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qui ont la nuit, commencent à ne plus voir la moitié de la terre qui a le jour, et nous sommes en décours pour elles.

Il n'en faut pas davantage, dit brusquement la Marquise, je saurai tout le reste quand il me plaira; je n'ai qu'à y penser un moment, et qu'à promener la lune sur son cercle d'un mois. Je vois en général que dans la lune ils ont un mois à rebours du nôtre; et je gage que quand nous avons pleine-lune, c'est que toute la moitié lumineuse de la lune est tournée vers toute la moitié obscure de la terre; qu'alors ils ne nous voient point du tout, et qu'il comptent nouvelle-terre. Je ne voudrais pas qu'il me fût reproché de m'être fait expliquer tout an long une chose si aisée. Mais les éclipses, comment vont-elles? Il ne tient qu'à vous de le deviner, répondis-je. Quand la lune est nouvelle, qu'elle est entre le soleil et nous, que toute sa moitié obscure est tournée vers nous, qui avons le jour, vous voyez bien que l'ombre de cette moitié obscure se jette vers nous. Si la lune est justement sous le soleil, cette ombre nous le cache et en même temps noircit une partie de cette moitié lumineuse de la terre qui était vue par la moitié obscure de la lune. Voilà donc une éclipse de soleil pour nous pendant notre jour, et une éclipse de terre pour la lune pendant sa nuit. Lorsque la

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lune est pleine, la terre est entre elle et le soleil, et toute la moitié obscure de la terre est tournée vers toute la moitié lumineuse de la lune. L'ombre de la terre se jette donc vers la lune; si elle tombe sur le corps de la lune, elle noircit cette moitié lumineuse que nous voyons; et à cette moitié lumineuse qui avait le jour, elle lui dérobe le soleil. Voilà donc une éclipse de lune pendant notre nuit, et une éclipse de soleil pour la lune pendant le jour dont elle jouissait. Ce qui fait qu'il n'arrive pas des éclipses toutes les fois que la lune est entre le soleil et la terre, ou la terre entre le soleil et la lune, c'est que souvent ces trois corps ne sont pas exactement rangés en ligne droite, et que par conséquent celui qui devrait faire éclipse, jette son ombre un peu à côté de celui qui en devrait être

couvert.

Je suis fort étonnée, dit la Marquise, qu'il y ait si peu de mystère aux éclipses, et que tout le monde n'en devine pas la cause. Ah! vraiment, répondis-je, il y a bien des peuples qui, de la manière dont ils s'y prennent, ne la devineront encore de long-temps. Dans toutes les Indes orientales, on croit que quand le soleil et la lune s'éclipsent, c'est qu'un certain dragon qui a les griffes fort noires, les étend sur ces astres, dont il veut se saisir; et vous voyez

pendant ce temps-là les rivières couvertes de têtes d'Indiens qui se sont mis dans l'eau jusqu'au cou, parce que c'est une situation trés-dévote selon eux, et très-propre à obtenir du soleil et de la lune qu'ils se défendent bien contre le dragon. En Amérique on était persuadé que le soleil et la lune étaient fachés quand ils s'éclipsaient, et Dieu sait ce qu'on ne faisait pas pour se racommoder avec eux. Mais les Grecs, qui étaient si raffinés, n'ont-ils pas cru longtemps que la lune était ensorcelée, et que des magiciennes la faisaient descendre du ciel pour jeter sur les herbes une certaine écume malfaisante? Et nous, n'eûmes-nous pas belle peur il n'y a que trente-deux ans (1), à une certaine éclipse de soleil, qui à la vérité fut totale? Une infinité de gens ne se tinrent-ils pas enfermés dans des caves? Et les philosophes qui écrivirent pour nous rassurer, n'écrivirent-ils pas en vain ou à peu près? Ceux qui s'étaient réfugiés dans les caves en sortirent-ils?

En verité, reprit-elle, tout cela est trop honteux pour les hommes; il devrait y avoir un arrêt du genre humain, qui défendît qu'on parlât jamais d'éclipses, de peur que l'on ne conserve la mémoire des sottises qui ont été faites ou dites sur ce chapitre là. Il

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faudrait donc, répliquai-je, que le même arrêt abolît la mémoire de toutes choses, défendit qu'on parlât jamais de rien; car je nc sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.

Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la Marquise; ont-ils autant de peur des éclipses dans la lune que nous en avons ici? Il me paraîtrait tout à fait burlesque que les Indiens de ce pays là se missent à l'eau · comme les nôtres, que les Américains crussent notre terre fâchée contre eux, que les Grecs s'imaginassent que nous fussions ensorcelés, que nous allassions gâter leurs herbes, et qu'enfin nous leurs rendissions la consternation qu'ils causent ici-bas. Je n'en doute nullement, répondis-je. Je voudrais bien savoir pourquoi messieurs de la lune auraient l'esprit plus fort que nous. De quel droit nous feront-ils peur sans que nous leur en fassions? Je croirais même, ́ajoutai-je en riant, que, comme un nombre prodigieux d'hommes ont été assez fous, et le sont encore assez pour adorer la lune, il y a des gens dans la lune qui adorent aussi la terre, et que nous sommes à genoux les uns devant les autres. Après cela, dit-elle, nous pouvons bien prétendre à envoyer des influences à la lune, et à don ner des crises à ses malades; mais comme il ne faut qu'un peu d'esprit et d'habileté

dans les gens de ce pays là, pour détruire ces honneurs dont nous nous flattons, j'avoue que je crains toujours que nous n'ayons quelque désavantage.

Ne craignez rien, répondis-je, il n'y a pas d'apparence que nous soyons la seule sotte espèce de l'univers. L'ignorance est quelque chose de bien propre à être généralement répandu; et quoique je ne fasse que deviner celle des gens de la lune, je n'en doute non plus que des nouvelles les plus sûres qui nous viennent de là.

Et quelles sont ces nouvelles sûres? interrompit-elle. Ce sont celles, répondis-je, qui nous sont rapportées par ces savans qui y voyagent tous les jours avec des lunettes d'approche. Ils vous diront qu'ils y ont découvert des terres, des mers, des lacs, de très-hautes montagnes, des abîmes très -profonds.

Vous me surprenez, reprit-elle. Je conçois bien qu'on peut découvrir sur la lune des montagnes et des abîmes; cela se reconnaît apparemment à des inégalités remarquables: mais comment distinguer des terres et des mers? On les distingue, répondisje, parce que les eaux qui laissent passer au travers d'elles-mêmes une partie de la lumière, et qui en renvoient moins, paraissent de loin comme des taches obscures, et que les terres qui par leur solidité la ren

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