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grand cri. Par bonheur j'étois alors feule avec Inès, celle de toutes mes femmes qui avoit le plus de part à ma confiance. Je lui dis le foupçon qui agitoit mes efprits. Elle ne fit qu'en rire, et s'imagina qu'une lé gère reffemblance avoit trompé mes yeux. Raffurez

vous, Madame, me dit-elle, et ne penfez pas que vous ayez vu votre premier époux. Quelle apparence y a-t-il qu'il foit ici fous une forme de payfan? Est-il même croyable qu'il vive encore? Je vais, ajouta telle, defcendre au jardin, et parler à ce villageois. Je faurai quel homme c'èft, et je reviendrai vous en inftruire dans un moment. Inès alla donc au jardin, et peu de tems après je la vis rentrer fort émue dans mon appartement : Madame, dit elle, votre foupçon n'èff que trop bien éclairci. Cèft Don Alvar lui-même que vous venez de voir. Il s'èft découvert d'abord, et il vous demande un entretien fécrèt.

Comme je pouvois à l'heure même recevoir Don Alvar, parce que le Marquis étoit à Burgos, je chargear ma fuivante de me l'amener dans mon cabinet par un efcalier dérobé. Vous jugez bien que j'étois dans une terrible agitation. Je ne pus foutenir la vue d'un homme qui étoit en droit de m'accabler de reproches. Je m'évanouis dès qu'il fe préfenta devant moi. Ils me fecoururent promptement Inès et lui, et quand ils m'eurent fait revenir de mon évanouiffement, Den Alvar me dit : Madame, remettez-vous de grace. Que ma présence ne foit pas un fupplice pour vous Je n'ai pas defféin de vous faire la moindre peine. Je ne viens point en époux furieux vous demander compte de la foi jurée, et vous faire un crime du fecond engagement que vous avez contracté. Je n'ignore pas que c'èft l'ouvrage de votre famille. Toutes les perfécutions que vous avez foutfertes à ce fujêt, me font connues. D'ailleurs, on a répandu dans Valladolid le bruit de ma mort; et vous l'avez cru avec d'autant plus de fondement, qu'aucune lettre de ma part ne vous affuroit du contraire. Enfin, je fais de quelle maniere vous avez vécu depuis notre cruelle feparation, et que la néceffité plutôt que l'amour vous a jettée dans les bras.h, Seigneur! interrompis-je en pleurant ; et pourquoi voulez-vous excufer votre époufe; elle èft coupable, puifque vous vivez. Que ne fuis je

encore

*

encore dans la miférable fituation où j'étois avant que dépoufer Don Ambrofio? Funefte. hymenée ? Hélas! j'aurois du moins dans ma mifere la confolation de vous revoir fans rougir.

un

Ma chère Mencia, reprit Don Alvar, d'un air qui marquoit jufqu'à quel point il étoit pénétré dé mes lar mes, je ne me plains pas de vous; et bien loin de vous reprocher l'etat brillant où je vous retrouve, je jure, que j'en rends graces au Ciel. Dépuis le trifte jour de mon départ de Valladolid, j'ai toujours eu la fortune contraire, ma vie n'a été qu'un enchainement d'infortunes, et pour comble de malheurs, je n'ai pu vous donner de mes nouvelles. Trop fûr de votre amour, je me repréfentois fans-ceffe la fituation, où ma fatale tendreffe vous avoit réduite. Je me peignois Donna Mencia dans les pleurs. Vous fefiez le plus grand de mes maux. Quelquefois, je l'avouerai, je me fuis reproché, comme crime, le bonheur de vous avoir plu. J'ai fouhaité que vous euffiez penché vers quelqu'un de mes rivaux, puifque la préférence que vous m'aviez donnée fur eux, vous coutoit fi cher. Cependant après fept années de fouffrances, plus épris de vous que jamais, j'ai voulu vous revoir. Je n'ai pu réfister à cette envie, et la fin d'un long efclavage m'ayant permis de la fatisfaire, j'ai été fous ce déguisement à Valladolid, au hazard d'être découvert. Là j'ai tout apris, je fuis venu enfuite à ce château, et j'ai trouvé moyen de m'introduire chez le jardinier, qui m'a retenu pour travailler dans les jardins. Voilà de quelle maniere je me fuis conduit pour parvenir à vous parler fécrèttement. Mais ne vous imaginez pas que j'aye deffein de troubler, par mon féjour ici, la felicité dont vous jouiffez. Je vous aime plus que moi. même. Je respecte votre répos; et je vais, après cet entretien, achever loin de vous de triftes jours que je vous facrifie.

Non, Don Alvar, non! m'écriai-je à ces paroles : Je ne fouffrirai pas que vous me quittiez une feconde fois, je veux partir avec vous, il n'y a que la mort qui puiffe déformais nous féparer. Croyez moi, reprit-il, vivez avec Don Ambrofio, ne vous affociez point à mes malbeurs, laiffez m'en foutenir tout le poids. Il me dit encore d'autres chofes femblables: mais plus il paroifloit

vouloir

vouloir s'immoler à mon bonheur, moins je me fentois difpofée à y confentir. Lorfqu'il me vit ferme dans la réfolution de le fuivre, il changea tout-à coup de ton, et prenant un air plus content: Madame, me dit-il, puifque vous aimez encore affez Don Alvar pour préferer sa mifere à la profperité où vous êtes, allons donc demeurer à Bétancos, dans le fond du royaume de Galice. J'ai là une retraite affurée. Si mes difgraces m'ont ôté tous mes biens, elles ne m'ont point fait perdre tous mes amis. Il m'en reste encore de fideles, qui m'ont mis en état de vous enlever. J'ai fait faire un carroffe à Zamora par leur fecours. J'ai acheté des mules et des chevaux, et fuis accompagné de trois Galiciens des plus réfolus. Ils font armés de carabines et de piflolets, et ils atten dent mes ordres dans le village de Rodillas. Profitons, ajouta-t-il, de l'abfence de Don Ambrofio. Je vais faire venir le caroffe jufqu'à la porte de ce château, et nous partirons dans le moment. J'y confentis. Don Alvar vola vers Rodillas, et revint en peu de tems avec fes trois Cavaliers m'enlever au millieu de mes femmes, qui ne fachant que penfer de cet enlevement, fe fauvèr ent fort effrayés. Inès feule étoit au fait; mais elle refufa de lier fon fort au mien, parce qu'elle aimoit une valet de chambre de Don Ambrofio.

Je montai donc en caroffe avec Don Alvar, n'empor tant que mes hardes et quelques pierreries que j'avois avant mon fecond mariage; car je ne voulus rien prendre de tout ce que le Marquis m'àvoit donné en m'époufant. Nous primes la route du royaume de Galice, fans favoir. fi nous ferions affez heureux pour y arriver. Nous avions fujet de craindre que Don Ambrofio, à fon retour, ne fe mit fur nos traces avec un grand nombre de perfonnes,. et ne nous joignit. Cependant nous marchames pendant deux jours, fans voir paroître à nos trouffes aucun Cavalier. Nous efpérions que la troifieme journée fe pafferoit de même, et déjà nous nous entretenions fort tranquillement. Don Alvar me contoit la trifte avan ture qui avoit donné lieu au bruit de fa mort et com. ment, après cinq années d'efclavage, il avoit recouvré la liberté, quand nous rencontrames hier fur le chemin de Léon les vôleurs avec qui vous étiez. C'èít lui qu'ils

ont

ent tué avec tous fes gens, et c'èft lui qui fait couler les pleurs que vous me voyez répandre en ce moment.

CHAPITRE XH:

De quelle manière defagréable Gil Blas et la Dame furent interrompus.

ONNA Mencia fondit en larmes après avoir achevé

ce récit. Je la laiffai donner un libre cours à fes foupirs. Je pleurai même aufi: tant il est naturel de s'intereffer pour les malheureux, et particulièrement pour une belle perfonne affligée. J'allois lui demander quel parti elle vouloit prendre dans la conjoncture où elle fe trouvoit et peut-être alloit-elle me confulter là-deffus, fi notre converfation n'eut pas été interrompue: car nous entendimes dans l'hôtellerie un grand bruit, qui attira notre attention malgré nous. Ce bruit étoit caufé par l'arrivée du Corrégidor, fuivi de deux Alguazils et de plufieurs Archers. Ils vinrent dans la chambre où nous étions. Un jeune Cavalier qui les accompagnoit, s'approcha de moi le premier, et fe mit à regarder mon habit de près. Il n'eut pas befoin de l'examiner longtems. Par Saint Jaques, s'écria-t-il, voilà mon pour point, c'èft lui-même, il n'eft pas plus difficile à recon-” noitre que mon cheval. Vous pouvez arrêter ce galant, fur ma parole. C'èit un de ces vôleurs qui ont une retraite inconnue en ce pays-ci.

A ce difcours, qui m'apprenoit que ce Cavalier étoit le gentilhomme vôlé dont j'avois par malheur toute la dépouille, je demeurai furpris, confus, déconcerté. Le Córrégidor, que fa charge obligeoit plutôt à tirer une mauvaife confequence de mon embarras, qu'à l'expliquer favorablement, jugea que l'accufation n'étoit point malfondée et prélumant que la Dame pouvoit être complice, il nous fit emprifonner tous deux féparément. Ce Juge n'étoit pas de ceux qui ont le regard terrible, il avoit l'air doux et riant Dieu fait s'il en valoit mieux

pour cela.

Sitôt que je fus en prifon, il vint avec fes deux furêts, c'èft-à dire fes. Alguazils. Ils n'oublièrent pas leur bonne coutume, ils commencèrent par me fouiller. Quelle aubaine pour ces Meffieurs! jamais peutêtre ils n'avoient fait un fi beau coup. A chaque poig

née

née de piftoles qu'ils tiroient, je voyois leurs yeux étinceler de joie. Le Corrégidor fur-tout paroiffoit hors de lui-même. Mon enfant, me difoit-il d'un ton de voix plein de douceur, nous fefons notre charge, mais ne crains rien. Si tu n'ès pas coupable, on ne te fera point de mal. Cependant ils vuidèrent tout doucement mes paches, et prirent ce que les vôleurs mêmes avoient refpecté, je veux dire les quarante ducats de mon Oncle. Ils n'en demeurèrent pas là. Leurs mains avides et infatigables me parcoururent depuis la tête jufqu'aux piés. Ils me tournèrent de tous côtés, et me depouillèrent pour voir fi je n'avois point d'argent entre la peau et la chemise. Après qu'ils eurent fi bien fait leur charge, le Corrégidor m'interrogea. Je lui contai ingénument tout ce qui m'étoit arrivé. Il fit écrire ma depofition, puis il fortit avec fes gens et mes espèces, et me laiffa tout nud fur la paille.

O vie humaine! m'écriai-je quand je me vis feul et dans cet état que tu ès remplie d'avantures bizarres, et de contretems! Depuis que je fuis forti d'Oviédo, je n'éprouve que des difgraces. A peine fuis-je hors d'un péril, que je retombe dans un autre. En arrivant dans

cette ville, j'étois bien éloigné de penser que j'y ferois bientôt connoiffance avec le Corrégidor. En fefant ces réflexions inutiles, je remis le maudit pourpoint, et le refte de l'habillement qui m'avoit porté malheur; puis m'exhortant moi-même à prendre courage, Allons, disje, Gil Blas, aye de la fermeté. Te fied-il bien de te defefpérer dans une prifon ordinaire, après avoir fait un fi pénible effai de patience dans le fouterrain? Mais, hélas! ajoutai-je triftement, je m'abufe. Comment pourrai-je fortir d'ici? on vient de m'en ôter les moy-ens. En effet, j'avois raifon de parler ainfi un prifonnier fans argent èft un oiseau à qui l'on a coupé les ailes.

Au lieu de la perdrix et du lapreau que j'avois fait mettre à la broche, on m'apporta un petit pain bis avec une cruche d'eau, et on me laiffa ronger mon frein dans mon cachot. J'y demeurai quinze jours entiers fans voir perfonne que le Concierge, qui avoit foin de venir. tous les matins renouveller ma provifion. Dès que je le voyois, j'affectois de lui parler, je tâchois de lier con

verfation

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