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de Valladolid eurent de la pratique, et nous particulièrement. Il ne fe paffoit point de jour que nous ne viffions chacun huit on dix malades, ce qui fuppofe bien de l'eau bue et du fang répandu. Mais je ne fais comment cela fe fefoit. Ils mouroient tous, foit que nous les traitalions fort mal, foit que leurs maladies fuffent incurables. Nous fefions rarement trois vifites à un même malade. Dès la feconde, ou nous apprenions qu'il venoit d'être enterré, ou nous le trouvions à l'agonie. Comme je n'étois qu'un jeune Médecin, qui n'avoit pas encore eu le tems de s'endurcir au meurtre, je m'affligeois des évenemens funeftes qu'on pouvoit m'imputer. Monfieur, dis-je un foir au Docteur Sangrado, j'atteste ici le Cièl que je fuis exactement votre méthode. Cependant tous mes malades vont en l'autre monde. On diroit qu'ils prennent plaifir à mourir pour décréditer notre médecine. J'en ai rencontré aujourd'hui deux qu'on portoit en terre. Mon enfant, me répondit-il, je pourrois te dire à peu près la même chofe. Je n'ai pas fouvent la fatisfaction de guérir les perfonnes qui tombent entre mes mains; et fi je n'étois pas auffi fûr de mes principes que je le fuis, je croirois mes remedes contraires à prefque toutes les maladies que je traite. Si vous m'en voulez croire, Monfieur, repris-je, nous chan gerons de pratique. Donnons par curiofité des préparations chymiques à nos malades. Le pis qu'il en puiffe arriver, c'est qu'elles produifent le même effet que notre eau chaude et nos faignées. Je ferois volontiers cet effai, repliqua-t-il, fi cela ne tiroit point à conféquence; mais j'ai publié un livre où je vante la fréquente faignée et l'ufage de la boiffon? veux-tu que j'aille décrier mon ouvrage? Oh! vous avez raifon, lui repartis-je, il ne faut point accorder ce triomphe à vos ennemis. diroient que vous vous laiffez defabufer, ils vous perdroient de réputation. Périffent plutôt le Peuple, la Nobleffe et le Clergé. Allons donc toujours notre train. Après tout, nos confrères, malgré l'averfion qu'ils ont pour la faignée, ne favent pas faire de plus grands miracles que nous; et je crois que leurs drogues valent bien nos fpécifiques.

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Nous continuames à travailler fur nouveaux frais, et nous y procedames de manière qu'en moins de fix fe-.

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maines

maines nous fimes autant de veuves et d'orphelins que le fiege de Troye. Il fembloit que la pefte fût dans Valladolid, tant on y fefoit de funerailles. Il venoit tous les jours au logis quelque père nous demander compte d'un fils que nous lui avions enlevé, ou bien quelque oncle qui nous reprochoit la mort de fon neveu. Pour les neveux et les fils dont les oncles et les pères s'étoient mal trouvés de nos remedes, ils ne paroiffoient point cheznous. Les maris étoient auffi fort difcrèts, ils ne nous chicanoient point fur la perte de leurs femmes. Les perfonnes affligées dont il nous falloit effuyer les reproches, avoient quelquefois une douleur brutale. nous appelloient, ignorants, affaffins. Ils ne ménageoient point les termes. J'étois ému de leurs épithetes; mais mon maître, qui étoit fait à cela, les écoutoit de fang froid. Jaurois pu comme lui m'accoutumer aux injures, fi le Ciel, pour ôter fans doute aux malades de Valladolidun de leurs fléaux, n'eut fait naître une occafion de me dégouter de la médecine, que je pratiquois avec fi peu de fuccés.

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Il y avoit dans notre voifinage un jeu de paume, où les fainéans de la ville s'affembloient tous les jours. Ony voyoit un de ces braves de profeffion qui s'érigent en maîtres et décident les différends dans les tripots. Il é toit de Biscaye, et fe fefoit appeller Don Rodrigue de Mondragon. Il paroiffoit avoir trente ans, C'étoit un homme d'une taille ordinaire, mais fec et nerveux. Outre deux petits yeux étincelants qui lui rouloient dans la tête, et qui fembloient menacer tous ceux qu'il regardoit, un nez fort épatté lui tomboit fur une mouftache rouffe, qui s'élevoit en croc jusqu'à la temple. II avoit la parole fi rude et fi brufque, qu'il n'avoit qu'à parler pour infpirer de l'effroi. Ce caffeur de raquettes s'étoit rendu le tiran du jeu de paume. Il jugeoit impérieufement les conteftations qui furvenoient entre les joueurs, et il ne falloit point qu'on appellât de fes juge. ments, à moins que l'appellant ne voulût fe réfoudre à recevoir de lui le lendemain un cartel de défi. Tel que je viens de repréfenter le Seigneur Don Rodrigue, que le Don qu'il mettoit à la tête de fon nom n'empêchoit pas d'être roturier, il fit une tendre impreffion fur la maîtreffe du tripot. C'étoit une femme de quarante

ans,

ans, riche, affez agréable, et veuve depuis quinze mois. J'ignore comment il put lui plaire. Ce ne fut pas fans doute pour fa beauté. Ce fut apparemment par ce je ne fais quoi qu'on ne fauroit dire. Quoiqu'il en foit, elle eut de gout pour lui, et forma le deffein de l'épouser ; mais dans le tems qu'elle fe préparoit à confommer cette affaire, elle tomba malade, et malheureusement pour elle je divins fon Médecin. Quand fa maladie n'auroit pas été une fièvre maligne, mes remedes fuffifoient pour la rendre dangereufe. Au bout de quatre jours je remplis de deuil le tripot. La paumière alla où j'envoyois tous mes malades, et fes parents s'emparèrent de fon bien. Don Rodrigue, au désespoir d'avoir perdu fa maîtreffe, ou plutôt l'éspérance d'un mariage trés avantageux pour lui, ne fe contenta pas de jetter feu et flamme contre moi; il jura qu'il me pafferoit fon épée au travers du corps, et m'extermineroit à la première vue, Un voifin charitable m'avertit de ce ferment, et me conseilla de ne point fortir du logis, de peur de rencontrer ce diable d'homme. Cet avis, quoique je n'euffe pas envie de le négliger, me remplit de trouble et de frayeur. Je m'imaginois fans ceffe que je voyois entrer dans notre maifon le Bifcayen furieux, je ne pouvois gouter un moment de repos. Cela me détacha de la médecine, et je ne fongeai plus qu'à m'affranchir de mon inquiétude. Jerepris mon habit brodé, et après avoir dit adieu à mon maître qui ne put me retenir, je fortis de la ville à la pointe du jour, non fans crainte de trouver Don Rodrigue en mon chemin.

CHAPITRE VI.

Quelle route il prit en fortant de Valladolid, et quel Homme le joignit en chemin.

J

E marchois fort vite, et regardois de tems en tems derriere moi, pour voir fi ce redoutable Bifcayen ne fuivoit point mes pas. J'avois l'imagination fi remplie de cet homme-là, que je prenois pour lui tous les arbres et les buiffons. Je fentois à tout moment mon cœur treffaillir d'effroi. Je me raffurai pourtant après avoir fait une bonne lieue, et je continuai plus doucement mon

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chemin

chemin vers Madrid, où je me propofois d'aller. Je quit. tois fans peine le féjour de Valladolid. Tout mon regret étoit de me féparer de Fabrice, mon chere Pylade, à qui je n'avois pu même faire mes adieux. Je n'étois nullement fâché d'avoir renoncé à la médecine; au contraire, je demandois pardon à Dieu de l'avoir exercée. Je ne laiffai pas de compter avec plaifir l'argent que j'avois dans mes poches, quoique ce fût le falaire de mes affaffinats. Je reffemblois aux femmes qui ceffent d'être libertines, mais qui gardent toujours à bon compte le profit de leur libertinage. J'avois en réaux à peu près la valeur de cinq ducats, c'étoit-là tout mon bien. Je me promettois avec cela de me rendre à Madrid, où je ne doutois point que je ne trouvaffe quelque bonne condition. D'ailleurs, je fouhaitois paffionnément d'être dans cette fuperbe ville, qu'on m'avoit vantée comme l'abrégé de toutes les merveilles du monde.

Tandis que je me tapellois tout ce que j'en avois oui dire, et que je jouiffois par avance des plaifirs qu'on y prend, j'entendis la voix d'un homme qui marchoit fur mes pas, et qui chantoit à plein gofier. Il avoit fur le dos un fac de cuir, une guitarre pendue au cou, et il portoit une af fez longué épée. Il alloit fi bon train, qu'il me joignit en peu de tems. C'étoit un des deux garçons barbiers avec qui j'avois été en prifon pour l'avanture de la bague. Nous nous reconnûmes d'abord, quoique nous eussions changé d'habit, et nous demeurâmes fort etonnés de nous rencontrer inopinément fur un grand chemin. Si je lui temoignai que j'étois ravi de l'avoir pour compagnon de voyage, il me parut de fon côté fentir une extrême joie de me revoir. Je lui contai pourquoi j'abandonnois ValJadolid; et lui, pour me faire la même confidence, m'apprit qu'il avoit eu du bruit avec fon maître, et qu'ils s'é toient dit tous deux réciproquement un éternel adieu. Si j'euffe voulu, ajouta-t-il, demeurer plus longtems à Valladolid, j'y aurois trouvé dix boutiques pour une; car, fans vanite, j'ofe dire qu'il n'èft point de barbier en Espagne qui fache mieux que moi rafer à poil et à contre-poil, et mettre une mouflache en papillote. Mais je n'ai pu réfifter davantage au violent defir que j'ai de retourner dans ma patrie, d'où il y a dix années entieres que je fuis forti. Je veux refpirer un peu l'air du pays, et favoir dans quelle fituation

fituation font mes parents. Je ferai chez eux après de main, puifque l'endroit qu'ils habitent, et qu'on appelle Olmedo, eft un gros village en deça de Ségovie.

Je réfolus d'accompagner le barbier jufques chez lui, et d'aller à Ségovie chercher quelque commodité pour Madrid. Nous commençâmes à nous entretenir de chofes indifférentes, en pourfuivant notre route. Ce jeune homme étoit de bonne humeur, et avoit l'efprit agréable. Au bout d'une heure de converfation, il me demanda fi je me fentois de l'appétit. Je lui repondis qu'il le verroit à la premiere hôtellerie. En attendant que nous y arrivions, me dit-il, nous pouvons faire une pause. J'ai dans mon fac de quoi déjeuner. Quand je voyage, j'ai toujours foin de porter des provifions. Je ne me charge point d'habits, de linge, ni d'autres hardes inutiles; je ne veux rien de fuperflu; je ne mets dans mon fac que des munitions de bouche, avec mes rafoirs et une favonnette. Je louai fa prudence, et confentis de bon cœur à la pause qu'il propofoit. J'avois faim, et je me préparois à faire un bon repas. Après ce qu'il venoit de dire, je m'y attendois. Nous nous détournâmes un peu du grand chemin, pour nous affeoir fur l'herbe. Là, mon garçonbarbier étala ses vivres, qui confiftoient en cinq ou fix oignons, avec quelques morceaux de pain et de fromage; mais ce qu'il produifit comme la meilleure piece du fac, fut une petite outre remplie, difoit-il, d'un vin délicat et friand. Quoique les mêts ne fuffent pas bien favoureux, la faim, qui nous preffoit l'un et l'autre, ne nous permit pas de les trouver mauvais; et nous vuidames auffi l'outre, où il y avoit environ deux pintes d'un vin qu'il fe feroit fort bien paffé de me vanter. Nous nous levames après cela, et nous nous remîmes en marche avec beaucoup de gaieté. Le barbier, à qui Fabrice avoit dit qu'il m'étoit arrivé des avantures très particulieres, me pria de les lui apprendre moi-même. Je crus ne pouvoir rien refufer à un homme qui m'avoit fi bien régalé. Je lui donnai la fatisfaction qu'il demandoit. Enfuite je lui dis que, pour reconnoître ma complaifance, il falloit qu'il me contât auffi l'hiftoire de fa vie. Oh! pour mon hiftoire, s'écria-t-il, elle ne mérite guères d'être entendue, elle ne contient que de fimples faits. Néanmoins, ajoutat-il, puifque nous n'avons rien de meilleur à faire, je vais

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