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familier, prendre des libertés, marquent mieux un fat qu'un favori.

Un homme sage ni ne se laisse gouverner, ni ne cherche à gouverner les autres; il veut que la raison gouverne seule et toujours.

Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une personne raisonnable, et d'en être gouverné en toutes choses, et absolument, et toujours: je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin de délibérer; je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné par la raison.

Toutes les passions sont menteuses; elles se déguisent autant qu'elles le peuvent aux yeux des autres; elles se cachent à elles-mêmes : il n'y a point de vice qui n'ait une fausse ressemblance avec quelque vertu, et [qui] ne s'en aide1.

On ouvre un livre de dévotion, et il touche; on en ouvre un autre qui est galant, et il fait son impression. Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires et admet les incompatibles?

Les hommes rougissent moins de leurs crimes que de leurs faiblesses et de leur vanité. Tel est ouvertement injuste, violent, perfide, calomniateur, qui cache son amour ou son ambition, sans autre vue3 que de la cacher.

¶ Le cas n'arrive guère où l'on puisse dire : J'étais ambitieux; ou on ne l'est point, ou on l'est toujours; mais le temps vient où l'on avoue que l'on a aimé.

Les hommes commencent par l'amour, finissent par l'ambition, et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu'ils meurent*.

1. Toutes les éditions publiées du vivant de La Bruyère portent : « Et qu'il ne s'en aide. » Si c'est une faute d'impression, cf. page 58 un passage analogue, et la note 4.

2. Var. « On trouve. >> 3. Vue. Intention. «Ma vue, écrit Bossuet à Mme d'Albert (3 nov.

1693), est que vous trouviez les réponses dans la vérité. »

4. La Rochefoucauld: « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions; en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre. >>

Rien ne coûte moins à la passion que de se mettre audessus de la raison; son grand triomphe est de l'emporter sur l'intérêt.

L'on est plus sociable et d'un meilleur commerce par le cœur que par l'esprit 1.

Il y a de certains grands sentiments, de certaines actions nobles et élevées, que nous devons moins à la force de notre esprit qu'à la bonté de notre naturel.

Il n'y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance.

Il faut être bien dénué d'esprit, si l'amour, la malignité, la nécessité n'en font pas trouver.

Il y a des lieux que l'on admire : il y en a d'autres qui touchent et où l'on aimerait à vivre.

Il me semble que l'on dépend des lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les sentiments 2.

¶ Ceux qui font bien mériteraient seuls d'être enviés, s'il n'y avait encore un meilleur parti à prendre, qui est de faire mieux c'est une douce vengeance contre ceux qui nous donnent cette jalousie.

¶ Quelques-uns se défendent d'aimer et de faire des vers, comme de deux faibles qu'ils n'osent avouer, l'un du cœur, l'autre de l'esprit.

¶ Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.

1. La Rochefoucauld: « La confiance fournit plus à la conversation que l'esprit. »

2. Cf. Boileau, Art poétique, III, v. 114, et Malebranche, Recherche de la vérité, l. II, 1" part., chap. 1:

« Que l'air qu'on respire met aussi du changement dans les esprits.

>>

3. Engagements. Le mot est pris ici dans son sens étymologique : des liens, des attachements d'affection.

Jakë

CHAPITRE V

ski

from

DE LA SOCIÉTÉ ET DE LA CONVERSATION

Un caractère bien fade est celui de n'en avoir aucun.

C'est le rôle d'un sot d'être importun: un homme habile sent s'il convient ou s'il ennuie; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part.

¶ L'on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut par tout pays de cette sorte d'insectes. Un bon plaisant est une pièce rare2; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d'en soutenir longtemps le personnage: il n'est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer.

¶ Il y a beaucoup d'esprits obscènes, encore plus de médisants ou de satiriques, peu de délicats. Pour badiner avec grace et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières, trop de politesse et même trop de fécondité c'est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien.

Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler ou d'écouter, et l'on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles. Il faut donc s'accommoder à tous les esprits; permettre comme un mal

1. Habile. Voy. p. 26, n. 2; 32, n. 3; 65, n. 2. Ici:délicat,qui a du tact. 2. Un objet rare. L'auteur a dit plus haut qu'une « belle arme est une pièce de cabinet ».

3. Voy. p. 82, n. 1.

4. Manières, pris en bonne part, et en quelque sorte comme synonyme de l'expression tour, qu'emploie si souvent l'auteur.

nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes il faut laisser Aronce parler proverbe et Mélinde parler de soi1, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies.

L'on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l'on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j'ose dire par l'impropriété des termes dont ils se servent, comme par l'alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n'ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent, en parlant, ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie2, que l'envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel; ils accompagnent un langage si extravagant d'un geste3 affecté et d'une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient entièrement dénués; mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont, et, ce qui est pire, on en souffre.

Que dites-vous? Comment? Je n'y suis pas vous plairait-il de recommencer? J'y suis encore moins. Je devine enfinous voulez, Acis, mẹ dire qu'il fait froid; que ne disiez-vous fait froid? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites: Il pleut, il neige. Vous me trouvez bon visage et vous désirez m'en féliciter; dites: Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire au

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1. De soi. Voy. p. 75, n. 2.

2. Génie. « L'inclination ou disposition naturelle ... de chacun », comme dit l'Académie, Dict., 1694. Mme de Sévigné donne même à ce

mot le sens de caractère. « Je crois voir que l'on sent la différence des génies, mais tout cela n'empêche point une grande liaison. »>

3. Geste. Voy. page 91, note 5.

tant? Qu'importe, Acis? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle et de parler comme tout le monde? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus1; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille : Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point; c'est votre rôle; ayez, si vous pouvez, un langage simple et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit; peut-être alors croira-t-on que vous en avez.

Qui peut se promettre d'éviter dans la société des hommes la rencontre de certains esprits vains, légers, familiers, délibérés, qui sont toujours dans une compagnie ceux qui parlent et qu'il faut que les autres écoutent? On les entend de l'antichambre; on entre impunément et sans crainte de les interrompre : ils continuent leur récit sans la moindre attention pour ceux qui entrent ou qui sortent, comme pour le rang ou le mérite des personnes qui composent le cercle; ils font taire celui qui commence à conter une nouvelle, pour la dire de leur façon, qui est la meilleure ; ils la tiennent de Zamet, de Ruccelay ou de Conchini3,

1. Phébus, langage obscur ct prótentieux.

2. Sans dire monsieur. (Note de la Bruyère.) « Il tutoie en parlant ceux du plus haut étage, || Et le nom de monsieur est chez lui hors d'usage.» (Molière, le Misanthrope, II, v.)

3. Zamet (1549-1614), financier italien, joua souvent un rôle fort peu honorable à la cour de France, où il était venu à la suite de Catherine

de Médicis. L'abbé Ruccellai, gentilhomme florentin, introduit à la cour par Concini, prit part à toutes les intrigues de la régence de Maric de Médicis. Exilé de la cour, il mourut en 1622. -L Concini, maréchal d'Ancre, avait été comblé d'honneurs, d'argent et de dignités. Sa fortune rapide, ses hauteurs, lui firent un grand nombre d'ennemis. Louis XIII ayant donné à Vitry l'ordre de l'arrêter mort ou vif, il

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