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son magasin, il y a à choisir. Il a un ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées1 et ses raisonnements sophistiqués. Différent de ceux qui, convenant de principes et connaissant la raison ou la vérité qui est une, s'arrachent la parole l'un à l'autre pour s'accorder sur leurs sentiments, il n'ouvre la bouche que pour contredire : « Il me semble, dit-il gracieusement, que c'est tout le contraire de ce que vous dites; » ou: « Je ne saurais être de votre opinion; » ou bien : « C'a été autrefois mon entêtement comme il est le vôtre; mais.... il y a trois choses, ajoute-t-il, à considérer...», et il en ajoute une quatrième : fade discoureur, qui n'a pas mis plus tôt le pied dans une assemblée qu'il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et mettre en œuvre ses rares conceptions: car, soit qu'il parle ou qu'il écrive, il ne doit pas être soupçonné d'avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule; il évite uniquement de donner dans le sens des autres et d'être de l'avis de quelqu'un aussi attend-il dans un cercle que chacun se

le

1. Quintessenciées, raffinées. La quintessence, c'est « le plus pur, plus subtil qui se tire des substances corporelles par le feu ou autrement. » Dict. de l'Académie, 1694.

2. Sophistiquer signifie « frelater, falsifier une liqueur, une drogue ». Dict. de l'Académie, 1694. Sophistiqué, c'est-à-dire plein de fausses subtilités, se rattache ici au sens de sophiste.

3. Comme il est le vôtre. Il au

lieu de ce ou cela, fréquent au dixseptième siècle « Outre l'envie que j'ai de le voir, il est même nécessaire pour une raison, etc. — [Mes amis] m'avaient représenté, bien qu'il ne fût pas vrai, comme un jeune homme, etc. » H. Regnier, Lexique de La Rochefoucauld.

4. «Il penserait paraître un homme du commun, || Si l'on voyait qu'il fût de l'avis de quelqu'un. » (Molière, le Misanthrope, II, v.)

soit expliqué sur le sujet qui s'est offert, ou souvent qu'il a amené lui-même, pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles, mais à son gré décisives et sans réplique. Cydias s'égale à Lucien et à Sénèque1, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite2; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs d'Homère3, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes : il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place. C'est, en un mot, un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n'aperçoit rien de grand que l'opinion qu'il a de lui-même.

C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient d'apprendre lui-même; celui qui sait beaucoup pense à peine que ce qu'il dit puisse être ignoré, et parle plus indifféremment 5.

Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être dites simplement; elles se gàtent par l'emphase. Il faut dire noblement les plus petites; elles ne se soutiennent que par l'expression, le ton et la manière.

¶ Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire.

¶ Il n'y a guère qu'une naissance honnête ou qu'une

1. Philosophe et poète tragique. (Note de La Bruyère.)

2. Comme Lucien, Fontenelle avait composé des Dialogues des Morts (1680); comme Sénèque, il avait fait des tragédies; comme Virgile et Théocrite, il avait écrit des pastorales; et ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) per

mettaient de nommer ici Platon.

3. Voir, sur la querelle des Anciens et des Modernes, page 31 et a note 3; page 32 et les notes 1 et 2.

4. Le ton impérieux et tranchant. 5. Indifféremment, avec plus d'insouciance. Le mot n'est pas donné par l'Académie en 1694.

6. Il faut, avait dit Me de Scudéry, « parler toujours noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées.... » (Conversations sur divers sujets, 1681.)

7. Une naissance honnête est, pour La Bruyère, une naissance qui place dans les rangs élevés de la société, Au surplus, l'homme qui en

bonne éducation qui rende les hommes capables de secret. Toute confiance est dangereuse si elle n'est entière; il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l'on croit devoir en dérober une circonstance.

¶ Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent eux-mêmes et à leur insu; ils ne remuent pas les lèvres, et on les entend; on lit sur leur front et dans leurs yeux; on voit au travers de leur poitrine; ils sont transparents. D'autres ne disent pas précisément une chose qui leur a été confiée, mais ils parlent et agissent de manière qu'on la découvre de soi-même. Enfin quelques-uns méprisent votre secret, de quelque conséquence qu'il puisse être : « C'est un mystère, un tel m'en a fait part et m'a défendu de le dire; et ils le disent.

Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié.

¶ Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort; il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne; il calcule le revenu qu'elle lui rapporte; il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles; il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. « Vous

France était alors le plus capable de secret, c'était celui dont la naissance était le plus élevée, c'était le roi le secret est peut-être la vertu dont Louis XIV s'applaudissait le plus volontiers. « Toute la France, écrit-il dans ses mémoires en racontant l'arrestation de Fouquet, loua particulièrement le secret dans

lequel j'avais tenu, durant trois ou quatre mois, une résolution de cette nature, principalement à l'égard d'un homme qui avait des entrées si particulières auprès de moi....» (Voyez encore, à la fin du chapitre Du Souverain, l'éloge qu'a fait La Bruyère de Louis XIV.)

1. L'élégance des meubles. Fré

êtes si riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge? pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. » Il n'oublie pas son extraction et ses alliances: « Monsieur le Surintendant qui est mon cousin; madame la Chancelière, qui est ma parente; » voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches et de ceux même qui sont ses héritiers. « Ai-je tort? dit-il à Élise; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien? » et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante, et il parle de la cave1 où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier qui, de sa seule présence, démonte la batterie de l'homme de ville; il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.

Le sage quelquefois évite le monde, de peur d'être ennuyé.

quent dans ce sens au dix-septième siècle : « Vous voilà le plus propre du monde », dit le marquis Dorante à M. Jourdain, revêtu des habits somptueux qu'il s'est fait faire. (Bourgeois gentilhomme, III, 4). « Toute cette façade a été construite avec cette propreté et cette magnificence sans égale. » Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes. « Tu te ruines en habits, en proprelés, en ajustements. » Flé

chier, Panégyrique de saint Bernard (cité par Godefroy, édit. de La Bruyère). Cf. p. 129, n. 5.

1. Du caveau, dirions-nous aujourd'hui.

2. Au moment que, à l'heure que, locutions fréquemment employées à cette époque. Cf. Bossuet: « Le scleil, plus surpris qu'au jour qu'il fut arrêté par Josué.... » (Sermon sur la Parole de Dieu.) Cf. p. 504, n. 1. 3. Voir p. 192, u. 3.

DES BIENS DE FORTUNE

Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille et faire de son fils un grand seigneur cela est juste et de son ressort; mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents.

¶ Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite et le fait plus tôt remarquer.

Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu, et aussi grand qu'il croit l'avoir.

A mesure que la faveur et les grands biens se retirent d'un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu'ils couvraient, et qui y était sans que personne s'en aperçut.

¶ Si l'on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s'imaginer l'étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes?

Ce plus ou ce moins détermine à l'épée, à la robe ou à l'Église; il n'y a presque point d'autre vocation.

¶ Deux marchands étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique; elles ont été nourries ensemble 2 et ont vécu dans cette familiarité que

1. Construction fréquente au dixseptième siècle : « Je vis hier une chose chez Mademoiselle qui me fit plaisir. » Sévigné.

2. Nourrir el nourriture sont, au xvn siècle, comme dans le vieux français, synonymes d'élever et d'éducation. « Si ma disgrâce leur

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