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ni discours funèbres; quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

>¶ L'on doit se taire sur les puissants: il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts.

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L'Homme
page 286

CHAPITRE X

DU SOUVERAIN OU DE LA RÉPUBLIQUE'

Quand l'on parcourt, sans la prévention de son pays, toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre*.

¶ Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie; et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement3; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition: un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s'agrandir.

¶ C'est une politique sùre et ancienne dans les républiques que d'y laisser le peuple s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse; le laisser se remplir du vide et savourer la bagatelle* : quelles grandes dé

1. La république, c'est l'État, respublica. Pendant les cinq premières éditions, le titre du chapitre était simplement: Du souverain.

2. Cf. Montaigne parlant de La Boétie « Il avait une autre maxime souverainement empreinte en son àme d'obéir et de se soumettre religieusement aux lois sous lesquelles il était né. » Bossuet, Politique, 1. II: «Chaque peuple doit suivre, comme un ordre divin, le gouver

nement établi en son pays; » et Montesquieu, Pensées : « Je suis un bon citoyen, mais dans quelque pays que je fusse né, je l'aurais été de même.... J'aime le gouvernement où je suis né. »

3. Tour qu'affectionne La Bruyère: « un livre de nulle ressource », p. 22; « Un homme de nul jugement », p. 97.

4. Les frivolités agréables. « L'enchantement de la bagatelle, dit

marches ne fait-on pas au despotique1 par cette induk gence!

Il n'y a point de patrie dans le despotique; d'au tres choses y suppléent l'intérêt, la gloire, le service du prince2.

¶ Quand on veut changer et innover dans une république, c'est moins les choses que le temps que l'on considère. Il y a des conjonctures où l'on sent bien qu'on ne saurait trop attenter contre le peuple; et il y en a d'autres où il est clair qu'on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes*.

¶ Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend

Bourdaloue, dissipe tellement nos pensées, que nous oublions le seul bien digne de notre souvenir. »

1. Quels grands pas, quels progrès ne fait-on point vers le gouvernement despotique....

2. Cf. Montesquieu, Esprit des Lois, III, 2-9, sur le principe du gouvernement monarchique.

3. Attenter: Entreprendre quelque chose d'audacieux; - employé activement: « Un désespéré qui peut tout attenter. » Corneille, Polyeucte, III, 1. « Que n'attentera pas leur témérité? » Bossuet, IV Sermon pour le 1er dim. de carême. Godefroy, Lexique de Corneille.

4. Autrefois les enseignes des marchands, au lieu d'être appliquées contre les murs, étaient suspendues au-dessus de la tête des passants; elles étaient si nombreuses et de dimensions si grandes que les rues en étaient parfois obscurcies. A Paris, on essaya vainement de les supprimer; on dut se borner, par un règlement de police, à les réduire, en 1669, à une dimension

commune. Toute la correspondance administrative du règne de Louis XIV vient à l'appui de la réflexion de La Bruyère. Le plus souvent, le gouvernement intervient dans les affaires municipales, méconnaît les privilèges, supprime ou violente les élections, sans éprouver la moindre résistance; il pourra même en 1692, trois ans après la publication de ce passage, retirer d'un seul coup aux communes le droit d'élire leurs magistrats, sans que cette mesure provoque la plus légère opposition. Quelquefois, au contraire, la diminution des offices d'échevins dans un corps de ville où ils sont trop nombreux, ou telle autre mesure de minime importance, soulève des émeutes. L'édit qui enjoignit aux particuliers de se servir pour leurs contrats de papiers timbrés sur lesquels se trouvaient imprimées à l'avance les formules usitées a donné lieu, en Guyenne et en Bretagne, de 1673 à 1675, à de graves désordres que suivirent des répressions terribles.

pas par où le calme peut y rentrer; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir.

¶ Il y a de certains maux dans la république qui y soni soufferts, parce qu'ils préviennent ou empêchent de plus grands maux. Il y a d'autres maux qui sont tels seulement par leur établissement1, et qui, étant dans leur origine un abus ou un mauvais usage, sont moins pernicieux dans leurs suites et dans la pratique qu'une loi plus juste ou une coutume plus raisonnable. L'on voit une espèce de maux que l'on peut corriger par le changement ou la nouveauté, qui est un mal, et fort dangereux. Il y en a d'autres cachés et enfoncés comme des ordures dans un cloaque, je veux dire ensevelis sous la honte, sous le secret et dans l'obscurité : on ne peut les fouiller et les remuer qu'ils n'exhalent le poison et l'infamie : les plus sages doutent quelquefois s'il est mieux de connaître ces maux que de les ignorer. L'on tolère quelquefois dans un État un assez grand mal, mais qui détourne un million de petits maux ou d'inconvénients, qui tous seraient inévitables et irrémédiables. Il se trouve des maux dont chaque particulier gémit, et qui deviennent néanmoins un bien public3, quoique le public ne soit autre chose que tous les particuliers. Il y a des maux personnels qui concourent au bien et à l'avantage de chaque famille. Il y en a qui affligent, ruinent ou déshonorent les familles, mais qui tendent au bien et à la conservation de la machine de l'État et du gouvernement. D'autres maux renversent des États, et sur leurs ruines en élèvent de nouveaux. On en a vu enfin qui ont sapé par les fondements de grands empires, et qui les ont fait évanouir de dessus la terre, pour varier et renouveler la face de l'univers.

1. Par la manière dont ils ont été établis.

2. « Il y a grand doubte s'il se peut trouver si évident proufit au changement d'une loy receue, telle qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer; d'autant qu'une police,

c'est comine un bastiment de diver ses pièces jointes ensemble d'une telle liaison qu'il est impossible d'en esbranler une que tout le corps ne s'en sente.» (Montaigne, Essais, I, 22.)

3. Les impôts.

¶ Qu'importe à l'État qu'Ergaste soit riche, qu'il ait des chiens qui arrêtent bien, qu'il crée les modes sur les équipages et sur les habits, qu'il abonde en superfluités? Où il s'agit de l'intérêt et des commodités de tout le public, le particulier1 est-il compté? La consolation des peuples dans les choses qui lui pèsent un peu est de savoir qu'ils soulagent le prince, ou qu'ils n'enrichissent que lui ils ne se croient point redevables à Ergaste de l'embellissement de sa fortune2.

:

La guerre a pour elle l'antiquité; elle a été dans tous les siècles on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune SOYECOUR3, je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà múr, pénétrant, élevé, sociable; je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te montrer malheur déplorable, mais ordinaire! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres; et, pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sureté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation; et ils ont depuis enchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits

1. L'intérêt particulier. Doit-on faire entrer en compte ce qui ne concerne qu'Ergaste....

2. Ils ne se croient pas obligés d'embellir la fortune d'Ergaste.

3. Le chevalier de Soyecourt, capitaine-lieutenant des gendarmesDauphin, blessé à la bataille de Fleurus, le 1 juillet 1690, mort le

3 juillet. Son frère aîné, le marquis de Soyecourt, colonel du régiment de Vermandois, avait été tué sur le champ de bataille. La double perte que fit alors Mm de Soyecourt avait vivement ému la cour. - Le nom de Soyecourt est écrit Saucour dans les lettres de M. de Sévigné c'est ainsi qu'il se prononçait.

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