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celloit en tout. On trouvoit fes bifques exquifes, tant elle favoit bien choifir et mêler les fucs des viandes qu'elle y fefoit entrer; et fes hachis étoient affaifonnés d'une manière qui les rendoit très agréables au goût. Quand le diner fut prêt, nous retournames dans la chambre du Chanoine, où pendant que je dreffois une table auprès de fon fauteuil, la gouvernante paffa fous le menton du vieillard une serviette, et la lui attacha aux épaules. Un moment après je fervis un potage, qu'en auroit pu préfenter au plus fameux Directeur de Madrid, et deux entrées qui auroient eu de quoi piquer la fenfualité d'un Viceroi, fi la Dame Jacinte n'y eut pas épargné les epices, de peur d'irriter la goute du Licentié. A la vue de ces bons plats, mon vieux maître, que je croyois perclus de tous fes membres me montra qu'il n'avoit pas encore entierement perdu l'ufage de fes bras. Il s'en aida pour fe débaraffer de fon oreiller et de fes couffins, et fe difpofa gayement à manger. Quoique la main lui tremblât, elle ne refufa pas le fervice. Il la fefoit aller et venir affez librement, de façon pourtant qu'il répandoit fur la nape et fur fa ferviette, la moitié de ce qu'il por. toit à la bouche. J'ôtai la bifque lorfqu'il n'en voulut plus, et j'apportai une perdris flanquée de deux cailles rôties que la Dame Jacinte lui dépeça. Elle avoit auffi foin de lui faire boire de tems en tems de grands coups de vin un peu trempé, dans une coupe d'argent large et profonde, qu'elle lui tenoit comme à un enfant de quinze mois. Il s'acharna fur les entrées, et ne fit pas moins d'honneur aux petits piés. Quand il fe fut bien 'empifré, la Béate lui détacha fa ferviette, lui remit fon oreiller et fes couffins; puis le laiffant dans fon fautueil goûter tranquillement le repos qu'on prend d'ordinaire après le diner, nous deffervimes, et nous allames manger à no

tre tour.

Voilà de quelle manière dinoit tous les jours notre Chanoine, qui étoit peut-être le plus grand mangeur du chapitre. Mais il foupoit plus légèrement. Il fe contentoit d'un poulet et de quelques compotes de fruits. Je fefois bonne chere dans cette maifon, j'y menois une vie très douce. Je n'y avois qu'un defagrément : c'êt qu'il me faloit veiller mon maître, et paffer la nuit comme une garde-malade; outre une retention d'urine qui l'o:bligeoit

bligeoit à demander dix fois par heure fon pot de chambre, il étoit fujêt à fuer; et quand cela arrivoit, je lui changeois de chemife. Gil Blas, me dit-il dès la feconde nuit, tu as de l'addreffe et de l'activité. Je prévois que je m'accommoderai bien de ton fervice. Je te recommande feulement d'avoir de la complaifance pour la Dame Jacinte. C'èft une fille qui me fert depuis quinze années, avec un zèle tout particulier. Elle a un foin de ma perfonne, que je ne puis affez reconnoitre. Auffi je te l'avoue elle m'èft plus chere que toute ma famille. J'ai chaffé de chez moi, pour l'amour d'elle, mon neveu, le fils de ma propre fœur. Il n'avoit aucune confideration pour cette pauvre fille. et bien loin de rendre juftice à l'attachement fincere qu'elle a pour moi, l'infolent la traitoit de fauffe dévote; car aujourd'hui la vertu ne paroit qu' hypocrifie aux jeunes gens. Graces au Ciel, je me fuis défait de ce maraud-là, Je préfere au droit du fang l'affection qu'on me témoigne, et je ne me laifle prendre que par le bien qu'on me fait. Vous avez raifon, Monfieur, dis je alors au Licentié. La reconnoiffance doit avoir plus de force fur nous que les loix de la Nature. Sans doute, reprit-il et mon testament fera bien voir que je ne me foucie guères de mes parents. Ma gouvernante y aura bonne part et tu n'y feras point oublié, fi tu continues comme tu commences à me fervir. Le valet que j'ai mis hier dehors, a perdu, par fa faute, un bon legs. Si ce miserable ne m'eut pas obligé par fes manières à lui donner fon congé, je l'aurois enrichi; mais c'étoit un orgueilleux qui manquoit de refpect à la Dame Jacinte, un paresfeux qui craignoit la peine. Il n'aimoit point à me veiller, et c'étoit pour lui une chofe bien fatigante, que de paffer les nuits à me foulager. Ah le malheureux, m'écriai-je, comme fi le génie de Fabrice m'eut infpiré ! il ne méritoit pas d'être auprès d'un auffi honnète-homme que vous. Un garçon qui a le bonheur de vous appartenir, doit avoir un zèle infatigable. Il doit fe faire un plaifir de fon devoir, et ne le pas croire occupé, lors même qu'il fue fang et eau pour vous.

Je m'apperçus que ces paroles plurent fort au Licentié. Il ne fut pas moins content de l'affurance que je lui donnai d'être toujours parfaitement foumis aux volontés de

la Dame Jacinte. Voulant donc paffer pour un valet que la fatigue ne pouvoit rebuter, je fefois mon fervice de la meilleure grace qu'il m'étoit poffible. Je ne me plaignois point d'être toutes les nuits fur pié. Je ne laiffois pas pourtant de trouver cela très défagréable; et fans le legs dont je repaiffois mon espérance je me ferois bientôt dégouté de ma condition. Je me repofois, à la vérité, quelques heures pendant le jour. La gouvernante, je lui dois cette juftice, avoit beaucoup d'égards pour moi; ce qu'il falloit attribuer au foin que je prenois de gagner fes bonnes graces par des manières complaifantes et refpectueuses. Etois-je à table avec elle et fa nièce, qu'on appelloit Inéfille? je leur changeois d'affiéttes, je leur verfois à boire, j'avois une attention toute particu lière à les fervir. Je m'infinuai par-là dans leur amitié. Un jour que la Dame Jacinte étoit fortie pour aller à la provifion, me voyant feul avec Inéfille, je commençai à l'entretenir. Je lui demandai fi fon père et fa mère vivoient encore? Oh que non, me repondit-elle. IE y a bien longtems, bien longtems, qu'ils font morts; car ma bonne tante me l'a dit, et je ne les ai jamais vus. Je crus pieufement la petite fille, quoique fa réponse ne fût pas catégorique; et je la mis fi bien en train de parler, qu'elle m'en dit plus que je n'en voulois favoir. Elle m'apprit, ou plutôt je compris par les naïvetés qui lui échappèrent, que fa bonne tante avoit un bon ami, qui demeuroit auffi auprès d'un vieux Chanoine, dont il adminiftroit le temporel; et que ces heureux domestiques comptoient d'affembler les dépouilles de leurs maîtres, par un hymenée dont ils goutoient les douceurs par avance. J'ai déjà dit que la Dame Jacinte, quoiqu'un peu furannée, avoit encore de la fraîcheur. Il èß vrai qu'elle n'épargnoit rien pour fe conferver. Outre qu' elle prenoit tous les matins un cliftère, elle avaloit pendant le jour et en fe couchant d'excellents coulis. De plus, elle dormoit tranquillement la nuit, tandis que je veillois mon maître. Mais ce qui peut-être contribuoit encore plus que toutes ces chofes à lui rendre le teint frais; c'étoit à ce que me dit Inéfille, une fontaine qu' elle avoit à chaque jambe.

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CHAPITRE II.

De quelle manière le Chanoine, étant tombé malade, fut traue; ce qu'il en arriva; et ce qu'il laiffa par teftament à Gil Blas.

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fer.

E fervis pendant trois mois le Licentié Sédillo, fans me plaindre des mauvaises nuits qu'il me fefoit pafAu bout de ce tems la il tomba malade. La fievre le prit et avec le mal qu'elle lui caufait, il fentit irriter fa goute. Pour la première fois de fa vie, qui avoit été longue, il eut recours aux Médecins. Il demanda le Docteur Sangrado, que tout Valladolid regardoit comme un Hippocrate. La Dame Jacinte auroit mieux aimé que le Chanoine eût commencé par faire fon teftament, elle lui en toucha même quelques mots; mais outre qu'il ne fe croyoit pas encore proche de fa fin, il avoit de Popiniâtreté en certaines chofes. J'allai donc chercher le Docteur Sa. ado, je l'amenai au logis. C'étoit un grand homme fèc et pâle, et qui depuis quarante ans pour le moins occupoit le cizeau des Parques. Ce favant Médecin avoit l'exterieur grave. Il pefoit fes difcours, et donnoit de la nobleffe à fes expreffions. Ses raifonnements paroiffoient géométriques, et fes opinions fort fiugulières.

Après avoir obfervé mon maître. il lui dit d'un air doctoral: Il s'agit ici de fupléer au défaut de la tranfpiration arrêtée. D'autres, à ma place, ordonneroient fans-doute des remedes falins, urineux, volatils, et qui pour le plûpart participent du fouffre et du mercure. Mais les purgatifs et les fudorifiques font des drogues perni, cieufes. Toutes les préparations chymiques ne femblent faites que pour nuire. J'emploie des moyens plus fimples et plus furs. A quelle nourriture, continua-t-il, êtes vous accoutumé? Je mange ordinairement, répondit leChanoine,, des bifques et des viandes fucculentes. Des bifques et des viandes fucculentes, s'écria le Docteur avec furorile! Ah vraiment je ne m'étonne point fi vous êtés malade! Lesmêts délicieux font des plaifirs.empoifonnés, ce font des pièges que la volupté tend aux hommes pour les faire. périr plus furement. Il faut que vous renonciez aux

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aliments

aliments de bon gout. Les plus fades font les meilleurs pour la fanté. Comme le fang èft infipide, il veut des mêts qui tiennent de fa nature. Et buvez-vous du vin, ajouta-t-il? Oui, dit le Licentié, du vin trempé. Oh trempé, tant qu'il vous plaîra, reprit le Médecin !``Quel déréglement! Voilà un régime épouvantable! Il y a longtems que vous devriez être mort. Quel âge avez-vous? J'entre dans ma foixante et neuvieme année, répondit le Chanoine. Juftement, reliqua le Médecin, une vieilleffe anticipée èft toujours le fruit de l'intempérance. Si vous n'euffiez bu que de l'eau claire toute votre vie, et que vous vous fuffiez contenté d'une nourriture fimple, des pommes cuites par exemple, vous ne feriez pas préfentement tourmenté de la goutte, et tous vos membres feroient encore facilement leurs fonctions. Je ne déf efpére pas toutefois de vous remettre fur pié, pourvu que vous-vous abandonniez à mes ordonnances. Le Licentié promit de lui obéir en toutes choses.

Alors Sangrado m'envoya chercher un hirurgien qu'il me nomma; et fit tirer à mon maitre fix bonnes palettes de fang, pour commencer à fupléer au défaut de la tranfpiration. Puis il dit au chirurgien: Maître Martin Onnez, revenez dans trois heures en faire autant, et demain vous recommencerez. C'èft une erreur de penfer que le fang foit néceffaire à la confervation de la vie. On ne peut trop faigner un malade. Comme il n'èlt obligé à aucun mouvement ou exercice confidérable, et qu'il n'a rien à faire que de ne point mourir, il ne lui faut pas plus de fang pour vivre qu'à un homme endormi. La vie dans tous les deux ne confifte que dans le pouls et dans la refpiration. Lorfque le Docteur eut ordonné de fréquentes et copieufes faignés, il dit qu'il falloit auffi donner au Chanoine de l'eau chaude à tout moment; afsurant que l'eau bue en abondance pouvoit paffer pour le véritable spécifique contre toutes fortes de maladies. I fortit enfuite, en difant d'un air de confiance à la Dame Jacinte et à moi, qu'il répondoit de la vie du malade, fi on le traitoit de la manière qu'il venoit de preferire. La gouvernante, qui jugeoit peut être autrement que lui de fa méthode, protefta qu'on la fuivroit avec exactitude. En effet, nous mimes promtement de l'eau à chauffer; et comme le Médecin nous avoit recommandé fur toutes

chofes

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