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faire, fi Sefoftris ne fût pas mort. Metophis avoit eu l'addreffe de fortir de prifon, et de fe rétablir aupres du nouveau Roi: il m'avoit fait renfermer dans cette tour

pour le venger de la disgrace que je lui avois caufée. Je paffois les jours et les nuits dans une profonde tristeffe. Tous ce que Termofiris m'avoit prédit, et tout ce que j'avois entendu dans la caverne, ne me paroiffoit plus qu'un fonge. J'étois abymé dans la plus amere douleur: je voyois les vagues qui venoient battre le pied de la tour où j'étois prifonnier. Souvent je m'occu pois à confidérer des vaiffeaux agités par la tempête, qui étoient en danger d'être brisés contre les rochers fur lefquels la tour étoit bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviois leur fort. Bien-tôt, difois-je à moi même, ils finiront les malheurs de leur vie, où ils arriveront en leur pays : hélas ! je ne puis efpérer ni l'un ni l'autre.

Pendant que je me confumois ainfi en regrets inutiles, j'apperçus comme une forêt de mâts de vaiffeaux. La mer étoit couverte de voiles que les vents enfloient: l'onde étoit écumante fous des rames innombrables: J'entendois de toutes parts des cris confus: j'appercevois fur le rivage une partie des Egyptiens effrayés qui couroient aux armes, et d'autres qui fembloient aller au devant de cette flote qu'on voyoit arriver. Bien-tôt je reconnus, que ces vaiffeaux étrangers étoient les uns de Phenicie, et les autres de l'ile de Cypre; car mes malheurs commençoient à me rendre experimenté fur ce qui regarde la navigation. Les Egyptiens me parurent divifés entre eux. Je n'eus aucune peine à croire que l'infenfé Bocchoris avoit, par fes violences, causé une revolte de fes fujets, et allumé la guèrre civile. Je fus du haut de cette tour spectateur d'un fanglant combat.

Les Egyptiens, qui avoient apellé à leur fecours des étrangers, après avoir favorifé leur defcente, attaquerent les autres Egyptiens qui avoient le Roi à leur tête. Je voyois ce Roi qui animoit les fiens par fon exemple, il paroiffoit comme le Dieu Mars; des ruiffeaux de fang couloient autour de lui, les roues de fon char étoient teintes d'un fang noir, épais, et écumant, à peine pouvoient-elles paffer fur des tas de corps inorts écrasés.

Ce jeune Roi bien fait, vigoureux, d'une mine, haute

et

et fiere, avoit dans fes yeux la fureur et le defefpoir. Il étoit comme un beau cheval qui n'a point de bouche; fon courage le pouffoit au hazard, et la fageffe ne modéroit point fa valeur. Il ne favoit ni réparer fes fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçoient, ni ménager les gens dont il avoit le plus grand befoin. Ce n'étoit pas qu'il manquât de génie, fes lumieres égaloient fon courage: mais il n'avoit jamais été inftruit par la mauvaise fortune. Ses maîtres avoient empoisonné, par la flaterie, fon beau naturel. Il étoit envyré de fa puiffance et de fon bonheur; il croyoit que tout devoit céder à fes defirs fougueux; la moindre résistance enflâmoit fa colere. Alors il ne raifonnoit plus: il étoit comme hors de lui-même; fon orgueil furieux en fefoit une bête farouche; fa bontê naturelle et fa droite raifon l'abandonnoient en un inftant: fes plus fideles ferviteurs étoient reduits à s'en• fuir; il n'aimoit plus que ceux qui flatoient fes paffions. Ainfi il prenoit toujours des partis extrèmes contre fes véritables intérêts, et il forçoit tous les gens de bien à détefter fa folle conduite. Long-tems fa valeur le foutint contre la multitude de fes ennemis; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr: le dard d'un Phenicien perça fa poitrine; les rênes lui échapperent des mains; il tomba de fon char fous les pieds des chevaux. Un foldat de l'île de Cypre lui coupa la tête; et la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armés victorieuse.

Je me fouviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête, qui nageoit dans le fang, les yeux fermés et étients, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entr'ouverte, qui fembloit vouloir encore achever des paroles commencées, cet air fuperbe et menaçant, que la mort même n'avoit pu effacer. Toute ma vie il fera peint devant mes yeux; et fi jamais les Dieux me font regner, jė n'oublierois point, après un fi funefte exemple, qu'un roi n'eft digne de commander, et n'eft heureux dans fa puillance, qu'autant qu'il la foumet à la raifon. He! quel malheur pour un homme destiné à faire le bonheur public, de n'être le maître de tant d'hommes que pour les rendre malheureux !

Fin du Second Livre,
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LES

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De la Nailfance de GIL BLAS, et de fon Education.

B

LAS de Santillane, mon père, après avoir longtems porté les armes pour le service de la monarchie Efpagnole, fe retira dans la ville où il avoit pris naissance. Il y époufa une petite bourgeoife qui n'étoit plus dans fa première jeuneffe, et je vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent enfuite demeurer à Oviédo, où ma mère fe fit femme de chambre et mon père écuyer. Comme ils n'avoient pour tout bien que leurs gages, j'aurois couru risque d'être affez mal élevé, fi je n'euffe pas eu dans la ville un'oncle Chanoine. 11 fe nommoit Gil Pérez. Il étoit frère ainé de ma mère, et mon parrain. Reprefentez-vous un petit homme haut de trois piés et demi, extraordinairement gros, avec une tête enfoncée entre les deux épaules; voilà mon oncle. Au refle, c'étoit un eccléfiaftique qui ne fongeoit qu'à bien vivre, c'est-à-dire, qu'à faire bonne chere; et fa Prébende, qui n'étoit pas mauvaife, lui en fourniffoit les moyens.

Il me prit chez lui dès mon enfance, et fe chargea de mon éducation. Je lui parus fi éveillé, qu'il résolut de cultiver mon efprit. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'apprendre lui-même à lire, ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi; car en me fefant connoître mes lettres, il fe emit à la lecture, qu'il avoit toujours fort négligée: et à force de s'y apliquer il parvint à lire couramment fon Bréviaire, ce qu'il n'avoit jamais fait auparavant. Il auroit encore bien voulu m'enseigner la langue Latine, c'eût été autant d'argent d'épargné pour lui: mais, hélas, le pauvre Gil Pérez ! il n'en avoit de fa vie fu les premiers principes; c'étoit peut-être (car je n'avance pas cela comme un fait certain) le Chanoine du Chapitre le plus ignorant. Aufli j'ai ouï

dire qu'il n'avoit point obtenu fon benefice par fon érudition: il le devoit uniquement à la reconnoiffance de quelques bonnes religieufes, dont il avoit été le difcret commiffionaire, et qui avoient eu le crédit de lui faire donner l'ordre de prêtrife fans examen.

Il fut donc obligé de me mettre fous la férule d'un maître : il m'envoya chéz le Docteur Gordinez, qui pasfoit pour le plus habile pédant d'Oviedo. Je profitai fi bien des inftructions qu'on me donna, qu'au bout de cinq à fix années j'entendois un peu les auteurs Grecs, et affez bien les poètes Latins. Je m'apliquai auffi à la logique, qui m'apprit à raifonner beaucoup. J'aimois tant la difpute, que j'arrêtois les paffants, connus ou inconnus, pour leur propofer des argumens. Je m'adresfois quelquefois à des figures Hibernoifes, qui ne demandoient pas mieux, et il faloit alors nous voir difputer. Quels geftes, quelles grimaces, quelles contorfions! nos yeux étoient pleins de fureur, et nos bouches écumantes. On nous devoit plutot prendre pour des poffédés, que pour des philofophes.

Je m'acquis toutefois par là dans la ville la réputation de favant. Mon oncle en fut ravi, parce qu'il fit réflexion que je cefferois bientôt de lui être à charge. Ho ça, Gil Blas, me dit-il un jour, le tems de ton enfance eft paflé. Tu as déjà dix-fept ans, et te voilà devenu babile garçon. Il faut fonger à te pouffer, je fuis d'avis de t'envoyer à l'univerfité de Salamanque; avec l'efprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule qui vaut bien dix à douze piftoles; tu la vendras à Salamanque, et tu en employeras l'argent à t'entretenir jusqu'à ce que tu fois placé.

dbne pouvoit rien me propofer qui me fût plus agré. able, car je mourois d'envie de voir le pays. Cependant j'eus affez de force fur moi pour cacher ma joie; et lorfqu'il falut partir, ne paroiffant fenfible qu'à la douleur de quitter un oncle à qui j'avois tant d'obligation, j'attendris le bon homme, qui me donna plus d'argent qu'il ne m'en auroit donné, s'il eût pu lire au fond de mon hame. Avant mon départ, j'allai embraffer mon père ́et ma mère, qui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Il m'exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en hou

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honnéte-homme, à ne me point engager dans de mauva fes affaires, et fur toute chofe à ne pas prendre le bien d'au trui. Apres qu'ils m'eurent tres long-tems harangué, ils me firent préfent de leur bénédiction, qui étoit le feub bien que j'attendois d'éux. Aufli-tôt je montai fur ma mule, et fortis de la ville.bi 91% eviq eno slime a

CHAPITRE H..

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Des alarmes qu'il eut en allant à Pennaflor; de ce qu'il fit en arrivant dans cette ville; et avec quel bor bomme il foupa.

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ME campagne, maître de thes

E voilà donc hors d'Oviedo, fur le chemin de Pen

actions, d'une mauvaife mule, et de quarante bons ducats fans compter quelques réaux, que j'avois volés à mon très bonoré oncle. La premiere chofe que je fis, fut de laiffer ma mule aller à difcrétion, c'est-à dire, au petit pas. Je lui mis la bride fur le cou, et tirant mes ducats de ma poche, je commençai à les compter et recompter dans mon chapeau. Je n'étois pas maître de ma joie. Je n'avois jamais vu tant d'argent. Je ne pouvois me laffer de le regarder et de le manier. Je le comptois peut-être pour la vingtieme fois, quand tout-à-coup ma mule le vant la tête et les oreilles, s'arrêta au milieu du grandchemin. Je jugeai que quelque chofe l'effrayoit; je reregardai ce que ce pouvoit être. J'apperçus fur la terreun chapeau renverfé, fur lequel il y avoit un refaire à gros grains, et en même tems j'entendis une voix lamentable, qui prononça ces paroles: Seigneur paffant, de grace ayez pitié d'un pauvre foldat aftropié jettez, s'il vous plait, quelques pieces d'argent dansce chapeau ; vous en ferez recompenfé dans l'autre monde. Je tournai auffitốt les yeux du côté que partoit la voix. Je vis au piéd d'un buiffon, à vingt ou trente pas de moi, une espèce de foldat, qui fur deux bâtons croifés oppayoit le bout: d'une escopete, qui me parut plus longue qu'une pique,. et avec laquelle il me couchoit en joue. A cette vue, qui me fit trembler pour le bien de l'Eglife, je m'arrêtais tout court, je ferrai promtement mes ducats, je tirai, quelques réaux, et m'aprochant du chapeau difpofé à recevoir la charité des fideles affrayés, je les y jettai l'un

après

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