cité par M. Fournier, Comédie de La Bruyère, p. 100102. On prétend aussi que le jésuite Le Tellier décida Louis XIV à créer l'impôt du dixième, « en l'assurant

qu'il était le maître et le propriétaire de tous les biens du royaume » On lit du reste dans les Mémoires de Louis XIV, t. II, p. 121 (citės par M. Hémardinquer, p. 244) : « Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens, qui sont possédés aussi bien par let gens d'Église que par les sécu

liers. >>

rage; si elles se dispersent, il les rassemble; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite; il les nourrit, il les défend; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil : quels soins! quelle vigilance! quelle servitude! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau? image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince.

Le faste et le luxe dans un souverain', c'est le berger habillé d'or et de pierreries, la houlette d'or en ses mains; son chien a un collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or et de soie. Que sert tant d'or à son troupeau ou contre les loups?

¶ Quelle heureuse place que celle qui fournit dans tous les instants l'occasion à un homme de faire du bien à tant de milliers d'hommes! Quel dangereux poste que celui qui expose à tous moments un homme à nuire à un million d'hommes !

¶ Si les hommes ne sont point capables sur la terre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse et plus sensible, que de connaître qu'ils sont aimés, et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples?

Il y a peu de règles générales et de mesures certaines 2 pour bien gouverner; l'on suit le temps et les conjonctures, et cela roule3 sur la prudence et sur les vues'

1. Louis XIV n'aimait pas le luxe pour lui-même; mais, par politique, il l'encourageait chez ses courtisans (Saint-Simon, Mémoires) : « C'était lui plaire que de [se ruiner] en tables, en habits, en équipages, en bâtiments, en jeux. C'étaient des occasions pour qu'il parlât aux gens. Il réduisit ainsi peu à peu tout le monde à dépendre entièrement de ses bienfaits. » Il faut se rappeler

aussi, à propos de cette réflexion. qu'en 1689 les charges de la guerre obligèrent le roi à envoyer à la monnaie beaucoup de meubles très précieux de Versailles et jusqu'à un trône d'argent.

2. Certaines sens de certus. fixe, déterminé.

3. Roule.... Voy. page 310, n. 2. 4. Les vues, les manières de voir, les idées.

de ceux qui règnent. Aussi le chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement; et ce ne serait peut-être pas une chose possible, si les peuples, par l'habitude où ils sont de la dépendance et de la soumission, ne faisaient la moitié de l'ouvrage.

¶ Sous un très-grand roi, ceux qui tiennent les premières places n'ont que des devoirs faciles, et que l'on remplit sans nulle peine tout coule de source; l'autorité et le génie du prince leur aplanissent les chemins, leur épar gnent les difficultés, et font tout prospérer au delà de leur attente ils ont le mérite des subalternes 1.

¶ Si c'est trop de se trouver chargé d'une seule famille, si c'est assez d'avoir à répondre de soi seul, quel poids, quel accablement, que celui de tout un royaume! Un souverain est-il payé de ses peines par le plaisir que semble donner une puissance absolue, par toutes les prosternations des courtisans? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique ; je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin je sais qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l'excuse pas; et je me dis à moi-même Voudrais-je régner? Un homme un peu heureux dans une condition privée devrait-il y renoncer pour une monarchie? N'est-ce pas beaucoup, pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire, de supporter d'être né roi?

:

¶ Que de dons du ciel3 ne faut-il pas pour bien régner!

1. On a trouvé, avec grande raison, que l'auteur sacrifiait trop aisément à la gloire du roi des ministres tels que Colbert et Louvois.

2. Prosternations. Voy. page 174, note 2.

3. Ce caractère est le panégyrique, parfois excessif, de Louis XIV.

- «Un livre composé sous Louis XIV ne serait pas complet, et j'ajouterai, ne serait pas assuré contre le tonnerre, s'il n'y avait au milieu une image du roi. La Bruyère n'a manqué ni à la précaution ni à la règle, et en grand artiste il a disposé les choses de telle façon qu'on

Une naissance auguste, un air d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse1 la curiosité des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect dans le courtisan2; une parfaite égalité d'humeur; un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point; ne faire jamais ni menaces ni reproches; ne point céder à la colère3, et être toujours obéi; l'esprit facile, insinuant; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très propre à se faire des amis, des créatures et des alliés; être secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans ses projets 4; du sérieux et de la gravité dans le public; de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils : une manière de faire des grâces qui est comme un second bienfait; le choix des personnes que l'on gratifie; le dis

arrive à cette image par des degrés successifs et comme par une longue avenue. L'autel est au centre, au cœur de l'œuvre, un peu plus près de la fin que du commencement et à un endroit élevé, d'où il est en vue de toutes parts. » (SainteBeuve.)

1. Remplisse. Voy. p. 3, n. 3.

2. Dans Bérénice (1, 5), et dans Esther (II, 7), Racine avait rendu un hommage indirect à la majesté du grand roi. Saint-Simon dira de son côté : « Jusqu'au moindre geste, son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout décent, noble, grand, majestueux, et toutefois très naturel, à quoi l'habitude et l'avantage incomparable et unique de toute sa figure donnaient une grande facilité. Aussi dans les choses sérieuses, les audiences d'ambassadeurs, les cérémonies, jamais homme n'a tant imposé, et il fallait commencer par

s'accoutumer à le voir si, en le haranguant, on ne voulait s'exposer à demeurer court. >>

3. «Jamais, dit encore SaintSimon, il ne lui échappa de dire rien de désobligeant à personne, et s'il avait à reprendre, à réprimander ou à corriger, ce qui était fort rare, c'était toujours avec un air plus ou moins de bonté, presque jamais avec sécheresse, jamais avec colère.... » Saint-Simon ajoute toutefois que Louis XIV n'était pas exempt de colère, «< quelquefois

avec un air de sévérité ».

4. « Jamais rien ne coûta moins au roi que de se taire profondément et de dissimuler de même. Ce dernier talent, il le poussa sou vent jusqu'à la fausseté; mais avec cela, jamais de mensonge. » (SaintSimon.) Voy. page 150, note 7.

5. Bienfait. «Jamais personne, dit Saint-Simon, ne donna de meil leure grâce.» Voy. p. 214 et n.1.

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