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SUR LA PLURALITÉ

DES MONDEs.

A MONSIEUR L***

Vous voulez, monsieur, que je vous rende un compte exact de la manière dont j'ai passé mon temps à la campagne, chez madame la marquise de G***. Savez vous bien que ce compte exact sera un livre; et, ce qu'il y a de pis, un livre de philosophie ? Vous vous attendez à des fêtes, à des parties de jeu ou de chasse, et vous aurez des planètes, des mondes, des tourbillons; il n'a presque été question que de ces choseslà. Heureusement vous êtes philosophe, et vous ne vous en moquerez pas tant qu'un autre. Peut-être même serez-vous bien aise que j'aie attiré madame la marquise dans le parti de la philosophie. Nous ne pouvions faire une acquisition plus considérable; car je compte que la beauté et la jeunesse sont

toujours des choses d'un grand prix. Ne croyez-vous pas que si la Sagesse elle-même voulait se présenter aux hommes avec succès, elle ne ferait point mal de paraître sous une figure qui approchât un peu de celle de la Marquise? Surtout si elle pouvait avoir dans sa conversation les mêmes agrémens, je suis persuadé que tout le monde courrait après la Sagesse. Ne vous attendez pourtant pas à entendre des merveilles, quand je vous ferai le récit des entretiens que j'ai eus avec cette dame; il faudrait presque avoir autant d'esprit qu'elle, pour répéter ce qu'elle a dit, de la manière dont elle l'a dit. Vous lui verrez seulement cette vivacité d'intelligence que vous lui connaissez. Pour moi, je la tiens savante, à cause de l'extrême facilité qu'elle aurait à le devenir. Qu'est-ce qui lui manque? D'avoir ouvert les yeux sur des livres; cela n'est rien, et bien des gens l'ont fait toute leur vie, à qui je refuserais, si j'osais, le nom de savans. Au reste, monsieur, vous m'aurez une obligation. Je sais bien qu'avant que d'entrer dans le détail des conversations que j'ai eues avec la Marquise, je serais en droit de vous décrire le château où elle était allée passer l'automne. On a souvent décrit des châteaux pour de moindres occasions; mais je vous ferai grâce sur cela. Il suffit que vous sachiez que quand j'arrivai chez elle, je n'y trou

vai point de compagnie, et que j'en fus fort aise. Les deux premiers jours n'eurent rien de remarquable; ils se passèrent à épuiser les nouvelles de Paris d'où je venais; mais ensuite vinrent ces entretiens dont je veux vous faire part. Je vous les diviserai par soirs, parce qu'effectivement nous n'eûmes de ces entretiens que les soirs.

PREMIER SOIR.

Que la Terre est une planète qui tourne sur ellemême, et autour du soleil.

Nous allâmes donc, un soir après souper, nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux, qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée il y avait peut-être une heure, et ses rayons, qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres, faisait un agréable mélange d'un blanc fort vif, avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui dérobất ou qui obscurcît la moindre étoile; elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui était encore relevé par le fond bleu où elles sont

attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peutêtre sans la Marquise eussé-je révé assez long-temps; mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles. Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit ? Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant; mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature, et que les héroïnes de roman, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t-elle, si elle ne touche. Avouez que le jour ne vous eût jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure, à la vue de cette belle nuit. J'en conviens, répondis-je; mais, en récompense, une blonde comme vous, me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa beauté brune. Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fit aussi le même effet. Pourquoi

les amans, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent - ils jamais qu'à la nuit dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais? Il faut bien que la nuit ait leurs remercimens, lui dis-je. Mais reprit-elle, elle a aussi toutes leurs plaintes. Le jour ne s'attire point leurs confidences, d'où cela vient-il? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil; les objets que le ciel présente sont plus doux ; la vue s'y arrête plus aisément; enfin, on rêve mieux, parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme : ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue; mais il se peut que la vue de toutes ses étoiles semées confusément, et disposées au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensées où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle; j'aime les étoiles, et je me plaindrais volontiers du soleil qui nous les efface. Ah! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes, me dit-elle, en me regar

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