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de l'autre, et tout auprès un grand nombre de cuifiniers et de marmitons qui préparoient un feftin. Ceux-ci mettoient des couverts fur de longues tables dreffées fous les tentes; ceux-là rempliffoient de vin des cruches de terre ; les autres fefoient bouillir des marmites, et les autres enfin tournoient des broches où il y avoit toutes fortes de viandes. Mais je confidérai plus attentivement que tout le refte, un grand théatre qu'on avoit élevé. Il étoit orné d'une décoration de carton peint de diverfes couleurs, et chargé de devises Grecques et Latines. Le barbier n'eut pas plutôt vu ces infcriptions, qu'il me dit, Tous ces mots Grecs fentent furieufement mon oncle Thomas, je vais parier qu'il y aura mis la main; car entre nous c'èlt un habile homme, il fait par coeur une infinité de livres de college. Tout ce qui me fâche, c'èft qu'il en rapporte fans ceffe des paffages dans la converfation, ce qui ne plaît pas à tout le monde. Outre cela. continua-t-il, mon oncle a traduit des poètes Latins et des auteurs Grecs. 11 poffede l'antiquité, comme on le peut voir par les belles remarques qu'il a faites. Sans lui nous ne faurions pas que dans la ville d'Athènes, les enfants pleu Foient quand on leur donnoit le fouet. Nous devons cette découverte à sa profonde érudition.

Après que mon camarade et moi nous eumes regardé toutes les chofes dont je viens de parler, il nous prit envie d'apprendre pourquoi l'on fefoit de pareils préparatifs. Nous allions nous en informer, lorfque dans un homme qui avoit l'air de l'ordonnateur de la fête, Diego recannut le Seigneur Thomas de la Fuente, que nous joignimes avec empreffement. Le maître d'école ne remit pas d'abord le jeune barbier, tant il le trouva changé depuis dix années. Ne pouvant toutefois le méconnoître, il l'embraffa cordialement, et lui dit d'un air affectueux, Hé te voilà, Diégo, mon cher neveu, te voilà donc de retour dans la ville qui t'a vu naitre? Tu viens revoir tes dieux pénates, et le Ciel te rend fain et fauf à ta famille. O jour trois et quatre fois heureux! jour digne d'étre marqué d'une pierre blanche! Il y a bien des nouvelles, mon ami, pourfuivit-il; ton oncle Pedro le belefprit èft devenu la victime de Pluton, il y a trois mois qu'il eft mort. Cet avare, pendant fa vie, craignoit de manquer des chofes les plus néceffaires, argenti pallebat

amore

amore. Outre les groffes penfions que quelques grands lui fefoient, il ne dépenfoit pas dix piftoles chaque année pour fon entretien. Il étoit même fervi par un valet qu'il ne nourriffoit point. Ce fou, plus infenfé que le Grec Ariftippe, qui fit jetter au milieu de la Lybite toutes les richeffes que portoient fes efclaves, comme un fardeau qui les incommodoit dans leur marche, entaffoit tout l'or et l'argent qu'il pouvoit amaffer. Hé pour qui? pour des héritiers qu'il ne vouloit point voir. Il étoit riche de trente mille ducats, que ton père, ton oncle Bertrand, et moi, nous avons partagés. Nous fommes en état de bien établir nos enfants. Mon frère Nicolas a déjà difpofé de ta foeur Thêrefe. 11 vient de la marier avec le fils d'un de nos Alcades. Connubio junxit stabili, propriamque dicavit. C'èft cet hymen, formé fous les plus heureux aufpices, que nous célébrons depuis deux jours avec tant d'appareil. Nous avons fait dreffer ces pavillons dans la plaine. Les trois héritiers de Pédro ont chacun le fien, et font tour à tour la dépense d'une journée. Je voudrois que tu fuffes arrivé plutôt, tu aurois vu le commencement de nos réjouiffances. Avant-hier, jour du mariage, ton pére fefoit les frais. Il donna un feftin fuperbe, qui fut fuivi d'une course de bague. Ton oncle le mercier mit hier la nape, et nous régala d'une fête paftorale. 11 habilla en bergers dix garçons des mieux faits et dix jeunes filles. Il employa tous les rubans et toutes les aiguillettes de fa boutique à les parer. Cette brillante jeuneffe forma diverses danses, et chanta mille chansonnettes tendres et légeres. Néanmoins, quoique rien n'ait jamais été plus galant, cela ne fit pas un grand effet. It faut qu'on n'aime plus la paftorale.

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Pour aujourd'hui, continua-t-il, tout roule fur mon compte, et je dois fournir aux bourgeois d'Olmédo un fpectacle de mon invention, finis coronabit opus. J'ai fait élever un théatre, fur lequel, Dieu aidant, je ferai repréfenter par mes difciples une piece que j'ai compofée. Elle a pour titre, Les Amusements de Mulei Rugentuf, Roi de Maroc. Elle fera parfaitement bien jouée, parce que j'ai des écoliers qui declament comme les comédiens de Madrid. Ce font des enfants de famille de Pennafiel et de Ségovie, que j'ai en penfion chez moi. Les excellents acteurs! Il èft vrai que je les ai exercés. Leur déclama

tion paroîtra frappée au coin du maitre, ut ita dicam. A l'égard de la piece, je ne t'en parlerai point, je veux te laiffer le plaifir de la furprise; je dirai fimplement qu'elle doit enlever tous les fpectateurs. C'èft un de ces fujets tragiques qui remuent l'âme, par les images de mort qu'ils offrent à l'efprit. Je fuis du fentiment d'Ariftote, il faut exciter la terreur. Ah! fije m'étois attaché au théatre, je n'aurois jamais mis fur la fcene que des prin. ces fanguinaires, que des héros affaffins. Je me ferois baigné dans le fang. On auroit toujours vu périr dans mes tragédies, non feulement les principaux perfonnages, mais les gardes mêmes. J'aurois égorgé jusqu'au foufleur. Enfin je n'aime que l'effroyable, c'èft mon gout. Auffi ces fortes de poëmes entrainent la multitude, entretiennent le luxe des comédiens, et font rouler tout doucement les auteurs.

Dans le tems qu'il achevoit ces paroles, nous vimes fortir du village, et entrer dans la plaine, un grand concours de personnes de l'un et de l'autre fexe. C'étoient les deux époux accompagnés de leurs parents et de leurs amis, et précédés de dix à douze joueurs d'inftruments, qui jouant tous ensemble formoient un concert très bruyant. allames au devant d'eux, et Diégo fe fit connoître.

Nous

Des cris de joie s'élevèrent auffitôt dans l'affemblée, et chacun s'empreffa de courir à lui. Il n'eut pas peu d'affaires à recevoir tous les témoignages d'amitié qu'on lui donna. Toute fa famille, et tous ceux même qui étoient presents, l'accablèrent d'embraffades, après quoi fon père lui dit, Sois le bien venu, Diègo. Tu retrouves tes parents un peu engraiffés, mon ami. Je ne t'en dis pas davantage préfentement, je t'expliquerai cela tantôt par le menu. Cependant tout le monde s'avança dans la plaine, fe rendit fous les tentes, et s'affit autour des tables qu'on y avoit dreffées. Je ne quittai pas mon compagnon, et nous dinames tous deux avec les nou. veaux mariés, qui me parurent bien affortis. Le repas fut affez long, parce que le maître d'école eut la vanité dele vouloir donner à trois fervices, pour l'emporter fur fes frères, qui n'avoient pas fait les chofes fi magnifiquement.

Après le feftin, tous les convives témoignèrent une grand impatience de voir représenter la piece du Seigneur Thomas; ne doutant pas, difoient-ils, que la production d'un auffi beau génie que le fien ne méritât d'être enten.

due.

due. Nous nous approchames du théatre, au devant du quel tous les joueurs d'inftruments s'etoient déjà placés pour jouer dans les entr'actes. Comme chacun, dans un grand filence, attendoit qu'on commençât, les acteurs parurent fur la scene; et l'auteur, le poëme à la main, s'affit dans les couliffes à portée de fouffler. Il avoit eu raison de nous dire que la piece étoit tragique; car dans le premier acte, le Roi de Maroc, par manière de récréation, tua cents efclaves Mores à coups de fléches; dans le fe. cond, il coupa la tête à trente officiers Portugais, qu'un de fes capitaines avoit fait prifonniers de guèrre; et dans le troifieme enfin, ce monarque, faoul de fes femmes, mit lui-même le feu à un palais isolé où elles étoient enfermeés, et le réduifit en cendres avec elles. Les efclaves Mores, de même que les officiers Portugais, étoient des figures d'ofier faites avec beaucoup d'art; et le palais, compofé de carton, parut tout embrafé, par un feu d'artifice. Cet embrafement, accompagné de mille cris plaintifs qui fembloient fortir du milieu des flammes, dénoua la piece, et ferma le théatre d'une façon très divertiffante. Toute la plaine retentit du bruit des applaudiffements que reçut une fi belle tragédie. Ce qui justifia le bon goût du poëte, et fit connoître qu'il favoit bien choifir fes fujets.

Je m'imaginois qu'il n'y avoit plus rien à voir après Les amufements de Mulei Bugentuf, mais je me trompois. Des tymbales et des trompettes nous annoncèrent un nouveau fpectacle. C'étoit la diftribution des prix; car Thomas de la Fuente, pour rendre la fête plus folemnelle, avoit fait compofer tous ces écoliers, tant externes que penfionnaires et il devoit ce jour-la donner à ceux qui avoient le mieux réuffi, des livres achetés de fes propres deniers à Ségovie. On apporta donc tout à coup fur le théatre deux longs bancs d'école, avec une armoire à livres remplie de bouquins proprement reliés. Alors tous les acteurs revinrent fur la fcene, et fe rangèrent tout autour du Seigneur Thomas, qui tenoit aufli bien fa morgue qu'un prefet de college. 11 avoit à la main une feuille de papier ou étoient écrits les noms de ceux qui devoi ent remqorter des prix. 11 la donna au Roi de Maroc, qui commença de la lire à haute voix. Chaque écolier qu'on nommoit, alloit refpectueufement recevoir un livre des mains du pédant: Puis il étoit couronné de laurier, et on le fefoit affeoir fur un des deux bancs pour l'expo.

fer

fer aux regards de l'affiftance admirative. Quelque en. vie toutefois qu'eut le maître d'école de renvoyer les fpectateurs contents, il ne put en venir à bout; parce qu'ayant diftribué prefque tous les prix aux penfionnaires, ainfi que cela fe pratique, les mères de quelques externes prirent feu là-deffus, et accufèrent le pédant de partialité. De forte que cette fête, qui, jufqu'à ce moment, avoit été fi glorieufe pour lui, penfa finir auffi mal que le feftin des Lapithes.

Fin du Second Livre.

LA MAUVAISE MERE. Conte Moral.

ARMI les productions monftrueufes de la Nature, on

PAR

peut compter le cœur d'une Mère qui aime l'un de fes enfants, à l'exclufion de tous les autres. Je ne parle point d'une tendreffe éclairée qui diftingue entre ces jeunes plantes qu'elle cultive, celle qui répond le mieux à fes premiers foins; je parle d'une tendreffe aveugle, fouvent exclufive, quelquefois jaloufe, qui fe choifit use idole et des victimes parmi ces petits innocents qu'on a mis au monde, et pour qui l'on est également obligé d'adoucir le fardeau de la vie. C'èft de cet égarement fi commun et fi honteux pour l'humanité, que je vais don ner un exemple.

Dans l'une de nos Provinces maritimes, un intendant qui s'étoit rendu recommandable par fa lévérité à reprimer les véxations de toute efpêce, ayant pour principe d'appliquer la faveur au foible, et la rigueur au fort: cet homme de bien, appellé M de Carandon, mourut pauvre et prefque infolvable. Il avoit laiffé une fille que perfonne n'époufoit, parce qu'elle avoit beaucoup d'orgueil, peu d'agréments, et point de fortune. Un riche et honnête Négociant la rechercha par confideration pour la mémoire de fon père. Il nous a fait tant de bien, difoit le bon homme Corée! (c'étoit le nom du Négociant) it èft bien julle que quelqu'un de nous le rende à fa fille. Corée fe propofa donc humblement, et Mademoiselle de Carandon, avec beaucoup de répugnance, confentit à lui donner la main, bien entendu qu'elle auroit dans fa maifon une autorité abfolue. Le refpe&t du bon-homme

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