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elles sont comme des lois dans la morale, et j'avoue que je n'ai ni assez d'autorité, ni assez de génie pour faire le législateur; je sais même que j'aurais péché contre l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des oracles elles soient courtes et concises1. Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues on pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier2, par un seul trait, par une description, par une peinture de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus je consens, au contraire, que l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.

1. Comme celles de la Rochefoucauld. Notons avec quel soin La Bruyère se distingue de son devancier.

2. Par un récit, par une anec

dote, comme l'histoire d'Émire à la fin du chapitre des Femmes. Voyez, p. 27, le mot fait employé dans le même sens : « Un ouvrage satirique, ou qui contient des faits.... »

LES

CARACTÈRES

OU

LES MOEURS DE CE SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT

Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes1, et qui pensent2. Sur ce

1. La Bruyère n'accepte pas la date que, sept ans auparavant, Bossuet avait assignée à la création du monde (4004 av. J.-C.) dans son Discours sur l'histoire universelle. Cette date, proposée en 1650 par l'Irlandais Usher, se rapprochait de fort près de celle qui, imprimée dans la Chronologie françoise du P. Labbe, était sans doute enseignée dans les collèges des Jésuites (4053 av. J.-C.). Rejetant l'une et l'autre, La Bruyère s'en tient aux dates de Suidas, compilateur grec du onzième siècle, d'Onuphre Panvinio, moine italien

du seizième, ou des Tables Alphonsines dressées au treizième siècle sous la direction du roi Alphonse de Castille 6000 ans ou plus avant Jésus-Christ.

2. Et qui pensent.... On a rapproché de ce tour l'expression zu? Tata des Grecs, et les tournures équivalentes qu'emploient les auteurs latins lorsqu'ils veulent insister sur une pensée; on peut encore en rapprocher ce fragment d'une phrase de La Bruyère luimême « des princes de l'Église, et qui se disent les successeurs des apôtres.» (De quelques usages.)

qui concerne les mœurs1, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes3.

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c'est une trop grande entreprise.

¶ C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule; il faut plus que de l'esprit pour être auteur♦. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratiques dans les affaires : il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule.

1. Or c'est un livre sur les mœurs qu'écrit La Bruyère. Ce début a pour le moins la simplicité modeste qu'exige Boileau; La Bruyère « pour donner beaucoup ne nous promet que peu ».

2. Les habiles. Ce mot signifiait le plus ordinairement alors : «< Capable, intelligent, adroit, savant. » (Dict. de l'Acad. française, 1694.)

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3. Malebranche (Rech. de la Vérité, I. IV, ch. 11) s'était montré d'un avis tout différent : « Il n'y a point de science, écrivait-il en 1675, qui ait tant de rapport à nous que la morale... cependant, il y a six mille ans qu'il y a des hommes, et cette science est encore fort imparfaite. » Voyez plus loin au chapitre des Jugements une maxime contraire à celle-ci : « Si le monde dure cent millions d'années...», etc.

4. Pour bien comprendre l'intention de ce paragraphe, il faut se rappeler qu'à un moment du dixseptième siècle, les maximes, les portraits, les réflexions morales étaient encore fort à la mode et qu'à la cour, comme à la ville, qui

conque se flattait de savoir tenir une plume en composait. (Voir la Galerie de Portraits de Mlle de Montpensier; les Conversations du maréchal de Clérambault et du chevalier de Méré, 1669; les Maximes de Mme de Sablé, 1678; le traité de la Fausseté des vertus humaines, de l'abbé Esprit, 1678.) La Bruyère écrivant dans ce genre, commence par déclarer fièrement que cela n'est pas si aisé qu'on le pense.

5. Pratique. Ce mot, dit l'Académie (Dictionnaire, 1694), «signifie aussi Versé, qui a grande habitude à faire, et il se dit particulièrement des arts: Il faut se servir de cet ouvrier, il est fort pratique en ces sortes d'ouvrages. Il faut faire des paysages à ce peintre, il y est pratique ».

6. Ce magistrat est, dit-on, Poncet de la Rivière, conseiller d'État. Il avait publié en 1677, sous le pseudonyme de Baron de Prelle, un ouvrage moral: Considérations sur les avantages de la vieillesse dans la vie chrétienne, politique, civile, économique et solitaire. On prétend que s'il n'eût pas fait im

¶ Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.

Un ouvrage satirique ou qui contient des faits1, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux; l'impression est l'écueil.

Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

¶ Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable la poésie3, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poète!

primer ce petit volume « qui est rare », en effet, « par le ridicule », Poncet eût été nommé chancelier ou pour le moins premier président.

1. La Bruyère avait imprimé dans la 1" édition: ou qui a des fails, expression obscure que la variante a peu éclaircie. Il a voulu distinguer des vraics satires, telles que les satires de Boileau, les pamphlets qui se composent d'anecdotes, tels que l'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin; mais c'est de satires et de libelles d'un ordre inférieur qu'il s'agit ici, et non des satires de Boileau ni de l'ouvrage de Bussy. Donné en feuilles sous le manteau, communiqué en manuscrit dans le plus grand secret. Boileau avait dit de son côté dans l'Art poétique, IV, v. 44 et suiv. ; « Tel écrit récité se

soutient à l'oreille, || Qui, dans l'impression au grand jour se montrant, || Ne-soutient pas des yeux le regard pénétrant. >>>

2. Les approbations des cen

seurs.

3. Montaigne s'est montré du même avis (Essais, II, 17): « On peult faire le sot partout ailleurs, mais non en la poésie : « Mediocribus esse poetis || Non Di, non homines, non concessere columnæ. »> (Horace, Art poétique, vers 372 et 373.) « Pleust à Dieu que cette sentence se trouvast au front des boutiques de tous nos imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de versificateurs! >> Voyez aussi Boileau, Art poétique, IV, vers 29 et suivants : « Mais dans l'art dangereux de rimer et d'écrire,|| Il n'est point de degrés du médiocre au pire.

Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et, à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage1; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre; je suis détrompé*.

1. Ce trait rappelle la scène du Médecin malgré lui, où Géronte, Jacqueline et Lucas écoutent et admirent Sganarelle. « Ah! que n'ai-je étudié! L'habile homme que v'là! Oui, ça est si biau que Je n'y entends goutte. »

2. Ne serait-ce point de Corneille qu'il serait ici question? Boileau se plaignait de l'obscurité de quelques-uns de ces vers, et La Bruyère sans doute partageait le sentiment de Boileau. « M. Despréaux, dit Cizeron Rival, distinguait ordinairement deux sortes de galimatias : le galimatias simple et le galimatias double. Il appelait galimatias simple celui où l'auteur entendait ce qu'il voulait dire, mais où les autres n'entendaient rien; et galimatias double, celui où l'auteur ni les lecteurs ne pouvaient rien comprendre.... Il citait pour exemple de galimatias double ces quatre vers de Tite et Bérénice du grand Corneille (acte I, scène n): « Faut-il mourir, madame? et, si proche du terme, | Votre illustre inconstance est-elle encore si ferme || Que les restes d'un feu que j'avais cru si

fort | Puissent dans quatre jours se promettre ma mort? » L'acteur Baron, ne pouvant comprendre ces vers, en vint, dit-on, demander l'explication à l'auteur lui-même sur le conseil de Molière : « Je ne les entends pas trop bien non plus, répondit Corneille après les avoir examinés quelque temps, mais récitez-les toujours: tel qui ne les entendra pas les admirera. >> Voyez encore dans la Lettre de Fénelon sur les occupations de l'Académie française (paragraphe V), les plaisanteries de Boileau sur les premiers vers de Cinna, tels que les donnaient les premières éditions. Voltaire a beaucoup insisté sur les pompeuses obscurités de plusieurs pièces de Corneille, de Pompée, d'Andromède, d'Héraclius, de la Toison d'or (Voir, dans le Dictionnaire philosophique, au mot ESPRIT, Section IV; la lettre à Thiẻriot du 8 mars 1738, et le Commentaire sur Corneille). Dans la Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, qui a paru peu de temps avant les Caractères (en 1687), le

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