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LETTRES

SUR L'ISLANDE.

I.

BEYKIAVIK.'

A MONSIEUR VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PErpétuel de l'ACADÉMIE FRANÇAISE.

Une traversée de neuf jours nous a conduits à Reykiavik. Le 21 mai nous regardions fuir derrière nous les côtes de France; le 30 au matin le pilote du pays, couvert d'un manteau de peau de phoque, nous guidait vers la capitale de l'Islande, une capitale de 700 habitans, une ligne de maisons danoises au bord de la mer, et les cabanes islandaises sur les côtés. A voir de loin ces maisons en bois, abritées entre deux collines, posées l'une à la suite de l'autre le long de la rade, on dirait autant de bateaux pêcheurs ancrés sur la grève et attendant le retour de la marée pour se remettre à flot. Grace pourtant à ces habitations danoises, l'impression que l'on éprouve en entrant à Reykiavik est moins triste

(1) Nous avons annoncé, dans notre numéro du 15 mai, le départ du bâtiment de l'état la Recherche, envoyé pour retrouver les traces de M. J. de Blosseville. M. Marmier avait été chargé, par l'Académie Française, de la partie littéraire de l'expedition; notre jeune collaborateur s'est empressé de transmettre le résultat de ses premières observations au secrétaire' perpétuel de l'Académie, et c'est à l'obligeance bien connue de M. Villemain que nous devons communication de cette lettre.

(N. du D.)

qu'on pourrait se l'imaginer d'après les relations de plusieurs voyageurs. On passe encore par certains degrés de civilisation avant d'en venir à l'aspect réel du pays. Les ornemens de luxe dont les marchands danois aiment à s'entourer, cachent comme un rideau la nudité des demeures islandaises, et les maisons bâties en bois nous préparent graduellement à voir la cabane sauvage qui s'élève à quelques pieds de terre, avec ses murailles de tourbe et son toit de gazon. Mais ce dont nulle civilisation étrangère ne peut faire grace au voyageur qui arrive ici pour la première fois, c'est l'odeur nauséabonde qui le saisit au moment où il pose le pied sur le sol de l'Islande. Cette odeur le poursuit partout et s'attache à tous les objets dont il se sert; c'est le résultat de cette quantité de poisson que les Islandais font sécher en plein air, le résultat de la malpropreté au milieu de laquelle vivent ces malheureux, et des matières souvent corrompues dont ils se nourrissent.

L'histoire de Reykiavik ne remonte pas très haut. Il y a soixante ans, ce n'était guère qu'un village de pêcheurs. Mais sa situation est bonne; sa rade, protégée par plusieurs petites iles, passe pour l'une des rades les plus commodes et les plus sûres qui existent, et non loin de là se trouvent des bancs de pêche justement renommés. Peu à peu les négocians danois y établirent leurs factoreries, et la ville acquit chaque année plus d'importance. Aujourd'hui c'est la résidence du gouverneur, de l'évêque, du médecin général du pays, du président du tribunal. On y trouve une bonne école et une bibliothèque de huit mille volumes. A une lieue de là est l'école universitaire de Bessestad; à peu près à la même distance, l'ancienne imprimerie de Hoolum, transportée à Vidoë. Je ne fais qu'indiquer ceci en passant, j'y reviendrai une autre fois spécialement.

Notre première visite en arrivant ici était due au gouverneur, M. de Krieger, et nous ne saurions trop nous louer de l'accueil qu'il nous fit. Il a voyagé en France et en Italie, il parle français facilement, et il s'est fait notre guide et notre interprète avec une grace charmante.

Le lendemain nous allâmes voir avec lui l'évêque, qui habite une jolie maison au bord de la mer. Autrefois il y avait deux évêchés en Islande, l'un à Hoolum, l'autre à Skalholt. Tous deux ont été réunis à Reykiavik en 1797. M. Steingrimr Jonsson, qui occupe aujourd'hui le siége épiscopal, est un homme agé, fort instruit, autrefois professeur de théologie à l'université de Bessestad, et qui a conservé dans ses nouvelles fonctions les goûts studieux qui l'animaient dans sa carrière de professeur. J'ai trouvé chez lui une belle bibliothèque d'ouvrages étrangers, une riche collection de sagas islandaises, d'éditions rares et de pièces manuscrites ayant rapport à l'histoire du pays.

M. Steingrímr nous reçut avec toute la cordialité des hommes du Nord. Tandis qu'il nous faisait les honneurs de son salon, tandis qu'il nous montrait avec empressement ses livres et ses manuscrits, parlant tour à tour latin avec l'un de nous, danois avec un autre, anglais avec un troisième, sa femme préparait elle-même le café, le vin de Porto, et la bière choisie qu'une maîtresse de maison islandaise tient toujours en réserve pour les étrangers. Cette visite avait d'ailleurs un intérêt particulier pour l'évêque et pour nous. M. Gaimard lui avait envoyé la veille divers présens au nom du roi et du ministre de la marine, et nous assistions à l'installation de ces objets dans le salon épiscopal. Je ne saurais vous dire avec quelle satisfaction naïve le digne vieillard contemplait la selle en velours qui lui était destinée, et les tasses en porcelaine de Sèvres rangées sur son armoire. Ce fut bien autre chose quand un de nos compagnons de voyage tira le cordon d'une pendule que nous avions aussi apportée, et que l'instrument caché dans la boîte commença à jouer l'ouverture de Zampa, et l'une de nos walses les plus populaires. Alors il courut avec une joie d'enfant appeler sa femme; avec sa femme vint la fille d'un de ses amis, et les servantes, qui n'osaient entrer, s'avancèrent jusqu'auprès de la porte; derrière elles, le garçon de ferme se dressait sur la pointe des pieds pour apercevoir le magique instrument. Tout cela formait un tableau d'intérieur plein de grace, dont Wilkie eut voulu peindre les détails, et Greuze les bonnes et candides physionomies. Nous passåmes ainsi deux heures à visiter les trésors littéraires de l'évêque, à parler avec lui de l'Islande qu'il connait bien, de son histoire qu'il connaît encore mieux, et nous sortimes enchantés de son hospitalité.

Cette hospitalité, nous l'avons, du reste, retrouvée partout, avec moins de luxe extérieur, mais avec la même générosité. Partout où nous nous sommes présentés, dans la maison de l'ouvrier comme dans celle du riche bourgeois, nous avons vu l'Islandais empressé de nous tendre la main, de nous faire entrer dans sa demeure, et sa femme courant en toute håte chercher ce qu'elle avait de meilleur à nous offrir. Ces jours derniers nous visitions à quelques lieues d'ici la maison d'un paysan. A côté de la chambre qu'il occupait, on nous en montra une autre avec quatre lits réservés pour les voyageurs qui viennent souvent, pendant l'hiver, lui demander asile, et près de la cuisine, une forge où il a lui-même ferré maintes fois gratuitement le cheval du passant. Après nous avoir fait servir du lait et du café, il monta à cheval et nous guida à travers les landes rocailleuses où nous voulions aller, passant le premier les rivières enflées, et prenant nos chevaux par la bride pour les soutenir au milieu de l'eau. Quand il nous quitta après quatre heures de marche, nous nous gardames

bien de lui offrir de l'argent, car pendant que nous étions chez lui, lui ayant témoigné le désir d'acheter une Bible islandaise de Hoolum et une édition ancienne du Landnamabok que je trouvai dans sa bibliothèque, il avait voulu me les donner, mais non en recevoir le prix. A Reykiavick, nous avons joui du même accueil. Les Islandais aiment les étrangers. Ils sont flattés qu'on vienne les voir de si loin; puis, ils avaient gardé un bon souvenir de M. Gaimard et de son compagnon de voyage, qui étaient déjà venus ici l'année dernière; enfin, nous leur apportions beaucoup de choses utiles dont ils n'avaient pas encore appris à se servir.

on

Mais ce qui ne serait ailleurs qu'un trait de caractère louable, devient ici une œuvre difficile, une véritable vertu. Quand ces pauvres gens vous apportent une jatte de lait, une tasse de café, ils se privent souvent du nécessaire. Ils sacrifient en un instant ce qu'ils ont obtenu avec beaucoup de peine; ils donnent à l'étranger ce qui était réservé pour une occasion solennelle, pour leurs fêtes de famille. Hélas! tout ce qu'on a dit de la misère des Islandais n'est point exagéré; et à Reykiavik même, là où l'affluence des étrangers, le mouvement du commerce, pourraient servir à la pallier, cette misère éclate encore de toutes parts. Il y a ici, comme je l'ai déjà indiqué, deux populations distinctes, les marchands danois, les pêcheurs et paysans islandais. Les marchands viennent chaque année avec leurs bâtimens chargés de denrées étrangères. Ils arrivent au mois de mai, et s'en retournent, pour la plupart, au mois d'août. Quelquesuns seulement passent ici l'hiver. Ils ont des habitations élégantes et jouissent d'une vie confortable. Derrière ces maisons danoises, bâties à grands frais avec des planches et des solives apportées de la Norwège, aperçoit une construction grossière, une muraille de tourbe et de mousse, portant un toit de gazon qui s'en va en pointe comme une tente. C'est la cabane islandaise, le bær. Il n'est plus ici question d'art ni d'élégance. La seule chose que l'on ait eu en vue en construisant ces demeures massives, c'est de mettre les habitans à l'abri du froid. La muraille est épaisse de quatre à cinq pieds, recouverte en terre et fermée hermétiquement de tous còtés; une porte étroite au milieu, un carreau de fenêtre à côté, une ouverture au-dessus du toit. L'intérieur est divisé en quatre compartimens, le sol entièrement nu, et l'espace si resserré qu'à peine peut-on s'y mouvoir. Ici le pêcheur prépare ses filets et ses lignes; là deux mauvais tonneaux, gâtés par l'humidité, renferment ses provisions. Dans la cuisine pendent ses pantalons en peau de phoque et son manteau en cuir épais. Deux pierres posées l'une sur l'autre composent le foyer, et des ossemens de baleine, des têtes de cheval desséchées, servent de siége. On n'entre là qu'en courbant la tête; on ne peut s'y tenir debout. Au dehors apparaît un enclos où le paysan n'a pu faire croître un peu d'herbe

qu'en creusant long-temps cette terre ingrate. C'est là qu'il récolte du foin pour l'hiver. Quelques-uns y joignent un petit carré de jardin. Le gouvernement danois leur envoie chaque année les graines nécessaires. Ils sèment leurs légumes au commencement de juin, et s'ils ne la recueillent pas au mois d'août, la moisson court grand risque d'être perdue. Si à cette habitation le pêcheur joint encore un bâtiment en planches de quelques pieds carrés, pour faire sécher le poisson, il peut se regarder comme un être privilégié. La plupart font sécher le produit de leur pèche en plein air sur les murs; mais du moins ils peuvent être bien sûrs que personne n'y touchera. Nuit et jour, une quantité de morues sont ainsi étalées au bord du chemin, et jamais on n'a eu d'exemple de vol. De temps en temps, auprès de ces misérables demeures, on rencontre, il est vrai, quelques habitations plus vastes, mieux aérées et mieux bâties, appartenant à des paysans riches, qui, sans vouloir changer le mode de construction nationale, ont du moins cherché à le rendre aussi commode que possible; mais ces habitations sont en petit nombre.

La vie du pécheur islandais est une vie de privations et de souffrances continuelles, une vie de lutte contre la nature et les élémens. Au mois de février, quand la terre est couverte de glaces, quand le ciel brumeux de l'Islande n'annonce que des orages, quand les rayons d'un soleil påle percent à peine à travers un crépuscule obscur qui ressemble à une nuit sans fin, le pêcheur quitte sa famille, sa chaumière. Il laisse à sa femme le soin de filer la laine, de préparer le beurre; à ses enfans, celui de garder les bestiaux. Il s'en va avec sa ligne, le long du golfe, commencer sa laborieuse existence. Là se trouvent quelquefois réunis jusqu'à trois et quatre mille pêcheurs, et dans tout le pays, les habitations ne sont plus occupées que par des femmes et des enfans. Chaque nuit les pécheurs consultent l'aspect du ciel; si l'horizon leur présage une tempête, ils restent à terre; sinon, ils se lèvent à deux heures du matin et s'embarquent, après avoir fait leur prière, sans doute une prière comme celle du matelot breton : « Mon Dieu! protégez-moi; ma barque est si petite, et la mer est si grande! » Et toute la journée les pêcheurs jettent à la mer leurs lignes et leurs filets, et vers le soir ils s'en reviennent avec des bateaux remplis jusqu'au bord; car, si le sol islandais est ingrat pour eux, la mer du moins les traite avec libéralité. Les femmes les attendent à leur retour pour recevoir le poisson et le préparer. On coupe toutes les têtes pour les faire sécher. C'est là ce que le pêcheur réserve pour lui; presque tout le reste est destiné à être vendu. La pêche dure jusqu'au mois d'avril, quelquefois jusqu'au mois de juin. Quand le pécheur est rentré chez lui, il compte ses richesses, rassemble ses provisions, les poissons qu'il a fait sécher, le drap (radmál) que sa femme a

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