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LE MAROC.

I.

TANGER.

Allant par terre de Cadix à Gibraltar, je me trouvais l'année dernière à Tarifa, petite ville plus arabe qu'espagnole, célèbre par ses voleurs, vrais Bédouins, et par ses belles femmes aux yeux bleus et aux cheveux blonds, comme les Valenciennes. Assise au point intermédiaire et le plus resserré du détroit, elle est à égale distance des deux mers et n'est séparée de l'Afrique que par quelques lieues. C'est la ville la plus méridionale du continent européen. Une jetée naturelle, moitié sable et moitié roc, forme un promontoire aigu à la pointe duquel une petite île circulaire est amarrée par un pont; sur cette île est bâti le château qui, par sa position, ressemble un peu au château de l'OEuf à Naples. Sentinelle avancée de l'Europe, Tarifa, ville autrefois fortifiée, est là comme une vedette placée en observation par la civilisation occidentale, afin de surveiller les mouvemens du monde africain; son nom rappelle ce Gusman-el-Bueno, le Junius Brutus 17

TOME VII.

espagnol, qui aima mieux voir, du haut des remparts confiés à sa garde, son jeune fils égorgé sous ses yeux, que de livrer la place à l'Infidèle. De tels noms méritent de figurer au livre d'or de l'humanité.

J'étais là me promenant sur la jetée, par une belle et fraîche matinée du mois de mai; le soleil illuminait l'Océan et teignait d'un violet foncé le magnifique amphithéâtre des montagnes d'Afrique. La ville de Tanger brillait au pied comme un point blanc. Le vent soufflait de l'est et assez frais; la mer d'un bleu ravissant était grosse; le détroit bouillonnait comme un large fleuve écumeux. Malgré la morgue de notre patriotisme occidental, nous ne saurions, nous autres enfans de l'Europe, aborder froidement une autre partie du monde; c'est du moins ce que j'éprouvai, quand a veille j'avais tout d'un coup, et au sortir d'un bois de carrascas, découvert pour la première fois la côte africaine.

Le cours de mon voyage ne me conduisait pas en Afrique, mais de là elle paraissait si belle et j'en étais si près que je fus tenté. Tandis que je dévorais le rivage opposé d'un œ'l de convoitise, j'aperçus un falucho, espèce de felouque à voile latine, mouillé au pied du château. C'était le courrier espagnol de Tanger; il avait touché à Tarifa pour y prendre le vice-consul d'Espagne qui se rendait à son poste, et il levait l'ancre à l'instant même. La tentation était trop forte, j'y succombai, et me voilà voguant vers l'Afrique. Deux heures après j'étais dans la baie de Tanger.

Un voyage prémédité perd tout le charme de l'imprévu; on s'y prépare d'ordinaire par des informations orales et par des lectures; c'est une méthode détestable, et qui tue la spontanéité des impressions; même avant le départ, les sens sont émoussés; ou bien, et c'est pis encore, le spectacle de la réalité fait regretter les rêves brillans de la fantaisie. Ici, grace à Dieu, je n'avais à craindre ni désenchantement, ni mécompte : j'abordais l'inconnu les yeux fermés; j'ignorais si complètement la topographie de l'empire marocain, que j'avais tenu jusque-là Tanger pour un préside espagnol, comme Ceuta. Une circonstance prolongea mon erreur jusqu'au port: d'aussi loin que je pus discerner les objets de la côte, je vis le pavillon espagnol flotter sur l'édifice le plus apparent de la ville; on pouvait le prendre pour un signe de possession; c'était le

pavillon du consul d'Espagne, qui répondait au signal du courrier et lui souhaitait la bien-venue: usage touchant dont on ne sent la douceur qu'après avoir mis le pied sur ces terres barbares; c'est comme un serrement de main fraternel sur le rivage de l'exil. Une fois en rade je distinguai le costume arabe des marins du port, et mes yeux commencèrent à se dessiller. Une altercation survenue entre les gens de l'équipage et quelques Maures qui étaient à bord du falucho acheva de me les ouvrir; on se querellait sur le prix du passage, et les Maures avaient le verbe si haut, malgré leur mauvais espagnol, ils traitaient les chrétiens de ladrones et d'embusteros d'une voix si hardie et si retentissante, que je me dis à part moi: Ces gens-là sont évidemment chez eux. Ils y étaient en effet, ils le sentaient, et plus les Espagnols tournaient à la conciliation, plus les Maures devenaient arrogans. Ainsi, en deux heures j'avais passé comme par enchantement du monde européen au monde oriental, de l'empire de Jésus-Christ à l'empire de Mahomet.

La transition était brusque, et je contemplai d'un œil émerveillé et tout-à-fait dépaysé les tableaux du rivage. L'aspect de Tanger vu de la mer est bien celui d'une ville moresque telle que je me la représentais. Des maisons blanches jetées pêle-mêle sur la crète et aux flancs d'une colline; un minaret luisant et carré ; des murailles crénelées, des canons de fer entre les créneaux, des turbans pardessus les canons; un drapeau rouge, une plage aride, une mer superbe, le tableau est tout fait. Mais quelque chose en détruit l'originalité : ce sont les palais des consuls européens qui écrasent de leur luxe la ville africaine; celui d'Espagne, entre autres, a l'air d'une forteresse et domine tout ce qui l'entoure.

Il ne me fut pas facile de prendre terre. Nul étranger ne peut mettre le pied dans l'empire de Maroc, sans l'autorisation expresse du sultan ou des officiers qui le représentent. Or cette autorisation se faisait attendre, la mer était grosse, je souffrais à bord, je perdis patience : sautant de force du falucho dans le canot, je me fis conduire à terre à mes risques et périls, malgré les quinze ou vingt canons braqués sur les murailles; ils ne tonnèrent point contre moi, faute de discipline sans doute, et aussi de canonniers. Entrant dans l'eau jusqu'à la ceinture pour venir à ma rencontre, un marin maure de six pieds de haut et à demi nu, me chargea vigoureusement sur ses épaules pour débarquer. Allah

est grand et Mahomet est son prophète! Dieu des chrétiens, protégez-moi!

Je fus à l'instant environné d'un peuple de matelots nus ou peu s'en faut, qui me toisaient de la tête aux pieds d'un air farouche, échangeaient entre eux des vociférations gutturales peu propres à me rassurer. Seul sur la grève infidèle, je ne savais trop quelle contenance faire au milieu de ce troupeau sauvage dont le berger me contemplait de loin, d'un œil tout aussi peu hospitalier. Ce berger est le capitaine du port, Rais-el-Marsa, l'un des hauts dignitaires de la ville de Tanger. Il était accroupi à l'écart sur une natte de jonc, occupé sans doute à méditer dans sa barbe blanche sur l'audacieuse infraction dont je venais de me rendre coupable contre les lois de l'empire en débarquant sans licence; j'ai su depuis qu'il attendait mon cadeau,

Car on a beau prier et lever son chapeau,

On n'entre point chez lui sans graisser le marteau.

Comme j'étais là dans l'expectative, sans trucheman pour me faire entendre et sans rien comprendre moi-même, un jeune Juif vêtu du noir soulam, comme ils le sont tous, perça la foule et vint droit à moi. Il m'adressa la parole en français, et jamais musique ne fut plus douce à mon oreille. C'était un interprète du consulat de France; le consul, informé de mon arrivée, l'envoyait pour me recevoir, en attendant qu'il vint lui-même avec la licence du kaïd ou gouverneur. Le drogman me tira des mains des Philistins et me conduisit dans une espèce de hangar où les nouveaux débarqués font antichambre; ce hangar est à côté de la douane, dont le chef, Amin (1), autre grand fonctionnaire de Tanger, était accroupi sur sa natte, au milieu d'une vingtaine de soldats indolens; autant de longues escopettes de sept pieds étaient accrochées à la muraille comme à un ratelier. La vue de ce corps-de-garde me reporta à celui que M. Decamps avait exposé au salon l'année précédente, et qui dès-lors m'avait frappé comme par pressentiment.

(1) L'Amin est à la fois administrateur des rentes, intendant des finances, percepteur des impôts, payeur provincial et directeur des douanes.

Le chef de la douane, beau vieillard septuagénaire, portait avec dignité son grand haïk blanc et son turban de mousseline, surmonté de la calotte rouge. Je remarquai qu'il fumait seul; l'usage de la pipe est loin d'être aussi général au Maroc que chez les Turcs. Le vieux renard me lorgnait du coin de l'œil, comme s'il eût craint que je ne dérobasse à sa surveillance quelque trésor précieux. Cependant il se montra plus poli que ne le sont nos douanes civilisées; il ne me fit point subir de visite, et procéda comme le vieux botaniste de Goëthe, oculis non manibus. L'inspection du reste eût été facile et bientôt faite : mon mince bagage de voyageur m'avait précédé par mer de Cadix à Gibraltar, et je m'étais embarqué à Tarifa comme je m'y trouvais, c'est-à-dire plus qu'à la légère et la bourse assez plate. La perspective d'être volé fait qu'en Espagne on ne porte sur soi, d'une ville à l'autre, que tout juste ce qu'il faut d'argent pour le voyage; si l'on change ses plans en route, en est souvent embarrassé.

Notre consul, M. Méchain, qui est en même temps chargé d'affaires, ne tarda pas à venir me joindre sous le hangar où j'étais prisonnier, et me tira de captivité. Si j'avais attendu pour débarquer l'autorisation du kaïd, j'aurais attendu long-temps, car il était à la campagne et n'en devait revenir que le soir. Le consul m'introduisit dans la ville sous sa propre responsabilité. Je ne saurais assez me louer des procédés de M. Méchain. Je tombais là du ciel, seul, assez mal équipé, et peut-être même un peu suspect; il ne m'en fit pas moins bon accueil, et durant tout mon séjour il poussa l'hospitalité aussi loin qu'elle peut aller. Ma bourse épuisée, et elle le fut bientôt sur cette terre d'autant plus avide qu'elle est plus misérable, il m'ouvrit la sienne, sans autre garantie que l'honneur d'un inconnu, oiseau de passage qu'il voyait pour la première fois. Les voyageurs sentiront le prix d'un tel service.

Si Tanger n'est plus un préside européen, il l'a été jusque vers la fin du xvire siècle, époque où il fut abandonné par les Anglais, qui le tenaient des Portugais. Ils eurent soin, en se retirant, de ruiner le môle, qui depuis n'a jamais été relevé, ce qui rend le mouillage peu sûr contre les vents d'ouest. Protégé de l'autre côté par la pointe de Malabatte, en arabe Ras-el-Menar (cap du phare), il l'est beaucoup

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