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et en a fait tomber le ciseau. Serait-ce que, couronné du laurier académique, satisfait de ce qu'il a obtenu de gloire méritée, il juge son œuvre accomplie, et ne plus rien devoir au présent ni à l avenir? Il se tromperait fatalement alors. Shakspeare ne lui a-t-il pas dit quel grand calomniateur est le Temps, et comme il obscurcit promptement les noms les plus illustres, qui ne se rappellent pas eux-mêmes à leurs contemporains par une action de chaque jour? M. Baily est le seul des académiciens sculpteurs qui ne se soit point profondément endormi dans son fauteuil. Malheureusement, tout ce qu'il a produit est loin d'être parfait. Sa Nymphe assoupie, son morceau principal, me choque surtout et me mécontente. Estce là une nymphe d'abord? Cette fille bouffie, aux membres robustes, a-t-elle été jamais de ces légères et sveltes beautés qui suivaient Diane à la chasse et devançaient les biches à la course? Et puis, à ne la prendre que pour une très réelle et saisissable mortelle d'aujourd'hui, cette femme ne dort pas; jamais vous ne la verrez s'éveiller. Elle est ensevelie dans son lt de marbre; elle est

morte.

Au moins l'Évêque de Limerick, du même artiste, offre-t-il une belle attitude pensive et un fidèle ressouvenir de cette profonde expression recueillie qui rendait si frappante la physionomie du savant prélat.

C'est une ingrate et nutile besogne que de critiquer de laborieux efforts auxquels le succès n'a point répondu. Je passe devant nombre de figures et de groupes mythologiques sans signification, sans caractère, et je m'a proche de la foule des bustes.

Je regrette d'abord de trouver parmi eux, les dépassant à peine de la tête, une petite statue de lord John Russell, drapée en sénateur romain. Lord John Russell sculpté de cette taille et sous ce costume, voilà une idée doublement malheureuse! Eût-il voulu grossir sa collection de caricatures anglaises, M. Dantan ne s'y fût pas pris autrement. Rien de moins noble, rien de moins grandiose, que l'air et les attitudes du noble lord, et par conséquent rien de moins propre à la toge antique. En outre, la stature de ce ministre est si exiguë, si chétive; l'avez-vous vu une fos, vous avez gardé de sa personne un si imperceptible souvenir, que vous avez bonne envie de le croire représenté ici de grandeur naturelle. Il se peut que le célèbre fils du duc de Bedford ait eu la faiblesse de se com

mander ainsi lui-même, afin d'avoir place plus aisément sur les cheminées; sinon, c'est M. Francis lui-même qui l'a rendu méchamment bien ridicule.

M. Francis a fait meilleure justice à lord Melbourne. Il l'a saisi où il le fallait saisir, en un de ses magnifiques mouvemens de colère éloquente; il a bien irrité s ɔn marbre, il lui a bien dressé la tête, gonflé les artères, ouvert la narine, enflammé l'œil. Oui, c'est là le chef du cabinet whig à la chambre des pairs, lorsque provoqué, poussé à bout par l'imprudente opposition des tories, il s'élance enfin, éclate et les foudroie de sa tonnante parole.

La tête colossale de Charles Kemble est une étude pleine de sincérité de grands traits inertes, des muscles, de la force, nulle expression, pas un souffle d'ame, pas une lueur au front! C'est cela! Mais le buste était facile. Ce comédien était déjà de marbre avant d'être sculpté.

Deux petits bas-reliefs sollicitent de nous un dernier regard à la sortie de la salle.

L'un prétend figurer la chute de trois mauvais anges. J'en demande pardon à M. Archer, mais jamais ces trois grimaciers convulsionnaires qu'il précipite, n'ont eu d'auréole au front, dans le ciel. Si c'était de la lucarne d'une maison de fous furieux qu'il les fit tomber, à la bonne heure.

L'ange gardien d'une clochette bleue, légère sylphide qui se balance, blottie au fond de la fleur dont elle est l'ame, caractérise bien le jeune talent délicat et gracieux de M. R. Westmacott, et nous laisse quitter Somerset-House un sourire satisfait sur les lèvres.

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C'est l'association des artistes anglais que nous visitons, ce matin, Suffolk Street. Ici nous avons toute notre exhibition de plain-pied, en un seul vaste appartement de cinq pièces. Nul comfort n'a été ménagé. De joyeuses cheminées où brillent d'excellens feux de charbon de terre, nous réjouissent la vue dès l'entrée, car le mois de mai continue d'être aussi glacé qu'il est sombre.

Je vous ai dit que cette exhibition était l'exhibition libérale et hospitalière, le palais public et commun élevé contre le palais

exclusif et privilégié de Somerset-House. Conséquemment se sont établies en ces salles, et ont pris possession du terrain, trouvant les deux battans ouverts, des légions de peintures qu'on eût sagement consignées à la porte, partout où la police de l'art aurait eu un factionnaire. Mais ce ne sera pas moi qui condamnerai jamais l'abus même de la liberté. Seulement je profitera de mon droit d'abréger notre visite et de ne vous présenter que le nombre fort restreint des artistes dignes de l'introduction.

Et d'abord détournons avec soin le regard de quatre ou cinq immenses toiles effroyables, et de je ne sais combien de portraits en pied, qui ont accaparé une bonne partie du salon principal. Les portraits, je vous en avertis, ne sont pas en moindre force à ce bout du Strand qu'à l'autre. Prenez garde surtout aux sheriffs et à leurs robes rouges. Ne laissez pas imprudemment errer votre œil de leur côté.

Allons droit vers le patron de céans, M. Haydon, le robuste et courageux Atlas qu' porte presque à lui seul toute l'association sur ses épaules, bien qu'il n'en soit pas lui-même membre officiel. M. Haydon est le grand antagoniste de l'Académie royale qu'il bat en brêche incessamment dans ses lectures publiques; il l'accuse d'avoir dégradé l'art : elle a, déclare-t-il (et c'est le crime irrémissible), elle a intronisé le portrait et le paysage, et chassé l'histoire du temple. En homme consistant, M. Haydon soutient son dire de son pinceau; il peint de l'histoire tant qu'il peut.

Or, voici, de sa façon, un sujet historique, ou plutôt religieux : le Christ ressu ci ant le fils de la veuve.

L'école anglaise a sobrement exploité le pieux domaine de l'Écriture. La raison en est simple. Le protestantisme fermant son église aux peintures sacrées, quel sanctuaire les accueillerait? Toutefois le défunt président West a tenté la représentation de quelques scènes du Nouveau-Testament; mais, quoiqu'il les ait tenues luimême de son vivant pour chefs-d'œuvre, elles sont demeurées aussi chefs-d'œuvre que ses autres ouvrages profanes.

Son précédesseur au fauteuil le plus justement célèbre, sir Joshua Reynolds, eut un jour la mauvaise pensée de créer aussi sa Saine Famille. On la peut voir maintenant dans la Galerie nationale de Londres; et Dieu sa't, à la honte ineffable de l'illustre baro net, quel rôle joue là ce groupe hébété de figures anglaises, rou

ges de grog, en la compagnie des familles vraiment saintes d'André del Sarto et du Titien!

M. Haydon, ce terrible pourfendeur d'académiciens, a-t-il mieux interprété l'Écriture que ces deux présidens d'Académie? A peine, hélas! Son Christ n'a rien du Christ. Ce n'est pas le Sauveur qui rappelle une ame; c'est un homme vulgaire qui regarde stupidement se ranimer un corps. La face convulsive du fils n'est pas celle d'un mort réveillé se levant du tombeau, mais bien d'un vivant désespéré qui veut y descendre. Pourtant, malgré son attitude pénible et mal précipitée, elle est belle cette mère tenant embrassé son enfant, rassurée déjà, calme et souriante. Elle ne craint plus, elle se confie; car ce cœur, hier insensible sous sa main, revit à présent, la repousse et palpite. Certes le sien lui bat aussi et chaudement la poitrine, à l'artiste qui a senti cette sublime joie maternelle, et l'a exprimée avec ce bonheur. Quelle pitié qu'une pareille puissance d'ame s'étouffe elle-même sous tant d'énormes défauts et soit si souvent insuffisante à les racheter!

Le respect dû au mérite fourvoyé me fait éviter une autre large toile historique de M. Haydon, où je blâmerais tout inhumainement, jusqu'à un bout de ciel du Tintoret, que j'admire fort chez le maitre auquel il est dérobé, mais qu'il n'est plus permis d'approuver ailleurs.

Deux esquisses, d'une dimension fort restreinte, nous vont montrer une nouvelle face du talent de M. Haydon.

La première est empruntée du grand prêteur des peintres anglais, de Shakspeare. C'est après la fameuse aventure de Gadsh 'll, dans la première partie de Henri IV. Le prince a bien son air parfaitement malicieux, moqueur et méprisant. Mais c'est le gros chevalier surtout qu'il faut admirer :

« D'ye think I did not know ye, Hall ? »

Et, en aventurant son insidieuse question, il traverse du regard Henry tout entier. L'expression complexe de sa physionomie est incomparable; la curiosité, l'inquiétude, l'effronterie, l'astuce, l'indifférence, rien ne manque; chaque passion a son muscle mis en mouvement. Oh! voilà le vrai Falstaff, l'unique que nous ayons rencontré parmi les milliers d'usurpateurs de son nom. Le peintre a

compris que cet immortel héros de trois drames immortels était tout autre chose qu'un ignoble bouffon empétré de graisse et l'ame au ventre.

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John Bull à déjeuner, John Bull inondé d'embonpoint, goutteux, impotent, John Bull entouré de monceaux de roas-beef et de jambon, qui s'écrie mélancoliquement: Nous sommes une nation ruinée! - ce John Bull-là est une délicieuse personnification de l'égoïsme britannique, -plaisanterie d'autant plus exquise qu'elle est grave et triste comme le peuple qu'elle in 'ividualise.

Possesseur de si éminentes qualités, de qualités si voisines du génie, malheureusement M. Haydon les obscurcit par trop de fautes inexcusables. C'est un hasard qu'il prenne la peine ou le temps de composer; il est plus rare encore qu'il veuille dessiner et peindre. Ses œuvres ne sont guère que des ébauches d'une exécution hâtive et grossière. Mais ces torts, la plupart volontaires, ne sont-ils pas doublement inconséquens et maladroits chez un homme qui prétend fonder une école, restaurer l'art soi-disant détrôné, enfin démolir une académie très digne encore et très capable de défendre son rempart?

M. Hurlstone n'est pas uniquement un peintre de portraits consciencieux et habile; ses baronets, ses honorables ladies, ses membres du parlement sont bien Anglais jusqu'au bout des doigts. Il a fait pleine justice à l'auguste gravité de ses fiers compatriotes. Du reste il ne s'est point abstenu d'aller chercher ailleurs la vraie beauté, l'expression naïve et la poésie. Sa Paysanne de Frascati et ses Jeunes muletiers des Abruzzes vous invitent de l'air, du sour re, de la parole, et vous emmènent tout d'abord sous leur ciel béni.

Rien de séduisant comme le coloris d'es tableaux de M. Hurlstone. Néanmoins je n'ose l'approuver absolument. J'ai peur qu'il ne soit une certaine combinaison d'emprunts déguisés. On dirait un coloris de coalition; notre artiste n'aurait-il pas, par exemple, fondu sur sa palette et mêlé quelques-uns des tons vaporeux de sir Joshua Reynolds et de Murillo?

Il y a de l'air, du soleil, de l'animation; il y a de l'Italie dans la plupart des paysages italiens de M. Linton, quoiqu'il faille leur reprocher un peu de confusion et l'abus des teintes dorées. Je m'afflige de ne pouvoir accorder aucun de ces éloges restrictifs

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