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mandois de vous aller trouver de ma part, et de vous dire que je vous priois inftamment de me venir chercher au fortir de votre prifon. Je ne doutois pas qu'on ne vous élargit bientôt. Les chofes que j'avois dites au Corregidor à votre decharge, fuffifoient pour cela. Auffi m'a-t-on fait réponse que vous aviez recouvré la liberté, mais qu'on ne favoit ce que vous étiez devenu. Je craignois de ne vous plus revoir, et d'être privée du plaifir de vous témoigner ma reconnoiffance. Confolez

vous, ajouta-t-elle, en remarquant la honte que j'avois de me préfenter à fes yeux fous un miferable habillement. Que l'état où je vous vois, ne vous faffe point de peine. Après le fervice important que vons m'avez rendu je ferois la plus ingrate de toutes les femmes, fi je pe fefois rien pour vous. Je prétens vous tirer de la mauvaise fituation où vous êtes. Je le dois, et je le puis. J'ai des biens affez confidérables pour pouvoir m'aquiter envers vous fans m'incommoder.

Vous favez, continua t elle, mes avantures jufqu'au jour où nous fumes emprifonnés tous deux; je vais vous conter ce qui m'èft arrivé depuis. Lorfque le Corrégidor d'Aftorga m'eut fait conduire à Burgos, après avoir entendu de ma bouche un fidele récit de mon hiftoire, je me rendis au château d'Ambrofio. Mon retour y caufa une extrême furprise, mais on me dit que je revenois trop tard; que le Marquis, frappé de ma fuite comme d'un coup de foudre, étoit tombé malade, et que les Médecins defefpéroient de fa vie. Ce fut pour moi un nou. veau fujet de me plaindre de la rigueur de ma destinée. Cependant je le fis avertir que je venois d'arriver, puis j'entrai dans fa chambre et courus me jetter à genoux au chevet de fan lit, le vifage couvert de larmes, et le cœur preffé de la plus vive douleur. Qui vous ramene ici, me dit-il, dès qu'il m'appercut? venez vous contempler votre ouvrage? ne vous fuffit-il pas de m'ôter la vie ; faut-il, pour vous contenter, que vos yeux foient témoins de ma mort? Seigneur, lui répondis je, Inès a dû vous dire que je fuyois avec mon premier époux ; et fans le trifte accident qui me l'a fait perdre, vous ne m'auriez jamais revue. En même tems je lui apris que Don Alvar avoit été tué par des vôleurs, qu'enfuite on m'avoit menée dans un fouterrain. Je racontai tout le

refte.

refte; et lorfque j'eus achevé de parler, Don Ambrofio me tendit la main. C'èft affez, me dit-il tendrement, je ceffe de me plaindre de vous. Hé! dois je en effet vous faire des reproches? Vous retrouvez un époux chéri, vous m'abandonnez pour le fuivre; puis-je blamer cette conduite; Non, Madame, j'aurois tort d'en murmurer, aufli je n'ai point voulu qu'on vous pourfuivit. je refpectois dans votre raviffeur fes droits facrés, et le penchant même que vous aviez pour lui. Enfin je vous rends justice, et par votre retour ici vous regagnez toute ma tendreffe. Qui, ma chere Mencia, votre prefence me comble de joie. Mais hélas! je n'en jouirai pas longtems. Je fens approcher ma dernière heure. A peine m'êtes-vous rendue, qu'il faut vous dire un éternel adieu. Mes pleurs redoublèrent à ces paroles touchantes. Je reffentis et fis éclater une affliction immodérée. Je doute que la mort de Don Alvar que j'adorois, m'ait fait verfer plus de larmes. Don Ambrofio n'avoit pas un faux preflentiment de fa mort. Il mourut dès le lendemain, et je. demeurai maitreffe du bien confidérable dont il m'avoit avantagée en m'epoufant. Je n'en prétends pas faire un mauvais ufage. On ne me vérra point, quoique je fois jeune encore, paffer dans les bras d'un troifième époux. Outre que cela ne convient; ce me femble, qu'à des femmes fans pudeur et faus délicateffe, je vous dirai que je n'ai plus de goût pour le monde. Je veux finir mes jours dans ce convent, et en devenir une bienfaitrice.

Tel fut le difcours que me tiat Donna Mencia, puis elle tira de deffous fa robe une bourfe, qu'elle me mit entre les mains, en me difant; Voila cents ducats que je vous donne, feulement pour vous faire habiller revenez me voir après cela, je n'ai pas deffein de borner ma reconnoiffance à fi peu de chofe. Je rendis mille graces à la Dame, et lui jurai que je ne fortirois point de Burgos fans prendre congé d'elle. Enfuite de ce ferment, que je n'avois pas envie de violer, j'allai chercher une hôtellerie. J'entrai dans la première que je rencontrai. Je demandai une chambre, et pour prévenir la mauvaile opinion que ma fouquenille pouvoit encore donner de moi, je dis à l'hôte que tel qu'il me voyoit j'étois en état de bien payer mon gîte. A ces mots, l'hôte, apellé Majuélo, et grand railleur de fon naturel, me parcou

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rant

rant des yeux depuis le haut jufqu'en bas, me répondit d'un air froid et malin, qu'il n'avoit pas besoin de cette affurance pour être perfuadé que je ferois beaucoup de dépenfe chez lui: qu'au travers de mon habillement, il démêloit en moi quelque chofe de noble; et qu'enfin il ne doutoit pas que je ne fuffe un gentilhomme fort aifé. Je vis bien que le traitre me railloit; et pour mettre fin tout-à-coup à fes plaifanteries, je lui montrai ma bourse. Je comptai même devant lui mes ducats fur une table, et je m'aperçus que mes efpêces le disposoient à juger de moi plus favorablement. Je le priai de me faire venir un tailleur. Il vaut mieux, me dit-il, envoyer chercher un fripier. Il vous apportera toute forte d'habits, et vous ferez habillé fur le champ. J'approuvai ce confeil, et ré folus de le fuivre; mais comme le jour étoit prêt à fe fermer, je remis l'emplètte au lendemain, et je ne fongeai qu'à bien fouper, pour me dédommager des mau vais repas que j'avois faits depuis ma fortie du fouterrain.

CHAPITRE XV.

De quelle façon s'habilla Gil Blas. Du nouveau préfent qu'il reçut de la Dame. Et dans quel équipage il partit de Burgos.

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N me fervit une copieuse fricaffée de piés de mouton, que je mangeai prefque tout entière. Je bus à proportion; puis je me couchai. J'avois un affez bon lit, et j'efpérois qu'un profond fommeil ne tarderoit guères à s'emparer de mes fens. Je ne pus toutefois fermer l'œil Je ne fis que réver à l'habit que je devois prendre. Que faut-il que je faffe, difois-je? Suivrai-je mon premier def fein? Acheterai-je une foutanelle, pour aller à Sala manque chercher une place de précepteur! Pourquoi m'habiller un Licentié? Ai-je envie de me confacrer à l'Etat Eccléfiaftique? Y fuis-je entrainé par mon pen. chant? Non. Je me fens même des inclinations très oppofées à ce parti-la. Je veux porter l'épée, et tacher de faire fortune dans le mande.

Je me réfolus à prendre un habit de Cavalier. J'atten dis le jour avec la dernière impatience, et fes premiess rayons ne frappèrent pas plutôt mes yeux, que je me le

vai. Je fis tant de bruit dans l'hôtellerie, que je réveil lai tous ceux qui dormoient. J'appellai les valets, qui étoient encore au lit, et qui ne répondirent à ma voix qu'en me chargeant de malédictions. Ils furent pour. tant obligés de fe lever, et je ne leur donnai point de repos qu'ils ne m'euffent fait venir un fripier. J'en vis bientôt paroitre un qu'on m'amena. Il étoit fuivi de deux garçons, qui portoient chacun un gros paquet de toile verte. Il me falua fort civilement, et me dit: Seigneur Cavalier, vous êtes bienheureux qu'on fe foit addreffé à moi plutôt qu'à un autre. Je ne veux point décrier ici mes confréres. A Dieu ne plaise que je faffe le moindre tort à leur réputation! Mais, entre nous, il n'y en a pas un qui ait de la confcience, ils font tous plus durs que des Juifs. Je fuis le feul fripier qui ait de la morale. Je me borne à un profit raifon able. Je me contente de la livre pour fol, je veux dire du fol pour livre. Gracés au Ciel, j'exerce rondement ma profeffion.

Le fripier, après ce préambule, que je pris fortement au pié de la lettre, dit à fes garçons de défaire leurs paquets. On me montra des habits de toute forte de couleurs. On m'en fit voir plufieurs de drap tout uni. Je les rejettai avec mépris, parce que je les trouvai trop modeftes: mais ils m'en firent effayer un qui fembloit avoir été fait exprès pour ma taille, et qui m'éblouit, quoiqu'il fût un peu paffé. C'étoit un pourpoint à manches tailladées, avec un haut-de chauffes et un manteau, le tout de velours bleu et brodé d'or. Je m'attachai à celui-là, et je le marchandai. Le fripier, qui s'apperçute qu'il me plaîfoit, me dit que j'avois le gout délicat. Vive Dieu! s'ecria-t-il, on voit bien que Vous vous y connoiffez. Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands Seigneurs du Royaume, qui ne l'a pas porté trois fois. Examinez-en le velours, il n'y en a point de plus beau; et pour la broderie, avouez que rien n'eft mieux travaillé. Combien, lui disje, voulez-vous le vendre? Soixante ducats réponditil; je les ai refufés, ou je ne fuis pas bonnête homme. L'alternative étoit convaincante. J'en offris quarantecinq, il en valoit peut-être la moitié. Seigneur Gentilhomme, reprit froidement le fripier, je ne furfais point,

je

je n'ai qu'un mot. Tenez, continua-t il en me préfen tant les habits que j'avois rebutés, prenez ceux-ci, je vous en ferai meilleur marché. Il ne fefoit qu'irriter par-là l'envie que j'avois d'acheter celui que je marchandois; et comme je m'imaginai qu'il n'en voudroit rien rabattre, je lui comptai foixante ducats. Quand il vit que je les donnois fi facilement, je crois que malgré fa morale il fut bien faché de n'en avoir pas demandé da vantage. Affez fatisfait pourtant d'avoir gagné la livre pour fol, il fortit avec fes garçon que je n'avois pas oubliés.

J'avois donc un manteau, un pourpoint, et un hautde chauffes fort propres. Il falut fonger au reste de l'habillement, ce qui m'occupa toute la matinée. J'achetai du linge, un chapeau, des bas de foie, des fouliers et une épée, après quoi je m'habillai. Quel plaifir j'avois de me voir fi bien equipé ! Mes yeux ne pouvoient, pour ainfi dire, fe raffalier de mon ajustement. Jamais pâon n'a regardé fon plumage avec plus de complaifance. Dés ce jour-là je fis une feconde vifite à Donna Mencia, qui me reçut encore d'un air très gracieux. Elle me remercia de nouveau du fervice que je lui avois rendu. Là deffus, grands complimens de part et d'autre. Puis me fouhaitant toute forte de profpérités, elle me dit adieu et fe retira, fans me donner autre chofe qu'une bague de trente piftoles, qu'elle me pria de garder pour me fouvenir d'elle..

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Je demeurai bien fot avec ma bague, j'avois compté fur un préfent plus confidérable. Ainfi, peu content de la genérofité de la dame, je regagnai mon hôtellerie en rêvant; mais comme j'y entrois, il y arriva un homme qui marchoit fur mes pas, et qui fe débaraflant tout-àcoup de fon manteau qu'il avoit far le nez, laiffa voir un gros fac qu'il portoit fous l'aiffelle. A l'apparition du fac qui avoit tout l'air d'étre plein d'espèces, j'ouvris de grands yeux, auffi bien que quelques perfonnes qui étoi ent préfentes, et je crus entendre la voix d'un Séraphin, lorfque cet homme me dit, en pofant le fac fur une table: Seigneur Gil Blas, voilà ce que Madame la Marquife vous envoie. Je fis de profondes révérences au porteur, je l'accablai de civilités, et dès qu'il fut hors de l'hôtellerie, je me jettai fur le fac comme un faucon fur

fa

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