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reux dans le même degré. Sa vie est un roman; non, il lui manque le vraisemblable. Il n'a point eu d'aventures; il a eu de beaux songes, il en a eu de mauvais. Que dis-je? on ne rêve point comme il a vécu. Personne n'a tiré d'une destinée plus qu'il a fait1; l'extrême et le médiocre lui sont connus : il a brillé, il a souffert; il a mené une vie commune; rien ne lui est échappé. Il s'est fait valoir par des vertus qu'il assurait fort sérieusement qui étaient en lui; il a dit de soi3: J'ai de l'esprit, j'ai du courage; et tous ont dit après lui: Il a de l'esprit, il a du courage. Il a exercé dans l'une et l'autre fortune le génie du courtisan, qui a dit de lui plus de bien peut-être et plus de mal qu'il n'y en avait. Le joli, l'aimable, le rare, le merveilleux, l'héroïque, ont été employés à son éloge; et tout le contraire a servi depuis pour le ravaler: caractère équivoque, mêlé, enveloppé ; une énigme, une question presque indécise.

La faveur met l'homme au-dessus de ses égaux; et sa chute au-dessous.

¶ Celui qui, un beau jour, sait renoncer fermement ou à un grand nom, ou à une grande autorité, ou à une grande fortune, se délivre en un moment de bien des peines, de bien des veilles, et quelquefois de bien des crimes.

¶ Dans cent ans, le monde subsistera encore en son entier; ce sera le même théâtre et les mêmes décorations; ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il

1. Plus qu'il a fait, et plus bas : plus de mal qu'il n'y en avait. La Bruyère ne paraît pas fixé sur cet emploi de la négation après un comparatif. Voy. p. 76, n. 1, p. 216, n. 3.

2. L'extrême, etc. Les extrêmes et la médiocrité. « L'Hercule, écrit Diderot (Salon de 1765), est l'ex

trême de l'homme laborieux; l'Antinoüs est l'extrême de l'homme oisif. » Cité par Littré.

3. De soi. Voy. page 102, note 2. 4. La Bruyère affectionne cette expression indéterminée et, en quelque sorte, méprisante de désigner la foule des gens dont il parle. Cf. p. 221.

s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles; ils s'évanouiront à leur tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus; de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un personnage de comédie!

¶ Qui a vu la cour a vu du monde ce qui est le plus beau, le plus précieux et le plus orné : qui méprise la cour, après l'avoir vue, méprise le monde

¶ La ville dégoûte de la province; la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour.

Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite1.

1. « Voici la première phrase de ce chapitre « Le reproche en un sens le plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour. » En voici la dernière : « Un

esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite. >> Tous les paragraphes entre ces deux phrases amènent la dernière comme un résultat et sont des preuves de la première. » (Suard.)

CHAPITRE IX

DES GRANDS1

La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste2, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général que, s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolatrie3.

¶ Si vous êtes né vicieux, ô Théagène*, je vous plains; si vous le devenez par faiblesse pour ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déjà de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous être sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnaissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'à les prendre d'autrui, et à faire les règles plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs déréglements, leurs vices et leur folie, quand ils auront, par la déférence qu'ils vous doivent,

1. Voir sur le même sujet, outre les sermonnaires du dix-septième siècle, un peu partout la satire de Boileau sur la Noblesse, et les Pensées de Pascal.

2. Leur geste. Cf. page 91, note 5.

3. Les premiers exemplaires de la première édition portent une rédaction différente : « La prévention du peuple en faveur de ses princes est siaveugle, etc.... cela irait a l'idolâtrie, le seul mal sous ce règne que l'on pouvait craindre. »

4. La plupart des Clefs ont nommé le grand prieur Vendôme, le protecteur et l'ami de La Fontaine, de Chaulieu et plus tard de Voltaire. Mais Théagène est jeune, et sa vie n'est pas engagée sans retour dans les scandales qui ont rendu célèbre le grand prieur. C'est sans doute au duc de Bourbon, son ancien

élève, que La Bruyère s'adresse

dans le secret de son cabinet. Le jeune duc, qui alors avait vingttrois ans, choisissait fort mal ses amis.

exercé toutes les vertus que vous chérissez; ironie forte, mais utile, très propre à mettre vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs projets, et à les jeter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils sont, et de vous laisser tel que Vous êtes.

L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains1, leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur2 d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois 3.

Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie4; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.

¶ On demande si, en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait du moins que l'une ne serait guère plus désirable

1. Il y eut à la cour de France des nains du roi jusqu'à Louis XIV. Henriette de France avait un nain, Jeffery. Au siècle suivant, le roi Stanislas Lezczinski en eut encore un, nommé Bébé. On connaît par Boileau (Satire I) le fou que Louis XIV garda quelque temps, L'Angéli.

2. Comme l'a remarqué Ménage, Cervantès a écrit, à peu de chose près. la même réflexion que dans le 31 chapitre de la II' partie de Don Quichotte. Mais que de fois La Bruyère avait dû penser tout bas ce qu'il écrit ici! Attaché à la maison

de Bourbon, témoin de la vie du fils et du petit-fils du grand Condé, ces deux bizarres personnages dont Saint-Simon a laissé des portraits si peu flatteurs, il a dû souffrir plus d'une fois des étrangetés et des emportements de leur caractère.

3. Passer, fréquent au dix-septième siècle dans le sens de surpasser. «S'il continue d'étudier, il passera tous les savants de son siècle. » Dict. de l'Académie, 1694. Voy. page 45, note 2.

4. Meubler une orangerie, la garnir de plantes.

que l'autre1. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien, peut former cette question; mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des différentes conditions, et qui y demeure jusques à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération : ceux-là ont le goût de dominer et de commander, et ceuxci sentent du plaisir et même de la vanité à les servir et à leur obéir les grands sont entourés, salués, respectés; les petits entourent, saluent, se prosternent; et tous sont contents.

Il coûte si peu aux grands à ne donner1 que des paroles, et leur condition les dispense si fort5 de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

¶ «Il est vieux et usé, dit un grand; il s'est crevé à me suivre qu'en faire? » Un autre, plus jeune, enlève ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux que parce qu'il l'a trop mérité.

¶ Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux;

1. « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales. » (La Rochefoucauld.)

2. Former « signifie » non seulement produire, concevoir dans son esprit », mais « proposer ce qu'on a conçu, le mettre en avant. Former une question,... une difficulté..., sa plainte devant le juge ». Dictionnaire de l'Académie, 1694. Voy. page 91, note 3.

3. Charme a ici un sens voisin de son acception primitive : « ce qui se fait par art magique pour produire un effet extraordinaire. » Dict. de Académie, 1694.

4. Il coûte aux grands.... à. Tour habituel au dix-septième siècle: « Il coûte beaucoup à bâtir. » Académie, 1694. Voy. p. 213, n. 2.

5. Si fort. Ces deux mots formaient au dix-septième siècle, une locution inséparable, signifiant tellement. Corneille dit (Horace, V, 2): « Un si rare service et si fort important.... »

6. Modestie. Sens de modestia: modération (du xv au xvII° siècle). 7. On connaît le mot de Frédéric II, lassé de Voltaire : « Quand on a sucé l'orange, il faut jeter l'écorce.» Il s'est crevé. « Se crever de boire et de manger. » Acad., 1694 Plusieurs verbes, aujourd'hui

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