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en passant d'un lieu à un autre, sujette enfin, en tant de circonstances faciles à prévoir, à être perdue, malgré les soins les plus minutieux.

Vous croyez à présent, mon cher ami, que M. Courier a cédé à tant de bonnes raisons; vous vous trompez. Opposant à mes paroles, comme il faisait dans les batailles, un courage intrépide une âme forte et une résolution hardie, il a refusé de rendre à la Bibliothèque la copie solennellement promise, et sur laquelle elle a toutes sortes de droits; il a fermé l'oreille aux conseils de ses amis, aux plaintes d'une ville entière, en un mot, aux reproches de toute la république des lettres, qui n'approuvera jamais son étrange et opiniâtre résolution, mais qui ne cessera de gémir sur le dommage immense fait, par sa faute, au manuscrit de Longus. Plus j'aime et estime le mérite de M. Courier, plus je déplore que cette affaire l'ait exposé au blâme universel des gens de lettres, et lui ait fait oublier ce précepte d'Euripide:

ἄνδρα δ ̓ οὐ χρεὼν

Τὸν ἀγαθὸν, πράσσοντα μεγάλα, τοὺς τρόπους μεθισάναι.

IPHIG. IN AUL.

nouard pouvait-il l'obliger à manquer à sa parole? | à une feuille fragile et périssable, pouvant s'égarer Quels ordres si sévères pouvaient l'empêcher de rendre à une bibliothèque publique respectable, au monde entier, ce qui à bon droit lui appartient, et qui demande, par mon organe, que l'auteur du dommage rende au moins l'intégrité à un manuscrit estimé? Et s'il est vrai que Renouard le défende, pourquoi Courier le permet-il? et pourquoi se montre-t-il si fidèle à tenir sa promesse à l'égard de son ami, pendant qu'il y manque envers moi ? Écoutez à présent les raisons que, selon Courier, Renouard a données pour l'empêcher de rendre à la Bibliothèque la copie qu'il avait promise! Qu'on veut profiter de la circonstance, qu'on veut pour une spéculation (mercantile, oui, mais non littéraire) être les possesseurs uniques du supplément et ainsi éviter le danger que d'autres, profitant de la découverte, ne préviennent leur nouvelle publication de Longus; et l'on va jusqu'à dire que mon obstination à exiger cette copie donne du poids à ce soupçon. A tout cela je réplique que sur ma parole d'honneur je n'accorderai à qui que ce soit la communication du supplément ( et qui aurait pu envier à M. Courier cette petite gloire?) Je tâche de lui persuader que mon empressement n'a d'autre objet que de rendre l'intégrité au manuscrit et d'empêcher que ce supplément puisse être de nouveau perdu; je lui montre en cela les intérêts du monde littéraire et de l'éditeur lui-même, qui pouvait de cette manière citer le document authentique de cette découverte, et ne courait pas le risque de voir suspecter comme apocryphe ou comme altéré en quelques parties le texte retrouvé de Longus. Mais ce n'est pas tout, on me refuse, et non content de ce refus on va jusqu'à soupçonner ma bonne foi, et on manque ainsi au gouvernement qui, en me plaçant à la tête d'un établissement public, m'a donné une marque de sa confiance et a prouvé ainsi que j'étais digne d'estime. Mais, moi, tranquille, et ennemi, comme je suis, de tout ressen-heur inouï. En effet il serait trop long de dire tout timent, mettant de côté les justes reproches que je pouvais faire à la suite d'un pareil refus, je proposai à M. Courier, puisqu'il manquait de confiance en moi, de déposer au moins la copie reconnue authentique signée de nous deux et munie de nos cachets, soit chez le maire de la ville, soit chez le conservateur des monuments publics, soit enfin entre les mains de toute autre personne jouissart de l'estime publique, de manière qu'elle y reste pour l'utilité générale jusqu'à ce que l'édition parisienne soit exécutée. Je lui dis encore une fois qu'il réfléchisse à quel nouveau danger ce supplément de Longus peut être exposé s'il est confié seulement

P. L. COURIER.

Dès que cette perte fut consommée, je me hâtai d'en prévenir M. Thomas Puccini, chambellan de S. A. I. et R. la grande duchesse de Toscane, conservateur des établissements publics et des monuments des arts et des sciences, et directeur de la galerie de Florence. Il demeura, comme moi, saisi d'horreur, et frémit en apprenant cet horrible événement, et surtout lorsqu'il vit l'état du manuscrit. Mais, pénétré de tout le zèle qui le distingue si éminemment et qui l'enflamme pour l'honneur de la patrie et pour la conservation des objets confiés à ses soins, il eut recours à tous les moyens pour apporter quelque remède à ce mal

ce qu'il fit pour engager M. Courier à rendre une copie de la page détruite, et préserver de cette manière Longus d'un nouveau désastre. Qu'il vous suffise de savoir qu'il mit tout en œuvre pour l'obtenir,et que si le succès ne répondit pas à ses soins infatigables, il faut vraiment dire que le manuscrit de Longus de l'abbaye Florentine était, dans les arrêts de la destinée, réservé à rester inutile pour les lettres, ou à se voir détruit au moment même qu'il passait de son obscurité à un éclat qui devait le préserver de ce malheur.

Après l'entretien qu'il eut avec M. Courier, monsieur le conservateur songea à recourir à des

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Tel était l'état de la tache et de la page avant qu'on la soumit au procédé chimique; j'ai voulu vous en donner une idée, afin que vous puissiez savoir le mieux possible comment a été endommagé un manuscrit si fameux et respecté par tant de siècles.

moyens plus puissants et plus efficaces, aux res-toir, effacé la troisième partie d'un vers, et l'on sources que fournit la chimic des encres, si éton-voit la même chose pratiquée au vers dix-nennante et si utile depuis les récentes découvertes. vieme et ailleurs, en sorte que par ce moyen on Il invita M. Gazzevi, un des chimistes les plus a fait disparaître plusieurs mots qui auparavant distingués dont s'honore non-seulement Florence, étaient intacts. mais toute l'Italie, célebre professeur du musée Impérial, à coopérer à une entreprise qui avait pour objet de rendre la page tachée a son ancien état. Il s'agissait de voir si parmi tant d'acides divers qui agissent sur les couleurs et en détruisent les principes, il ne s'en trouverait pas un qui eût la propriété d'enlever l'encre nouvelle sans attaquer l'ancienne écriture dont on n'apercevait plus de vestiges; l'entreprise était difficile, le succès douteux; le savant chimiste n'en fut point arrêté, et le 5 décembre, après avoir fait des essais et des analyses sur l'encre dont la tache était faite, il appliqua un acide préparé exprès à la partie endommagée du manuscrit. Cette affreuse tache est précisément au dos de la feuille 23 du manuscrit, précisément à l'endroit où se trouve le supplément. Elle est de forme irrégulière en partant du haut de la page, et s'étend en ligne courbe jusqu'à son extrémité dont elle ne laisse intactes que trois lignes vers la partie inférieure. Outre cette première et très-grande tache presque centrale, on en voit de plus petites qui sont comme une continuation de la tache principale, lesquelles, éparses çà et là sur la surface de la page, ont entièrement détruit l'ancienne écriture. On peut calculer que ces taches couvrent en divers endroits au moins le quart de la page entière, en sorte que le manuscrit étant en lignes très-serrées et d'une écriture très-fine, il y a un grand nombre de vers effacés et des lacunes qui interrompent entièrement le sens de l'auteur. Il faut remarquer que, parmi ces petites taches, on en rencontre une en tête de la page et du côté de la marge extérieure, qui est la plus considérable de toutes et qui a une forme particulière et bien différente des autres. Cette tache annonce tant par sa forme ronde que par d'autres signes particuliers, qu'elle n'a pas été faite de la même manière que les autres. Elle semble avoir entièrement le caractère d'une tache primitive, formée, non par le contact accidentel d'un papier taché, mais bien plutôt par une plume ou tout autre instrument fortement trempé d'encre, agité et secoué sur la page pour en faire tomber une énorme goutte de cette liqueur pernicieuse. On remarque, en outre, que dans cette même place, où commence le supplément de la lacune, on a entièrement, soit avec l'ongle, soit avec un grat

Je continue maintenant le récit des opérations chimiques. D'abord, les premières tentatives du célebre professeur firent concevoir les plus belles espérances de succès, lorsqu'on vit que l'acide préparé par lui attaquait l'encre nouvelle, lui ôtait sa couleur noire et laissait encore paraître l'ancienne écriture qui était restée intacte dans le reste de la page. On espérait en conséquence venir à bout d'enlever entièrement ce voile épais, et de découvrir les traces de la première écriture; mais après vingt essais répétés durant un pareil nombre de jours, dans le cabinet de M. le conservateur, en sa présence, et devant un grand nombre de savants qui faisaient des vœux pour le salut de l'infortuné Longus, on n'obtint rien autre chose que d'anéantir la couleur noire de l'encre moderne; tandis que la partie jaunâtre résultant de l'oxyde de fer dont elle était naturellement et même excessivement chargée, ne put point être enlevée. L'ancienne écriture ne s'étant pareillement conservée que par la propriété de l'oxyde de fer, il s'ensuit qu'elle demeure, malgré tous les efforts, confondue et comme absorbée par la plus nouvelle, sans aucun espoir de réparation. Voilà le récit exact et sincère de ce qui est arrivé à ce malheureux manuscrit. Vous en serez affligé comme moi, en pensant qu'un seul instant a pu détruire ce que cinq siècles avaient conservé intact. Cet exemple prouve que nous sommes injustes quand nous accusons de la perte des monuments de l'antiquité, plutôt l'injure du temps que la négligenee des hommes.

Mais vous demanderez à présent quelle impression un tel événement a produit sur l'esprit des gens de lettres! Je vous dirai qu'ici tout le monde en a été indigné au dernier point, et j'imagine que ceux qui sont plus éloignés et qui auront appris ce malheur auront éprouvé le même sentiment. Toutes les personnes auxquelles j'ai fait simplement le récit de cet événement ont eu grande peine à croire qu'il soit arrivé de la manière que je vous l'ai raconté, de la manière que vous l'avez

appris, et ainsi que M. Courier lui-même l'a exposé. Il y a dans ce récit des circonstances qu'elles ne savent pas expliquer pour la justification de l'auteur du dommage. Par exemple: pourquoi at-il remué l'encre plutôt avec les barbes qu'avec le bec de la plume, comme c'est l'usage? et en admettant qu'il en soit ainsi, pourquoi a-t-il laissé sur la table cette plume devenue inutile et dangereuse, au lieu de la jeter par terre? Elles réfléchissent ensuite qu'on n'aperçoit pas le besoin de remuer l'encre dans un encrier tout nouvellement préparé, dans un temps où, par la disposition naturelle de l'atmosphère, l'encre se conserve pendant plusieurs jours coulante et fluide. Bien plus, elles songent que puisqu'il s'agissait simplement de collationner, l'occasion d'écrire était rare. Mais qu'on admette toutes ces explications, on dit alors: Il faut convenir ou que la plume ainsi souillée d'encre tomba sur la feuille qui, se trouvant par hasard sur la table, fut ensuite placée dans le manuscrit pour servir de marque, ou bien qu'étant d'abord tombée sur la table elle fut ensuite jetée par mégarde sur la feuille. Supposons le cas où la feuille serait venue à tomber sur la plume, tout le monde comprendra que le contact a dû être si léger que la feuille n'a pu s'imbiber d'une assez grande quantité d'encre pour produire une tache si épaisse, si étendue et si pénétrante; on le conçoit d'autant moins que la plume étant d'abord tombée sur la table, a dû se décharger d'une partie de l'encre. Admettons maintenant que la plume ait été posée, ainsi remplie d'encre, sur la feuille; mais alors M. Courier l'aurait certainement vue cette feuille, et il n'aurait pas été assez cruel pour la placer comme marque dans un manuscrit si précieux; d'autant plus que cette marque était fort inutile, puisque le supplément avait été plusieurs fois collationné par nous sur le manuscrit, et qu'il était depuis longtemps copié! et quand il n'y eût pas fait attention, ce qui paraît impossible, cette feuille n'eût pu manquer d'être aperçue, soit par mon sous-bibliothécaire, soit par moi-même; quoique l'un de nous deux fût toujours présent tout le temps que dura le travail de M. Courier, il faut déclarer que nous ne le vîmes

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jamais faire de marques dans le manuscrit. Il faut que M. Courier ait profité, ce jour-là, pour placer cette feuille, de la courte absence que le sous-bibliothécaire fut forcé de faire pour la satisfaction de quelques besoins urgents et inévitables.

En outre, on ne sait pas expliquer d'une manière plausible, qui, dans diverses parties de la page, a distrait l'ancienne écriture, qui certes était intacte auparavant, à l'exception de quelques parties que le temps avait presque effacées, et dont la lecture lui eût été impossible si nous ne lui eussions prêté les secours nécessaires.

Mais ce qui révolte non-seulement les savants, mais toutes les personnes de sens, c'est d'avoir refusé avec ingratitude, après l'avoir solennellement promis, une copie de ce passage à une bibliothèque où il avait été si bien reçu.

Tous ceux qui ont entendu parler de cet événement se livrent à ces réflexions et à d'autres encore. Quant à moi, je ne vous ai raconté ces faits que dans l'intérêt de l'histoire, et nullement dans une autre vue; je ne dois pas scruter les pensées et les sentiments des autres, averti que je suis à cet égard par ce conseil d'Euripide:

Ανθρώπων γνῶμαι πολλαὶ

Καὶ δυσάρεστοι.

IPHIG. IN AUL.

C'est à M. Courier, qui seul connaît très-bien les véritables circonstances qui ont malheureusement concouru à faire périr une partie précieuse de l'un des plus fameux manuscrits de l'Europe, c'est à lui qui a fait disparaître un passage si intéressant d'un auteur classique, dans le lieu même où cet auteur avait été conservé, et où il avait été admis à le consulter; c'est à lui, dis-je, à se justifier en

face du monde savant de son inadvertance et du

dommage irréparable qu'il a causé,

Mais je pense que je vous ai causé assez d'ennui et de chagrin; je finis en vous souhaitant de la santé et du bonheur. Adieu.

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