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LES HIEROGLYPHES

ET

LA LANGUE ÉGYPTIENNE,

A PROPOS

DE LA GRAMMAIRE DE M. CHAMPOLLION.'

Les anciennes écritures de l'Égypte, qui de tout temps ont été l'objet d'une vive curiosité, ne figuraient encore dans nos musées que pour une bien faible part à la fin du siècle dernier. Depuis cette époque, de riches collections d'antiquités égyptiennes nous sont venues des rives du Nil; le Louvre a vu se former un musée nouveau, consacré tout entier à l'Égypte d'autrefois; et bientôt un obélisque, enlevé aux ruines de Thèbes, se dressant sur une de nos places, va nous montrer l'écriture sacrée des Égyptiens, les hieroglyphes employés à la décoration de nos monumens publics.

Parmi les objets précieux pour la science, dont l'Europe s'est enrichie

(1) Nous n'avons pas besoin de signaler à l'attention cet article d'un des hommes qui, par leur étude approfondie de la langue copte, sont du très petit nombre des juges compétens à écouter dans une question aussi difficile qu'intéressante. Nous voudrions surtout amener la critique savante à discuter devant un public moins restreint ces problèmes dont les conséquences historiques sont faites pour attacher tous les esprits éclairés. De quel intérêt ne serait-il pas d'entendre en un sens différent l'opinion des autres critiques compétens sur l'illustre Champollion, celle d'un Sacy, d'un Letronne? (N. du D.)

depuis un petit nombre d'années, se trouve une pierre noire portant une triple inscription. Elle est connue sous le nom de pierre de Rosette, parce qu'elle fut trouvée par un ingénieur français dans les environs de la ville de Rosette. Enlevée aux savans qui accompagnaient notre armée d'Égypte, elle figure aujourd'hui dans le musée britannique. Cette pierre offre à sa partie supérieure, qui est fracturée, quatorze lignes d'écriture hiéroglyphique; au-dessous de cette première inscription il en existe une deuxième beaucoup plus longue, en caractères égyptiens cursifs, appelés caractères vulgaires ou démotiques; enfin, la partie inférieure est occupée par une inscription grecque plus longue encore, au moyen de laquelle nous apprenons que les trois inscriptions ne sont qu'un même décret tracé en caractères et en langages différens.

Si de tout temps on avait considéré l'écriture hiéroglyphique comme purement idéographique, c'est-à-dire comme n'ayant aucun rapport direct avec la langue parlée, on avait toujours aussi regardé l'écriture égyptienne vulgaire comme procédant par les mêmes moyens que nos écritures ordinaires européennes. C'était une bonne fortune que la découverte d'une inscription égyptienne alphabétique. Bien des essais furent tentés pour retrouver l'alphabet égyptien. Un savant suédois, M. Akerblad, démontra d'abord que les noms étrangers étaient susceptibles d'une lecture analogue à celle de nos écritures; mais l'alphabet qui résulta de l'analyse des noms propres étrangers n'eut aucune prise sur le texte égyptien. Toutes les tentatives de déchiffrement demeurant infructueuses, les érudits renoncèrent bientôt à marcher plus long-temps dans cette voie. Ils y étaient entrés convaincus que l'écriture égyptienne vulgaire était alphabétique comme la notre; ils la quittèrent emportant des doutes nouveaux, et se demandant de quelle nature pouvait être cette écriture vulgaire.

Cependant l'alphabet obtenu par la lecture des noms propres renfermait, comme nous allons le voir, le germe d'une brillante découverte. Un savant anglais, le docteur Young (1), reprenant cette pierre de Rosette abandonnée depuis quelque temps, se mit à rechercher, par une opération toute matérielle, et à comparer entre elles les expressions des mêmes idées dans les trois textes. Il reconnut promptement que dans une foule de cas, et surtout dans les noms propres étrangers, les caractères du texte vulgaire n'étaient autre chose que des abréviations des caractères hiéroglyphiques. La conséquence obligée de cette remarque était que la méthode, pour exprimer les noms propres étrangers dans l'écriture hiéroglyphique, pourrait bien être analogue à celle dont faisait usage l'écriture

(1) Voyez, dans la livraison du 15 décembre 1835, l'article sur Young, par M. Arago.

vulgaire. Le docteur Young tenta donc, sur le nom de Ptolémée, le seul qui fut conservé dans le texte hiéroglyphique, ce qui avait été tenté avec succès par M. Akerbald sur les noms propres du texte vulgaire. On sent combien peu de ressources doit offrir un seul nom pour arriver à une analyse exacte. Le docteur Young reucontrant juste pour le fond, c'est-àdire reconnaissant l'expression phonétique des noms propres étrangers, se trompa dans quelques détails; l'alphabet qu'il forma, incomplet, inexact, resta inapplicable.

Vint alors M. Champollion, qui donna la vie à une découverte demeurée stérile, et qui, la fécondant par un principe auquel n'avait point songé le savant anglais, étranger aux études philologiques, lui fit produire les résultats les plus importans, les plus inattendus. Remplaçant l'alphabet informe de son devancier par un alphabet certain, riche, complet, il nous montra les noms de rois grecs, ceux des empereurs romains, sur des monumens que l'on avait toujours regardés comme remontant à la plus haute antiquité.

L'on a voulu faire du docteur Young et de M. Champollion deux rivaux se disputant une même découverte; c'est une erreur, comme il est facile de s'en convaincre. Quelles sont, en effet, les prétentions du docteur Young? Nous les trouvons consignées dans les dernières pages sorties de sa plume, dans la préface de son dictionnaire démotique: « Ce fut alors que, dit-il dans une lettre adressée à l'archiduc Jean d'Autriche, pour la première fois il fit connaître l'identité originelle des différens systèmes d'écriture employés par les anciens Égyptiens, observant qu'on peut reconnaître dans le nom enchorial (en écriture vulgaire) de Ptolémée une imitation éloignée (loose) des caractères hiéroglyphiques dont se compose le même nom. J'ai étendu ensuite la même comparaison au nom de Bérénice. » Quelle est, d'un autre côté, la découverte revendiquée par M. Champollion? Ce n'est point d'avoir reconnu que l'écriture vulgaire n'est qu'une tachygraphie des hiéroglyphes; ce n'est point d'avoir cherché dans les cartouches (petits encadremens elliptiques) des noms écrits alphabétiquement de même que dans l'écriture vulgaire, mais seulement << d'avoir fixé la valeur propre à chacun des caractères qui composent ces noms, de manière que ces valeurs fussent applicables partout où ces mêmes caractères se présentent (1). »

Ainsi, avoir démontré que les écritures sacrées et vulgaires sont de même nature, voilà la part qu'il n'est point possible de contester au docteur Young, et c'est la seule qu'il réclame. Cette identité de nature entre l'écriture hiéroglyphique et l'écriture démotique conduisait naturellement à

(1) Précis du Système hiéroglyphique, deuxième édition, pag. 22.

essayer sur les noms de l'inscription hiéroglyphique les procédés de lecture employés par M. Akerblad sur l'inscription démotique.

Avoir fixé la valeur propre à chacun des caractères héroglyphiques qui composent les noms propres, voilà la part que réclame M. Champollion, et que personne ne lui conteste. Il n'y a point ici découverte disputée : il y a deux découvertes tout-à-fait distinctes. Celle du savant français est venue après celle de M. Young; mais elle n'en est point une conséquence obligée.

J'arrive aux premiers résultats de la découverte de l'alphabet des hiéroglyphes phonétiques. M. Champollion, en lisant au milieu des sculptures hieroglyphiques les noms des empereurs de Rome, a ramené en deçà du point initial de l'ère chrétienne des constructions, des décorations, qui différaient assez peu des sculptures les plus anciennes pour que des personnes habiles, des savans distingués, les aient considérées comme vieilles de plusieurs milliers d'années. Par les noms d'Anguste et de Tibère écrits sur ses murailles en caractères hiéroglyphiques, le temple de Dendérah avec son zodiaque est revenu se placer dans les premières années de notre ère; par ceux d'Adrien, de Trajan, d'Antonin, le petit temple d'Esné, également décoré d'un zodiaque, est redescendu jusque dans la première moitié du second siècle; et par ceux de Septime-Sévère, de Caracalla, de Géta, le grand temple d'Esné, offrant un zodiaque de même que les deux précédens, s'est trouvé ramené jusque dans la première moitié du me siècle. Et ce n'est pas seulement sur la lecture des noms étrangers, au moyen de l'alphabet phonétique, que s'appuient tous ces déplacemens. Des recherches d'un autre ordre ont rendu la démonstration complète. D'une part, MM. Huyot et Gau, portant l'œil de l'architecte sur les monumens de l'Egypte, avaient assigné à chacun d'eux l'âge précisément que leur donnent les lectures de M. Champollion, avant de savoir que l'on fit aucune lecture sur ces monumens. D'un autre côté, M. Letronne se trouvait conduit aux mêmes résultats par les nombreuses inscriptions grecques tracées sur les temples égyptiens. D'après ces inscriptions il nous apprenait que, vers la fin du 11° siècle, les Égyptiens tenaient encore à décorer les murs de leurs temples de ces mêmes sculptures, de ces hiéroglyphes si multipliés dont ils les recouvraient dans de plus anciens temps.

Des inscriptions hiéroglyphiques sculptées sur les temples égyptiens, au 1e, au Ie siècle de notre ère, et peut-être plus récemment eurore, puisque l'on trouve des édifices inachevés dans cette Égypte supérieure, où les antiques usages religieux du pagauisme égyptien se sont maintenus sans obstacle jusque dans le vie siècle : voilà un fait de la plus haute importance, comme nous allons le voir.

Nous possédons une langue égyptienne, désignée plus ordinairement sous le nom de langue copte: elle nous est donnée principalement par des versions de l'Ancien et du Nouveau-Testament. On a longuement et savamment disputé sur l'origine de cette langue, de fort habiles critiques ont examiné la question sous toutes ses faces. Un premier résultat de leurs laborieuses recherches, aujourd'hui généralement admis, c'est que la langue copte est la même que la langue égyptienne de l'époque des Pharaons, sauf les changemens que le temps et d'autres circonstances peuvent apporter dans un idiome usuel. Un autre résultat, c'est que la version copte de l'Ancien et du Nouveau-Testament a dû être faite, au plus tard, dans le cours du second siècle, et que cette version, qui a joui, dès l'origine, d'une autorité égale à celle du texte grec, qu'elle a promptement remplacé, représente fidèlement le langage des habitans de l'Égypte dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. On sait le caractère d'immutabilité des livres sacrés.

Nous avons donc la langue dont faisait usage la population égyptienne à l'époque où Septime-Sévère, ardent persécuteur des chrétiens et protecteur zélé de l'antique religion, faisait recouvrir de légendes hiéroglyphiques le grand temple d'Esné. Nous pouvons désormais tenter, avec espoir de succès, l'interprétation des hiéroglyphes qui recouvrent les temples d'Esné, ceux de Denderah, tous les édifices de l'époque romaine; nous avons la langue contemporaine.

L'objection la plus sérieuse que l'on ait faite contre la possibilité d'interpréter l'écriture hiéroglyphique, c'était l'ignorance où nous étions de la langue au moyen de laquelle on exprimait les idées que rappelaient ses caractères. Le dictionnaire symbolique d'Horns-Apollon nous apprend que certains symboles, outre les sens divers dont ils étaient susceptibles d'après les qualités de l'objet représenté, pouvaient encore avoir un sens dépendant du nom de cet objet; de ce fait, d'Origny, dans son Égypte ancienne, concluait que la connaissance de la langue égyptienne est indispensable pour comprendre les hiéroglyphes, et que, cette langue ayant changé avec le temps, les hiéroglyphes sont indéchiffrables. « En effet, disait-il, le même caractère ne représentant plus le même mot, ce caractère ne peut plus faire entendre ce que le sculpteur avait prétendu qu'il signifiait. » Il eût fallu, suivant lui, connaître la langue épyptienne de chaque époque pour en interpréter les monumens. D'Origny, de même que tous les savans d'alors, regardait les hiéroglyphes comme antérieurs de beaucoup à l'époque romaine.

Plus tard, Zoéga, dans son ouvrage sur les obélisques, admet comme d'Origny, et par les mêmes motifs, une étroite liaison entre les caractères hieroglyphiques et la langue de la nation qui les employait comme

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