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les femmes prendraient leurs amans pour des dieux, si elles souhaitaient qu'ils le fussent!

PAU. Je n'en doute presque pas. Si cette erreur était nécessaire pour l'amour, la nature aurait disposé notre cœur à nous l'inspirer. Le cœur est la source de toutes les erreurs dont nous avons besoin; il ne nous refuse rien dans cette matière-là.

DIALOGUE III.

CANDAULE, GIGÈS.

CANDAULE.

PLUS j'y pense, et plus je trouve qu'il n'était point nécessaire que vous me fissiez mourir.

GIGÈS. Que pouvais-je faire? Le lendemain que vous m'eûtes fait voir les beautés cachées de la reine, elle m'envoya quérir, me dit qu'elle s'était aperçue que vous m'aviez fait entrer le soir dans sa chambre, et me fit sur l'offense qu'avait reçue sa pudeur, un très-beau discours, dont la con

clusion était qu'il fallait me résoudre à mourir, ou à vous tuer, et à l'épouser en même temps; car, à ce qu'elle prétendait, il était de son honneur, ou que je possédasse ce que j'avais vu, ou que je ne pusse jamais me vanter de l'avoir vu. J'entendis bien ce que tout cela voulait dire. L'outrage n'était pas si grand, que la reine n'eût bien pu le dissimuler, et son honneur pouvait vous laisser vivre, si elle eût voulu; mais franchement elle était dégoûtée de vous, et elle fut ravie d'avoir un prétexte de gloire pour se défaire de son mari. Vous jugez bien que dans l'alternative qu'elle me proposait je n'avais qu'un parti à prendre.

CAN. Je crains fort que vous n'eussiez pris plus de goût pour elle, qu'elle n'avait de dégoût pour moi. Ah! que j'eus tort de ne pas prévoir l'effet que sa beauté ferait sur vous, et de vous prendre pour un trop

honnête homme!

GI. Reprochez-vous plutôt d'avoir été si sensible au plaisir d'être le mari d'une femme bien faite, que vous ne pûtes vous en taire.

CAN. Je me reprocherais la chose du monde la plus naturelle. On ne saurait cacher sa joie dans un extrême bonheur.

GI. Cela serait pardonnable si c'était un bonheur d'amant; mais le vôtre était un

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bonheur de mari. On peut être indiscret pour une maîtresse; mais pour une femme! Et que croirait-on du mariage, si l'on en jugeait parce que vous fites? On s'imaginerait qu'il n'y aurait rien de plus délicieux.

CAN. Mais sérieusement, pensez-vous qu'on puisse être content d'un bonheur qu'on possède sans témoins? Les plus braves veulent être regardés pour être braves; et les gens heureux veulent être aussi regardés pour être parfaitement heureux. Que saisje même s'ils ne se résoudraient pas à l'être moins pour le paraître davantage? Il est toujours sûr qu'on ne fait point de montre de sa félicité, sans faire aux autres une espèce d'insulte dont on se sent satisfait.

GI. Il serait fort aisé, selon vous, de se venger de cette insulte. Il ne faudrait que fermer les yeux, et refuser aux gens ses regards,ou si vous voulez, ses sentimens dejalousie qui font partie de leur bonheur.

CAN. J'en conviens. J'entendais l'autre jour conter à un mort qui avait été roi de Perse, qu'on le menait captif et chargé de chaînes dans la ville capitale d'un grand empire. L'empereur victorieux, environné de toute sa cour, était assis sur un trône magnifique et fort élevé; tout le peuple remplissait une grande place qu'on avait ornée avec beaucoup de soin. Jamais spec

tacle ne fut plus pompeux. Quand ce roi parut après une longue marche de prisonniers et de dépouilles, il s'arrêta vis-à-vis de l'empereur, et s'écria d'un air gai: Sottise, sottise, et toutes choses sottise. Il disait que ces seuls mots avaient gâté à l'empereur tout son triomphe; et je le conçois si bien, que je crois que je n'eusse pas voulu triompher à ce prix-là du plus redoutable de mes ennemis.

Gr. Vous n'eussiez donc plus aimé la reine si je ne l'eusse pas trouvée belle, si en la voyant je me fusse écrié : Sottise, sottise!

CAN. J'avoue que ma vanité de mari en eût été blessée. Jugez sur ce pied-là combien l'amour d'une femme aimable doit flatter sensiblement, et combien la discrétion doit être une vertu difficile.

GI. Écoutez: tout mort que je suis, je ne veux dire cela à un mort qu'à l'oreille; il n'y a pas tant de vanité à tirer de l'amour d'une maîtresse. La nature a si bien établi le commerce de l'amour, qu'elle n'a pas laissé beaucoup de chose à faire au mérite. Il n'y a pas de cœur à qui elle n'ait destiné quelqu'autre cœur; elle n'a pas pris soin d'assortir toujours ensemble toutes les personnes dignes d'estime; cela est fort mêlé, et l'expérience ne fait que trop voir que le choix d'une femme aimable ne prouve rien, ou presque rien en faveur de celui sur qui

il tombe. Il me semble que ces raisons-là devraient faire des amans discrets.

CAN. Je vous déclare que les femmes ne voudraient point d'une discrétion de cette espèce, qui ne serait fondée que sur ce qu'on ne se ferait pas un grand honneur de leur amour.

GI. Ne suffit-il pas de s'en faire un plaisirextrême? La tendresse profitera de ce que j'ôterai à la vanité.

CAN. Non, elles n'accepteraient pas ce parti.

Gr. Mais songez que l'honneur gâte tout cet amour dès qu'il y entre. D'abord c'est l'honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amans; et puis du débris de cet honneur-là, les amans s'en composent un autre, qui est fort contraire aux intérêts des femmes. Voilà ce que c'est que d'avoir mis l'honneur d'une partie dont il ne devait point être.

DIALOGUE IV.

HÉLÈNE, FULVIE.

HÉLÈNE.

Il faut que je sache de vous, Fulvie, une

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